ARCHEOLOGIE ET SOCIETE
ORIENTATIONS NOUVELLES POUR L'HISTOIRE SOCIO-CULTURELLE,
ECONOMIQUE ET POLITIQUE DE LA CORSE DU MOYEN AGE
PHILIPPE PERGOLA
De l'Institut Pontifical d'Archéologie Chrétienne, à
Rome
Cervioni août 1979
Les quelques impressions, orientations et conclusions provisoires présentées ici concernent le moyen âge et essentiellement la période pisane. Ce n'est pas ma spécialité, qui est celle de l'antiquité tardive et du haut moyen âge. Mais, ayant eu à fouiller les trois monuments du moyen âge, objets de cette intervention. Il m'a bien fallu étudier tous les problèmes qu'ils posaient : d'autre part, étant intéressé en tant que Corse à l'histoire de mon pays, depuis ses origines jusqu'à l'époque contemporaine, il est normal que je finisse par m'intéresser aux époques proches de ma spécialité, qu'il s'agisse de l'époque romaine impériale ou du moyen âge, ne serait-ce que parce qu'elles sont en général présentes sur les sites du bas empire et du haut moyen âge.
Les lieux communs historiques nés des études, aux XVIIIe et XIXe siècles, des sources littéraires officielles pour tout l'Occident, ont été repris et ressassés continuellement jusqu'à être considérés comme des données infaillibles : et pourtant, les découvertes archéologiques récentes unies à un nouvel examen critique des sources littéraires amènent à formuler des hypothèses différentes, souvent opposées à celles qui avaient été exprimées jusqu'ici. C'est le cas, par exemple, des Vandales et des Lombards dont les actions contre Rome ont été désastreuses, et qui ont représenté au contraire pour la Corse une période de légère reprise après la crise économique grave commencée durant le IIIe siècle ap.J.C. dans tout l'empire romain.
Pour la Corse, le vrai drame commence après le départ des Lombards, vers la moitié du VIIIe s. avec les premières razzie des Sarrasins qui occupent les côtes après avoir massacré les habitants en esclavage. C'est à cette époque seulement que sont abandonnées les villes côtières : une partie des fugitifs rejoint la montagne, les autres s'embarquent pour l'Italie, souvent, certainement sur des embarcations de fortune. Une bonne partie d'entre eux, plusieurs centaines vraisemblablement sont accueillis à la fin du IXe siècle par le Pape Léon IV (845-857), qui les installe dans la ville fortifiée de Porto, à quelques centaines de mètres du port ensablé d'Ostie, à l'embouchure du Tibre.
Les Carolingiens, auteurs de la constitution de l'Etat à la suite de la fameuse " donation " de Pépin le Bref, en 774 (les fonctionnaires pontificaux inventèrent pour les besoins de la cause un faux acte, la Donatio Constantini) ne réussirent à reprendre la situation en main que durant la seconde moitié du IXe siècle, et Rome commença, timidement à essayer de s'implanter en Corse. Mais ses seules forces ne lui permirent pas une action efficace, et à la fin du XIe siècle, tout semblait encore à faire : en 1077, Grégoire VII charge Londolphe, évêque de Pise (la république marinara proche de Corse la plus puissante) de " réorganiser les diocèses " de l'île. L'évêque de Pise saisit immédiatement cette aubaine politique et économique, et non seulement religieuse.
Il est certain que pour un pays plongé dans la misère depuis près de quatre siècles, il n'est pas possible de dire pour le moment si féodalisé ou non, l'arrivée d'un pouvoir capable de permettre une reprise efficace de toutes les activités fut accueillie certainement positivement. Pise semble avoir repris rapidement en main la situation, mais seule la poursuite de l'étude des sources historiques et la fouille scientifique d'habitats médiévaux pourra permettre d'établir avec certitude les temps et les modalités de cette colonisation pisane. Car c'est bien de colonisation qu'il s'agit : Pise n'avait en effet aucune intention de faire une action de bienfaisance en rétablissant la situation corse pour laisser ensuite le pays se gérer librement ou retourner sous l'emprise pontificale. Et si la lutte pour le contrôle de la Tyrrhénienne avec Gênes (et sa conclusion avec la défaite militaire de l'île de la Meloria pour Pise, en 1284) n'avait pas eu lieu, c'est une colonisation définitive qui avait été planifiée par Pise.
On a pu affirmer, récemment encore, que la féodalité s'était développée chez nous durant le haut moyen âge et que Pise s'était probablement appuyée sur les seigneurs locaux pour sa colonisation de la Corse. C'est une affirmation que l'archéologue devra démontrer, et l'incastellamento du Latium, n'a probablement que peu de rapports avec la Corse, ne serait-ce que parce que dans le Latium ce phénomène entraîne la décadence de la pieve qui reste au contraire une institution très vive en Corse durant tout le moyen âge.
Ugo Colonna doit pour le moment retourner dans la catégorie des personnages légendaires inventés de toutes pièces, et le palazzu (sa demeure présumée) que l'on prétend avoir identifié in Corti pourrait très bien n'être qu'une maison forte moderne : aucun indice archéologique ne permet en effet de le dater de l'époque carolingienne, et celui invoqué de la technique de construction n'est autre qu'une fantaisie intellectuelle, comme nous allons le voir à propos de deux des édifices dont il est question ici.
Avant de passer à l'analyse des problèmes posés par les monuments, je tiens à préciser que j'appelle pieve aussi bien l'église qui porte ce titre que le territoire qui en dépend. Le terme francisé de piévanie est en effet inacceptable pour désigner le monument. Le mot plebania (duquel on fait dériver piévanie), qui a été utilisé parfois erronément par certains auteurs ecclésiastiques modernes (je pense à la visite apostolique de Mgr Mascardi, entre 1587 et 1589, qui de toute évidence connaissait mal le problème), a un sens très précis dans tous les documents médiévaux : il s'agit d'une part des fonctions et des prérogatives du plebanus (le piuvanu) et d'autre part, de toutes les attributions socio-économiques et religieuses liées à la pieve édifice et circonscription. S'il en était besoin, en guise d'argument supplémentaire, on chercherait en vain, aujourd'hui encore, sur les cadastres corses la mention d'une plebania pour indiquer un édifice, alors qu'il en existe un bon nombre désignés par le terme de pieve. Il n'y a donc aucune raison d'aller contre une règle qui a prévalu sans problèmes pendant douze siècles, car c'est en effet au VIIIe siècle, en Toscane, que le terme de plebs apparaît pour la première fois pour désigner un monument.
