GREGORJ
UN CORSE MARCHAND BANQUIER
1817-1822
Une conférence faite à CERVIONI
Le 24 avril 1987 par :
ANTOINE MARCHINI
ADECEC 1987
" Furtuna è sfurtuna sò affari di luna "
Les historiens (1) connaissent bien tout le parti qu'ils
peuvent tirer de l'étude attentive des correspondances marchandes
pour dégager les pratiques d'affaires, décrire les moyens
de paiement et leur fonction, observer le rôle de la monnaie,
s'introduire dans certains secrets des relations entre commerçants
ou banquiers. Les lettres révèlent les interventions sur
les marchés, la définition sans cesse reconduite des termes
de l'appropriation des moyens de production : elles expriment surtout
et accompagnent cette " magie de l'écrit " dont parle
José Gentil Da Silva (2).
Que de gestes, de gloires, de spéculations, d'incertitudes
et de misères, nous sont contés dans ce qui sans doute
demeure l'une des plus belles pages de l'historiographie récente.
Ce sont des horizons américains, des galions d'or, des épices
des bouts du monde et des villes - Venise, Lisbonne, Anvers, Gênes,
Amsterdam enfin - et puis des foires, ces villes éphémères
évoquées par Fernand Braudel (3), - celles de Champagne,
puis de Genève, de Lyon, de Plaisance, celles de " Bisenzone
", autant dire Génoises portées spécialement
sur les changes avec les Lyonnais (4) - des flux et des reflux de
numéraire : de l'or et de l'argent encore et toujours venus
d'un fabuleux Eldorado construit par les Conquistadores sur la sueur,
le sang et la mort des mineurs de Potosi ou des esclaves noirs du
Popayan (5).
Encore résonnent des noms, de marchands banquiers, d'hommes
d'affaires, de financiers ; les Ruis Embito à Medina del Campo,
les