C'est sur le territoire actuel de la commune d'Altiani que se trouve le petit complexe monumental qui comprend l'église, le pont et une maison de petites dimensions : il se trouve le long du Tavignani, à l'embranchement pour Altiani et le canton de Piedicorti, sur la Nationale 200, entre Aleria et Corti.
En ce qui concerne l'identification de la chiesa matrice de la pieve de Rogna (l'une des plus étendues de Corse) il faut penser à une autre église, vraisemblablement de dimensions plus importantes, qui se trouve au lieu-dit pieve, à quelques centaines de mètres de S. Ghjuvanni qui est prise en considération ici. Seule l'une des phases de l'abside s'en conserve encore, alors que différents remaniements du corps de l'édifice ont eu lieu jusqu'au moment de sa transformation en habitation, aujourd'hui désaffectée.
La seule enquête archéologique effectuée jusqu'ici sur le site de S. Ghjuvanni est la fouille que j'y ai conduite en 1974. Il s'agissait d'un sondage rapide, dans l'attente de la restauration de l'église de la part des " Monuments Historiques " (opération encore en suspens !) : les résultats partiels obtenus ne permettent pas d'affirmer de façon sûre que la première occupation stable du site n'ai eu lieu qu'au moment de la construction de l'église.
Il est très probable que la voie de communication d'époque romaine, puis médiévale, entre Aleria et Venicium (au sud de l'actuel Corti) passait en cet endroit mais qu'elle traversait très probablement le Tavignani, plus au Nord, après avoir longé la pieve, dont il est question plus haut.
En ce qui concerne les sources manuscrites on a le silence, quasiment habituel, qui caractérise le moyen-âge corse au sujet des monuments : il faut attendre, comme dans la plupart des autres cas la visite apostolique de Mgr Mascardi, en 1589, pour avoir les premières indications relatives à la pieve de Rogna : l'église qui a le titre de pieve se trouve à deux milles de tout centre habité : elle est abandonnée et la messe n'y est plus célèbrée que deux fois l'an. L'édifice en question sert désormais de refuge la nuit aux bergers et aux voyageurs qui y allument du feu, ce qui a noirci toutes les poutres. On verra plus loin pour quelle raison il faut penser que ce document doit être appliqué à la pieve voisine et non pas à S. Ghjuvanni.
La première mention de cet édifice, ailleurs que dans le cadre de guides touristiques, se trouve dans les volumes de Mme Moracchini-Mazel sur les églises romanes de Corse. Il s'agit d'une description sommaire dans laquelle l'auteur propose de dater du début du Xe siècle, à partir seulement de l'analyse de la technique de construction qui ne peut, selon moi, être un critère de datation, surtout lorsqu'il est le seul invoqué, dans un pays comme le nôtre où les constructions de pierre ont des caractères souvent semblables depuis la protohistoire jusqu'à l'époque contemporaine, et surtout depuis l'époque romaine avec l'utilisation quasiment généralisée de la chaux, en particulier pour les édifices religieux. L'exception des églises " strictement pisanes " confirme la règle, comme nous le verrons pour Sari d'Urcinu.
Les dimensions de l'édifice, orienté à l'est, sont particulièrement réduites. La simplicité architecturale et planimétrique de ce monument est celle de la quasi-totalité des églises médiévales corses : elle correspond à un schéma fixe reproduit des dizaines de fois, avec très peu de variantes, en l'espace de quelques siècles. Une très grande obscurité régnait dans ces édifices : à S. Ghjuvanni, la lumière pénétrait par deux portes étroites et trois fenêtres (de vraies meurtrières), à double ébrasure, qui ne laissaient filtrer qu'une lumière très faible. L'une de ces fenêtres se trouve à hauteur d'homme, au centre de la courbe de l'abside, les deux autres, dans la partie haute des murs latéraux. À l'intérieur comme à l'extérieur, les fenêtres sont composées de deux piédroits monolithiques de dimensions différentes, ce qui entraîne l'insertion d'une petite pierre de calage, et elles sont surmontées d'un petit arc monolithique. Les deux portes d'accès au monument sont étroites, et les deux piédroits de chacune sont de dimensions légèrement différentes, ce qui nécessite ici aussi l'utilisation de pierres de calage pour la pose de l'architrave : les seuils sont peu épais, mal dégrossis et bien trop petits par rapport aux piédroits qu'ils soutiennent.
Sur le grand bloc monolithique situé immédiatement au-dessus de l'architrave de la porte latérale sud (sur la paroi du monument qui était le plus en vue) a été gravée une inscription qu'il est encore possible de lire entièrement : M(astro) ALLISANDRO FECET AS 1600. Toujours sur ce même mur se trouvent de nombreuses autres inscriptions (essentiellement des dates), parmi lesquelles la plus importante parle d'une restauration survenue en 1720.
La pierre utilisée pour la construction, un schiste, n'a pas une composition parfaitement homogène et certains blocs sont rongés irrégulièrement par les agents atmosphériques. On a utilisé pour cette construction deux types de pierres taillées de façon très différentes : d'une part, des dalles taillées de façon parfaite, de grande dimension, bien plus longues que larges, et d'autre part, des pierres de petite dimension, très mal dégrossies. Il apparaît évident, après toutes ces observations, que l'église a été construite à l'aide d'éléments réemployés, insuffisants. Cela apparaît particulièrement pour le mur sud où les grandes dalles ne sont utilisées que dans la partie centrale : trois assises très régulières et une quatrième (en partant du bas) constituée de pierres de trois dimensions différentes. Dans la partie haute, ces pierres ne sont plus utilisées que dans les angles. Ces irrégularités sont très évidentes au niveau de la façade où les seules assises régulières (trois seulement) se trouvent au sud de la porte, alors que le reste du mur est constitué de dalles bien taillées, calées au mieux par les pierres mal dégrossies, de petite dimension, il est impensable que ces irrégularités puissent être dues à une restauration plus ou moins radicale, car il faudrait penser à une reprise en sous-uvre de la plupart des murs du monument, ce qui est impossible. À l'intérieur la construction est encore plus irrégulière, car les blocs bien taillés sont disposés sans un ordre précis en alternance avec les pierres mal dégrossies. La seule partie de l'édifice qui présente un travail très soigné et régulier de la pierre, est l'arc absidal dont l'extrados et l'intrados sont fortement asymétriques.
Même si la fouille n'a duré que quelques jours, les résultats obtenus n'en sont pas moins intéressants. Les petits sondages effectués ont mis en évidence une seule couche d'occupation, bouleversée à cause du ravinement des eaux, car le terrain est légèrement en pente. À l'intérieur cette couche contenait des restes de sépultures, en pleine terre ou sous teghje, totalement détruites, et des tessons de céramique moderne. Les sondages pratiqués en différents endroits permettent d'établir de façon assez sûre que l'église ne fut précédée par aucune construction, du moins de dimensions semblables, confirmant ainsi les données de la stratigraphie.
La fouille partielle de l'intérieur de l'édifice a permis de mettre en évidence certaines structures. On a pu retrouver ainsi une partie du banc de pierre qui s'appuyait contre les murs, ainsi qu'une partie du pavement constitué de dalles de schiste très épaisses, taillées irrégulièrement mais assez bien assemblées. Dans l'autel, assez décentré vers l'ouest, par rapport à l'abside, il ne reste que deux dalles de fondation. Mais pour le moment, le résultat le plus important de cette fouille est sans aucun doute la découverte de la fermeture de l'arca, devant l'autel, le dernier jour de la fouille, ce qui a empêché d'en définir l'importance réelle. Je crois qu'il est inutile de faire ici une description de l'arca, la sépulture communautaire anonyme encore utilisée dans nos villages jusqu'au début du siècle, par les plus pauvres, alors que les plus riches pouvaient se permettre des sépultures individuelles. Il y en avait quelques unes même à San Ghjuvanni d'Altiani comme en témoignent les sépultures bouleversées retrouvées à l'extérieur de l'église ainsi que toutes les dates gravées sur le mur sud, depuis l'an 1600 jusqu'à l'an 1789.
La fouille et l'étude de ce monument ont soulevé une infinité de problèmes nouveaux liés aussi bien à ce cas précis qu'à celui du système piévan en Corse et de son évolution durant le moyen-âge et l'époque moderne. L'hypothèse de Mme Mazel à ce propos amenait à une solution de problèmes qui ne manquait pas de logique : la première pieve, du VIe-VIIe siècle, aurait été abandonnée au courant du Xe siècle et immédiatement remplacée, à quelques centaines de mètres de la par l'église actuelle de San Ghjuvanni, pour des raisons qu'elle ne précise pas.
L'étude de tous les éléments architecturaux encore en place et les données de la fouille ne permettent pas d'apporter des affirmations aussi catégoriques, mais amènent à formuler des hypothèses tout à fait différentes.
Avant tout, le problème de la pieve et de son évolution historique. Tout reste à faire dans ce domaine, et les historiens qui auront à s'occuper de la question devront se tourner vers la Toscane et l'Italie, centrale et septentrionale en général, où l'on peut trouver bon nombre de solutions. Même s'il existe en Corse des problèmes spécifiques, il n'est pas possible de s'isoler du contexte politique plus général auquel appartenait notre pays. S'il existe plusieurs cas de continuité de peuplement et d'installation de pievi sur des sites romains, ce lieu commun de la continuité géographique doit être abandonné car la pieve médiévale correspond à une organisation géographique et politique tout à fait différente de celle des circonscriptions romaines.
Pour le cas précis étudié ici il faut tout d'abord reconsidérer le problème de la datation du monument, qui s'est révélé construit à l'époque moderne à partir de pierres de remploi, en nombre insuffisant. On est ainsi amené à accepter l'inscription qui attribue (le verbe fecet) la construction de l'église à Mastro Allisandro, en 1600.
La description faite en 1589 par Mgr Mascardi doit donc s'appliquer à la pieve voisine et non pas à cet édifice. Il faut admettre que S. Ghjuvanni est construit à cause de la réalisation du pont en cet endroit (remplacé un siècle plus tard par l'actuel). L'ancienne pieve médiévale perdit probablement une partie de ses prérogatives au profit de la nouvelle église. L'examen du monument démontre qu'il est en grande partie reconstruit à partir de la récupération de pierres appartenant à une église précédente, mais en nombre insuffisant pour le monument malgré ses dimensions réduites.
Pour essayer de comprendre les raisons concrètes qui amenèrent à la construction de cette chapelle et le rôle qui fut le sien, en l'absence de documents explicites pour la Corse, il faut se tourner en particulier vers la Toscane et la Ligurie. En Toscane, dans les zones montagneuses de l'intérieur, la pieve institutionnelle survit jusqu'au XIIIe siècle et lui sont liés : les voies de communication, les cimetières, les baptistères et la perception des dîmes. Progressivement avec le développement des ordres religieux et la création de circonscriptions religieuses de dimensions moindres, commence leur lente décadence et leur disparition progressive. En Ligurie se vérifie un phénomène semblable (n'oublions pas qu'en 1600 la Corse subit de facto la domination génoise), et un savant local a pu y affirmer qu'au XVe siècle commence " la période de la création fébrile des chapelles, des contestations fréquentes et insistantes, des contrats qui établissent l'autonomie de certaines églises afin de limiter les prétentions de piévans "
La construction d'un édifice de ce type en 1600, selon un schéma " roman " ne doit pas étonner, si on le compare à la ténacité des traditions, par exemple dans le domaine de la céramique, où des mêmes formes de vases modelés sont réalisées, sans modifications substantielles, avec la même technique, depuis la préhistoire jusqu'à l'époque moderne. Et dans notre pays refermé sur lui-même, en particulier à l'intérieur, cela ne doit pas étonner. Il est frappant de voir comme toutes les colonisations de la Corse ont évité l'exploitation de l'intérieur, en faisant seulement en sorte de le réduire au silence.
Une autre confirmation de la date de construction que je propose nous est donnée par l'épigraphie. Les nombreuses dates que l'on peut lire, gravées sur la paroi sud peuvent être elles aussi un indice : la plus ancienne est justement celle de l'an 1600, comme celle d'Allisandro, alors que la plus récente est de 1789. Elles concernent des sépultures réalisées le long de cette paroi. La restauration de 1742, signalée elle aussi par une inscription sur le mur sud concerna probablement une réfection du toit, encore assez bien conservé aujourd'hui, mais peut-être aussi quelques travaux de restauration de la partie haute des murs qui justifie le terme restauravit.
Je reprendrai plus loin les conclusions générales que l'on peut tirer de l'analyse de ce monument, mais passons maintenant à l'examen de la seconde église que je voudrais vous présenter. Il s'agit de l'église de S. Mariona, pieve de Talcini, située sur le territoire actuel de Corti.
Le territoire de la pieve de Talcini a un relief assez mouvementé : l'une de ses limites est constituée par la chaîne montagneuse de la Corse du centre dont l'altitude varie ici de 2300 à 2600m : deux autres de ses limites sont celles des deux principaux cours d'eau de l'île : le Tavignanu (le Rhotanus de l'antiquité) et le Golu.
On verra plus loin que les sources historiques aussi bien que les données de la fouille prouvent que ce monument a eu réellement le titre et les fonctions de la pieve. À ce propos également, il faut préciser qu'en ce qui concerne la Corse, la bibliographie à ce sujet est inexistante et que l'on a trop souvent tendance dans ce domaine à répéter des lieux communs qui ne sont confirmés par aucun document, en ce qui concerne les aspects essentiels : administratifs et socio-économiques. Comme dans le reste de l'Italie centrale dont la Corse dépend politiquement durant tout le début du moyen-âge, certaines caractéristiques de la pieve étaient très certainement constantes. C'est aux environs du Xe siècle que se généralise la formule quod est plebs baptismalis qui insiste sur le privilège du baptême réservé aux pievi (et bien entendu aux cathédrales !) : d'autre part les cimetières se concentrent eux aussi autour des pievi qui jouent également un rôle de premier ordre pour le contrôle des voies de communication essentielles,(pour la perception des dîmes obligatoires en faveur de l'église) le long desquelles elles se trouvent systématiquement, en particulier aux croisements les plus importants.
Au moment où le monument fut construit, il se trouvait donc très probablement, sinon à un croisement, du moins le long de l'une des directrices du réseau des communications à l'intérieur du diocèse d'Aleria auquel appartenait cette pieve.
L'église se trouve à mi-pente d'une hauteur sur laquelle une prospection de surface a permis d'établir la présence d'une occupation du site au moins durant l'époque romaine impériale : au-dessus de l'église, des tessons de céramique (céramique commune, amphores, dolia, céramique sigillée claire A - classification Lomboglia -) et des morceaux de tuiles ; en contre-bas, au lieu-dit I bagni, il y a quelques années à peine, des restes de thermes romains étaient encore visibles. Il est probable que tous ces éléments ont appartenu au territoire de la bourgade romaine, de Talkinon, mentionnée par Ptolémée.
En ce qui concerne les sources littéraires, il existe pour le moment un seul document médiéval : l'église est citée dans l'une des listes des propriétés en Corse du monastère bénédictin de Monte Cristo : elle y est définie membro di Santo Stefano di Venaco.
Ce texte contient des affirmations historiques sûrement fantaisistes. Mme Moracchini-Mazel, qui en a repris l'étude, propose de dater ce document de l'année 908. Aussi bien les résultats du sondage, que les données historiques, architecturales et topographiques sûrement documentées, amènent à rejeter cette datation. Malheureusement, l'analyse historique et paléographique sérieuse des archives conservées au monastère bénédictin de Monte Cristo n'a encore jamais été réalisée. Il existe par contre une étude exhaustive des documents provenant du monastère voisin de l'île de Gorgona, qui concernent la Corse, publiés et analysés de façon admirable par M. Silio Scalfati.
La fortune des monastères de l'archipel toscan, dans tous les domaines, est étroitement liée à celle de Pise, et, à ce sujet, l'acte politique le plus important, est accompli par le Pape Grégoire VII, qui, en 1077, confie à Pise tous les diocèses de l'île. Les conclusions de M. Scalfati, très documentées et difficilement réfutables, peuvent être appliquées à la situation corse dans son ensemble. Les propriétés de ces différents monastères de l'archipel se retrouvent sur tout le territoire de la Corse et, en général, les zones d'influence semblent assez nettement séparées (à quelques exceptions près) : il n'est pas improbable qu'il s'agisse là d'un projet politique unitaire bien élaboré. M. Scalfati démontre en particulier que " Les effets positifs de la nouvelle importance politique et religieuse de Pise se reflètent rapidement aussi sur la consistance du patrimoine corse des moines de la Gorgona Les premières décennies du XIIe siècle représentent la période la plus importante et la plus riche des donations, aussi bien du point de vue quantitatif que qualitatif ". M. Scalfati précise très clairement qu'il n'existe aucun témoignage littéraire qui permette de faire remonter avant la fin du XIe siècle le début effectif des acquisitions ou des donations de propriétés en Corse, à propos du monastère de Gorgona, et que les datations échafaudées pour certains documents sont absolument arbitraires et sans fondement aucun. L'étude de M. Scalfati prouve également que le monastère de Gorgona suit le sort de Pise dont l'importance diminue très sensiblement (dans le cadre des équilibres de force de la Méditerranée), à partir de la seconde moitié du XIIe siècle.
Un seul autre texte concerne cette église : il s'agit d'un bref passage du compte-rendu de la visite apostolique de Mgr. Mascardi, en 1589 : celui-ci ne consacre à l'église (qu'il n'a peut-être même pas visitée) que quelques lignes : elle était déjà en ruines et n'avait plus ni toit ni portes, ce qui laisse supposer que la disparition progressive des Bénédictins en Corse, à partir de la fin du XIIIe siècle avait entraîné son abandon. Cet abandon doit être mis également en relation avec le déplacement probable à Corti du centre administratif et religieux de la pieve de Talcini : ce n'est pas sans raison qu'à Corti, les Franciscains (qui se substituent en Corse aux Bénédictins) eurent l'un de leur monastères les plus importants dans l'île.
Santa Mariona est peut-être l'une des églises
les " moins inconnues " du moyen-âge corse, même
si son étude approfondie restait encore à faire. Le premier
à s'en occuper, au début de ce siècle, est Aru, qui
n'en propose pas une datation précise (mais la considère
" pisane ", du moins à en croire le titre de son ouvrage)
: il pense que les deux absides correspondent à une double dédicace
du monument. Dans son inventaire, Mme Maracchini-Mazel ne consacre que
quelques lignes à cet édifice qu'elle propose de dater de
la moitié du Xe siècle. Elle en reprend l'analyse avec d'autres
auteurs, à la suite de la " restauration " d'une partie
des structures de l'édifice : l'essentiel de cette publication
est consacré aux différentes " restaurations "
effectuées sur le monument : les auteurs proposent de dater l'édifice
du Xe siècle.
À l'exception de deux absides jumelles récemment consolidées,
l'ensemble du monument est conservé dans de très mauvaises
conditions, mais son périmètre est encore totalement visible.
L'édifice est de petite dimension comme d'ailleurs la plupart des pievi médiévales corses : sa longueur est de 14.30m, et sa largeur de 6.80m. Chacune des deux absides jumelles possédait une fenêtre à double ébrasement et comme la quasi totalité des églises médiévales corses, le monument est orienté à l'est. Le tympan unique qui surmontait les deux absides a presque totalement disparu. On peut également sans aucun doute dire que l'église était couverte par un toit à charpente à double pente, la voûte étant quasiment inutilisée pour la couverture des édifices médiévaux corses. Il existait deux entrées : la plus importante au centre de la façade (d'environ 1.40m de largeur), l'autre, pratiquée dans le mur sud, à la hauteur du chur (d'1m. de largeur).
L'édifice est construit selon la technique généralisée
en Corse pendant le moyen-âge, pour les édifices de culte
: des murs épais (de 0.70cm, à 0.80cm ici) qui présentent
des parements en général soignés, et un remplissage
intérieur de ces parements de chaux très résistante
mêlée à des pierres mal dégrossies, de toutes
dimensions. Ces parements sont réalisés dans le cas présent
en petit appareil de pierres dont les assises sont assez régulières,
mais dont la taille n'est pas parfaite, contrairement au grand appareil,
particulièrement soigné des quatre angles de l'édifice,
des piédroits des deux arcs absidaux et de ces arcs eux-mêmes.
Un soin particulier a été apporté également
à la réalisation des montants des portes et des fenêtres,
ainsi qu'à la construction du petit arc ébrasé qui
surmonte ces dernières. La luminosité des fenêtres
avait été réduite en insérant verticalement
au centre de la double ébrasure deux ardoises très rapprochées
qui ont été presque totalement détruites : cette
technique a été utilisée également dans le
cas d'autres monuments. Compte tenu des dimensions de l'édifice
et de la répétition des schémas architecturaux en
Corse, on peut penser qu'une autre fenêtre semblable, au moins,
s'ouvrait sur chacun des deux murs latéraux.
Malgré la présence des deux absides et à la différence
d'autres édifices du même type, l'église était
unique comme le démontrent aussi bien l'accès unique de
la façade que l'absence de division intérieure : cela est
dû, bien entendu, aux dimensions particulièrement réduites
du monument.
Le sondage effectué en 1973 à Santa Mariona
a été de durée et d'étendue limitées
: seules la couche d'humus et la première couche archéologique
ont été décapées : un seul sondage profond
nord-sud, a permis d'établir la présence d'une seconde couche
archéologique, dans la seule moitié sud de l'édifice.
La première correspond à l'effondrement du toit et elle
comprend des restes de teghje de petite dimension (les plus grandes furent
sans aucun doute récupérées) et des clous de charpente.
Cette couche contenait également quelques tessons de céramique
moderne appartenant à deux vases différents. La deuxième
couche est constituée par le remblai qu'il fallut réaliser
dans toute la moitié sud de l'édifice pour en rendre le
sol horizontal. Le seul matériel archéologique datable,
contenu dans ce remplissage (du moins dans le secteur très limité
où il a été réalisé, au niveau de l'accès
latéral à l'édifice) appartient à l'époque
romaine : il s'agit essentiellement de débris concassés
de tuiles, d'amphores et de céramique commune.
Les données les plus intéressantes du sondage de 1973 sont
sans aucun doute celles qui concernent la découverte des fondations
de certaines structures à l'intérieur du monument. Le pavement
de l'édifice était constitué par des dalles de petite
dimension comme l'indiquent les quelques pierres d'attente (en partie
encastrées dans le mur) qui existent encore dans l'angle nord-ouest
de l'église. On a pu retrouver également les fondations
du départ du muret de division entre le chur et la nef et
celles des deux autels correspondant aux deux absides : la fondation de
l'autel de l'abside nord-est en retrait par rapport à celle de
l'autel sud : aucun élément ne permet d'établir la
disposition et l'élévation exacte de ces autels.
Enfin, la découverte essentielle, faite dans le cadre de ce sondage,
a été celle de la cuve baptismale, située dans la
partie sud de la nef, plus près de la façade que de l'abside,
à mi-chemin environ entre la façade et le muret de division
chur-nef : l'axe de la cuve est très légèrement
différent de celui de l'église. Comme cela ressort de la
documentation photographique, la cuve baptismale était très
endommagée au moment de la découverte. Le périmètre
extérieur de la cuve, quadrangulaire (probablement plutôt
rectangulaire que carrée) possédait, au moment de la découverte
un seul angle intact (celui du sud-ouest) et la seule dimension qui peut
être celle des côtés nord et sud (elle est d'1.80m).
La partie centrale se présente sous la forme d'une cuve circulaire
minuscule (0.25m de diamètre et quelques centimètres de
hauteur seulement), dont le fond est constitué par une teghja percée
au centre. Au même niveau que le rebord supérieur de cette
petite cuve, en retrait de celle-ci, on distinguait, sur quelques centimètres
seulement, le reste d'un emmarchement circulaire, concentrique avec la
petite cuve, et de diamètre plus important. Les parties circulaires
ont été réalisées avec un mortier très
résistant, assez fin à l'origine : le périmètre
de la cuve est constitué par des pierres maçonnées,
assez soigneusement taillées, du même type que celles qui
caractérisent l'ensemble du monument : le remplissage est formé
de pierres mal dégrossies mêlées au mortier de chaux.
Le sondage limité, effectué jusqu'au sol vierge, a permis d'établir que le problème de la pente assez raide du terrain, à l'endroit où a été construite l'église, a été résolu d'une part, en aplanissant le rocher dans la moitié nord de l'édifice et, d'autre part, en comblant la moitié sud avec un remplissage fait de pierres et de terre : les fondations de l'église reposent directement sur le rocher.
Le plan de S. Mariona, avec ses deux absides jumelles peut sembler inhabituel et singulier, à première vue. Mais les recherches que j'ai faites m'ont amené à constater qu'il s'agit d'un type de monument assez répandu. Il en existe environ 120 tout autour de la Méditerranée, aussi bien orientale qu'occidentale et la moitié d'entre eux ont été construits sur des îles. En Corse les deux autres cas conservés posent des problèmes différent. Santa Cristina di u Campuloru que vous connaissez tous, date de la fin du XVe siècle (trois siècles après la construction de S. Mariona) et S. Maria di a Chjapella à Ruglianu, est née de la réunion de deux églises accolées. Il existe par contre des monuments semblables, d'époque romane, en Ligurie et en Toscane, tous datés des XIIe-XIIIe siècles et en particulier une construction pisane de l'île d'Elbe, l'église de SS. Pietro e Paolo in Campo qui en est l'exemple le plus proche.
Enfin le troisième monument présenté rapidement ici se trouve sur la côte occidentale, au nord d'Aiacciu, dans l'ancien diocèse de Sagona, sur le territoire de la commune de Sari d'Urcinu. Il s'agit de San Ghjuvan Battista, pieve de Cinarca.
Le monument, orienté à l'est, comme les deux autres a été construit sur un éperon plat de petite dimension et il domine les collines fertiles de la Cinarca, ainsi qu'une partie de la côte occidentale.
Dans le futur, les fouilles devront permettre de déterminer l'emplacement précis de la bourgade romaine d'Ourkinion (mentionnée par le géographe Ptolémée) probablement plus proche de la mer que ne l'est la pieve. Cependant, il est vraisemblable que le site occupé actuellement en partie par l'église ait été fréquenté dès l'époque romaine, comme en témoignent les tuiles et les fragments de dolia recueillis en surface, retrouvés en cours de fouille. Le fait que l'église ait dû s'adapter à des constructions précédentes est suggéré par sa position étrange, dans un coin de l'éperon.
Comme pour la plupart des églises médiévales corses, la source littéraire la plus ancienne relative à la pieve di Cinarca est le compte rendu de la visite apostolique de Mgr Mascardi en 1587. Les villages de la pieve avaient financé la réfection du toit mais l'église était quasiment désaffectée : en 1638, elle avait d'ailleurs perdu le titre de pieve.
Comparée aux autres pievi corses, S. Ghjuvan Battista di Cinarca est de dimensions légèrement supérieures à la moyenne (18.00 x 7.00m) et son plan, plutôt étroit et allongé est dû probablement à la nécessité d'utiliser des poutres de dimensions plutôt réduite.
La maçonnerie, très homogène, comporte deux parements en blocs de granit local, de dimensions plutôt importantes, parfaitement taillés, probablement par des artisans hautement qualifiés, surtout si l'on tient compte de la fragilité de ce type de granit, qui se dégrade très facilement.
Les jointures de chaux entre les blocs sont quasiment absentes et les assises horizontales des blocs sont régulières sur tout le pourtour de l'édifice, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Dans les rares endroits où se sont révélées nécessaires des pierres de faible épaisseur (impossible à tailler dans le granit), les maçons ont utilisé une pierre différente ou bien des tuiles romaines de récupération. Sur toute la surface des murs se conservent encore les trous destinés aux poutrelles des échafaudages, disposés très régulièrement comme sur tous les édifices pisans construits en Corse. Les partie détruites de l'édifice ne sont pas la conséquence d'une érosion naturelle due aux intempéries, mais elles sont la conséquence d'une destruction volontaire, à la suite de l'abandon de l'église qui a rempli le rôle de carrière pour la construction de la plupart des casette agricoles des environs, aujourd'hui abandonnées elles aussi. Le socle de l'église, plus large que les murs périmétraux, est raccordé obliquement à ceux-ci. L'abside est presque totalement détruite : il n'en reste que l'arc absidal qui, comme dans le cas de Corti et d'Altiani présente un intrados et un extrados asymétriques.
Le cul-de-four de l'abside a presque complètement disparu. À l'extérieur se conserve la moitié d'une des trois fenêtres que comportait l'abside : elle était à double ébrasure et surmontée d'un petit voussoir monolithique sur lequel avaient été gravés trois sillons concentriques avec l'ouverture du petit arc, comme pour le souligner. Les petits blocs qui constituaient le cul-de-four de l'abside sont parfaitement taillés dans les trois dimensions.
L'église présente trois entrées de dimensions différentes, dont la plus importante est celle de la façade. Chacune de ces ouvertures est surmontée, à l'intérieur comme à l'extérieur, d'une architecture monolithique au-dessus de laquelle se trouve un arc de décharge, de belle facture, dont le blocage intérieur est légèrement en retrait de la verticale du mur.
Deux, et peut-être trois, fenêtres à double ébrasure s'ouvraient sur chacun des murs latéraux : seuls les restes de deux d'entre elles se conservent encore. La lumière pénétrait également par quatre autres fenêtres circulaires de petite dimension, sur la façade et au-dessus de l'abside. La lumière pouvait également pénétrer sous la forme d'un simple rayon, par les deux croix placées au centre de la partie haute des deux tympans.
Il faut signaler également les bandes murales verticales en saillie, aux quatre angles de l'édifice.
Un autre élément caractéristique du monument est constitué par une série de consoles moulurées, encastrées à l'intérieur de l'édifice, au niveau de l'abside : les deux plus hautes constituent la base de l'arc absidale et les quatre autres sont disposées symétriquement sur les deux côtés de l'abside.
En ce qui concerne le schéma architectural et la simplicité du monument, dont il faut cependant révéler la réalisation parfaite, les comparaisons possibles sont fort nombreuses aussi bien en Corse que dans toute la Toscane. Il n'est pas possible d'en faire remonter la datation avant l'époque pisane et la construction doit certainement en être attribuée à des artisans toscans qui maîtrisaient parfaitement leurs techniques : cela est particulièrement évident au niveau de la réalisation des architraves et des arcs de décharge qui les surmontent, celle du cul-de-four de l'abside et des bandes murales verticales, ainsi que le socle raccordé et les consoles moulurées, même si tous ces éléments ont été extrêmement simplifiés : c'est le cas par exemple de la plupart des pievi périphériques de la Toscane et de certaines églises romanes de Sardaigne.
S. Ghjuvan Battista de Cinarca fait depuis deux ans l'objet d'une expérience tout à fait nouvelle en Corse. Pour la première fois un programme précis de sauvetage a été conclu entre la commune, propriétaire de site, la Directrice des Antiquités, les Monuments historiques (l'église est classée) et l'architecte des bâtiments de France. Cela ne va pas sans difficultés, mais il est probable que l'on réussira à sauver le monument et à l'étudier convenablement.
Les deux première campagnes de fouille (en 1977 et 1978) ont été limitées à l'angle extérieur NE de l'abside et à une partie du chur, à l'intérieur du monument. La campagne de cette année, qui commence dans une semaine s'étendra aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.
À l'extérieur du monument, les couches stratigraphiques ont été totalement bouleversées par la plantation d'une vigne, au début du siècle dernier, jusqu'au niveau du rocher. Le sondage a été cependant particulièrement riche en matériel.
La découverte la plus intéressante de ce sondage a été sans aucun doute celle de deux tombes creusées à même le rocher, peut-être d'époque pisane.
À l'intérieur du monument, comme c'est le cas de la plupart des églises fouillées, le matériel archéologique est plutôt rare. La fin du moyen-âge est l'époque la plus représentée et les découvertes les plus intéressantes sont celles des structures en place.
Il a été possible d'établir que le pavement a été en grande partie récupéré avant que ne s'écroule le dernier toit qu'avait eu l'édifice.
L'étude de ces trois monuments religieux permet de tirer certaines conclusions à caractère définitif mais aussi de proposer des orientations nouvelles dans le cadre de l'histoire de la société corse, dans tous ses aspects durant tout le moyen-âge.
S. Ghjuvanni du Ponte a u Larice, d'Altiani, montre qu'en 1600 en Corse, certains aspects du système pievan médiéval étaient toujours opérationnels : dans l'état actuel de la recherche, les hypothèses relatives à ce monument doivent être considérées plutôt comme des hypothèses de travail que comme des conclusions définitives que l'on peut résumer ainsi : autour de l'année 1600 environ a lieu une légère modification du parcours de l'axe routier entre Aleria et les pievi du centre de l'île. À l'endroit choisi pour la nouvelle bifurcation de la route provenant d'Aleria pour Corti et Altiani, on construit la nouvelle église de dimensions réduites, en déplaçant probablement de quelques centaines de mètres l'emplacement officiel du siège de la pieve antique. Ce déplacement est sûr, du moins en ce qui concerne la fonction funéraire. Les dimensions de l'édifice ne pouvaient lui permettre de répondre à tous les besoins de la pieve de Rogna, l'une des plus étendues de toute la Corse : en ce qui concerne la fonction funéraire elle n'était probablement destinée qu'à l'actuel canton de Piedicorti, au maximum. Par exemple, pour le canton actuel de Vivariu, devait déjà exister l'arca de S. Maria, en contre-bas du village actuel. En ce qui concerne la fonction baptismale, aucun élément n'a été apporté pour le moment par la fouille : peut-être avait-on continué à baptiser à la pieve ou bien chaque paroisse en avait-elle déjà le privilège. Il n'est pas évident que l'on puisse intégrer en S. Ghjuvan Battista le toponyme actuel de S. Ghjuvanni.
En plus de l'aspect funéraire, il faut tenir compte du fait que le rôle de l'église était essentiellement celui du contrôle de la traversée du fleuve et des voies de communications de l'époque aux endroits stratégiques. Dans le cas présent, le ponte a u Larice et l'embranchement pour Altiani et Piedicorti étaient un passage obligatoire en particulier pour les troupeaux transhumant entre piaghja e muntagna. Même s'il s'agit d'une hypothèse de travail qui devra attendre un grand nombre de preuves concrètes, les pievi commencent peut-être à perdre certaines de leurs prérogatives, à partir des XIe-XIIe siècles, au profit de certaines abbayes bénédictines, en s'intégrant cependant dans un schéma d'aménagement (pour utiliser un terme moderne), comme unité essentielle du système administratif. En 1600, un édifice tel que celui de S. Ghjuvanni, peut-être sans le titre de pieve a pu reprendre certaines des attributions de l'ancien système, pour une circonscription réduite, en ce qui concerne la fonction cimétériale et celle du contrôle des axes de communication.
En ce qui concerne S. Mariona de Corti, pieve de Talcini, les sources historiques d'une part, les résultats de sondage d'autre part, ont permis d'établir de façon assez sûre que S. Mariona fut la Chiesa matrice ou du moins la plebs baptismalis (deux termes qui désignent la construction qui jouit du titre de pieve) de la pieve de Talcini, même si sa fonction funéraire n'a pas été mise en évidence par la fouille, parce que celle-ci s'est limitée à l'intérieur de l'église qui ne possède pas d'arca.
Une autre donnée importante vient du document qui qualifie la pieve de membro di Santo Stefano di Venacu, un petit monastère fondé, semble-t-il, par l'abbaye de Monte Cristo. Cette pieve comme d'autres, avait donc été probablement confiée aux bénédictins de l'archipel toscan, agents du colonialisme pisan en Corse. L'analyse historique, philologique et paléographique de ce document n'a pas encore été effectuée par les spécialistes et on ne peut, pour le moment, que proposer de la dater de la fin du XIe ou du XIIe siècle, en fonction des études à caractère général déjà publiées dans ce domaine, il est important de relever ici qu'à un monastère situé sur le territoire d'une pieve bien déterminée (Venacu) a été confiée la gestion religieuse et très probablement la réorganisation et le contrôle des structures civiles et administratives d'une pieve voisine (Talcini). Le phénomène constaté en Italie, dans les régions du centre-nord, en Toscane en particulier, d'un éclatement et d'une lente décadence des pievi, à partir du XIIe siècle, a-t-il eu en Corse un écho sous cette forme ? Certains éléments semblent le confirmer, mais il est prématuré de tirer des conclusions.
La construction de S. Mariona a été réalisée probablement aux XIIe-XIIIe siècle (à la même époque où les Pisans construisaient à l'île d'Elbe l'église des SS. Pietro e Paolo in Campo), époque qui connaît une grande activité en Corse des monastères de l'archipel toscan en faveur desquels ont lieu un grand nombre de donations et au moment où Pise exerce son hégémonie sur la totalité du territoire insulaire. L'étude comparative que j'ai réalisée a d'ailleurs mis en évidence que la plupart des monuments pris en considération (exception faite de ceux de l'Italie du Nord) est datée entre XIe et le XIIIe siècle.
Comme dans d'autres cas, la réalisation des deux absides semble être ici la solution économique de la fusion de deux édifices en un seul : la double abside résout le problème de la construction de l'église et du baptistère, dans le cadre d'un même monument, qui avait probablement une double dédicace : à Sainte Marie et à Saint Jean Baptiste. La solution est originale en Corse, car les dimensions réduites du monument ont imposé la réalisation d'une nef unique et d'une seule entrée en façade.
Même si le plan de S. Mariona en fait une exception pour la Corse, il est évident qu'architecturalement, le monument doit être replacé dans le contexte des reconstructions pisanes : cependant, contrairement à certains monuments tels que les cathédrales de Mariana ou de Nebbiu, ou la pieve de Cinarca, sûrement réalisées par des artisans venus du continent, S. Mariona appartient plutôt à une catégorie d'édifices réalisés par des Mastri corses, probablement formés sur des chantiers pisans " officiels ", en Corse même. Les quelques monuments de dérivation pisane directe ont en effet certains caractères qui prouvent une intervention d'artisans qualifiés venus de l'extérieur, compte tenu de la présence d'éléments qui se trouvent répétés de façon parfaite dans d'autres pievi rurales de Toscane par exemple, pour lesquelles la participation de ces artisans est sûrement attestée. Je pense donc que dans le cadre des " reconstructions " pisanes, il y eut les deux types d'intervention, directe et indirecte, dans le cadre d'une seule et unique décision politique.
Comme nous l'avons vu, les caractères architecturaux de S. Ghjuvan Battista de Sari d'Urcinu, pieve di Cinarca, amènent à penser qu'il s'agit probablement de l'un des monuments corses qui a donné lieu à une intervention directe des artisans pisans. Même s'il ne s'agit pas d'une réalisation dont la valeur artistique est très élevée, compte tenu de l'absence totale de sculptures à proprement parler, la construction démontre que ses réalisateurs possédaient pleinement les moyens techniques qu'ils utilisaient et qu'ils appliquaient parfaitement certains principes de base de l'architecture pisane. Certains détails sont particulièrement révélateurs à ce propos : les arcs de décharge au-dessus des architraves des trois portes, le socle, la taille modulaire parfaitement assemblées, malgré les difficultés dues à la mauvaise qualité du granit local. En voulant proposer de dater ce monument, et compte tenu de l'intervention pisane, il faut penser à une période non antérieure à l'année 1118, durant laquelle fut consacrée la première cathédrale pisane de Corse, celle de Mariana. Dans l'attente d'études historiques plus approfondies de cette période et de données plus complètes provenant de fouilles stratigraphiques de pievi de ce type, on ne peut proposer pour le moment qu'une datation approximative du XIIe-XIIIe siècle, c'est à dire entre le début de la colonisation pisane et la défaite de la Méloria en 1284 : il est fort probable que cette pieve a remplacé un édifice précédent, centre religieux de la même circonscription géographique, mais la fouille devra indiquer son emplacement précis. La fonction funéraire de la pieve est démontrée, mais la fouille n'a pas encore permis de savoir si elle bénéficiait d'une structure baptismale fixe.
L'extension de la fouille devrait également permettre de savoir quels étaient les axes de communication médiévaux au niveau de la pieve et si l'église était réellement isolée du centre géographique de plusieurs villages, il faudra également établir, historiquement et chronologiquement quels furent les liens précis qui existèrent entre le féodalisme corse (plus enraciné au sud qu'au nord) et le pouvoir politique, pisan puis génois, et de ceux-ci avec le pouvoir religieux, qui semble cependant plutôt lié au pouvoir colonial durant le moyen âge.
Si l'on admet que la pieve de Cinarca représente l'un des archétypes de l'architecture religieuse pisane en Corse, il faudra établir quels sont les autres édifices nés d'une intervention directe de Pise et leur rapport avec des édifices semblables réalisés aussi bien en Corse que sur le continent.
Une très brève conclusion maintenant sur l'époque pisane telle que me la suggère mon expérience archéologique : la situation socio-économique et religieuse de la Corse du XIe siècle était certainement désastreuse, et les Bénédictins s'y comportèrent probablement en missionnaires, aussi bien en ce qui concerne la reconstruction des pievi qu'au niveau du remplacement du clergé séculier probablement réduit à sa plus simple expression. Leur confier aussi la réorganisation administrative signifiait pour Pise s'assurer l'assujettissement d'une population certainement misérable et désemparée. Cette hégémonie ne devait prendre fin qu'à la suite d'une intervention extérieure, celle de Gênes, qui réservait à la Corse une politique coloniale certainement moins démagogique que celle qu'avait à peine commencé à pratiquer Pise.
A propos de l'organisation du système piévan et de son importance par rapport à la vie religieuse, sociale, économique, politique et administrative, ainsi qu'au sujet des influences réciproques par rapport aux voies de communication, je n'ai fait que suggérer prudemment certaines hypothèses, avec le désir de relancer le débat sur des bases nouvelles, dans un contexte élargi.
L'étude de ces monuments, même hors du cadre corse, la tentative de les replacer dans le contexte plus général de l'histoire médiévale et de l'architecture rurale de la Méditerranée nord-occidentale, ainsi que certaines données archéologiques m'ont amené à proposer des conclusions et des hypothèses nouvelles. Ces nouvelles hypothèses de travail devront progresser de pair, sur un double front : celui de l'étude des sources historiques médiévales et celui de la programmation de l'archéologie médiévale corse, qui ne doit plus être fondée sur le " déterrement " systématique d'églises, mais sur des fouilles scientifiquement menées, non seulement des monuments et de leurs abords, mais aussi et surtout des habitats de l'époque.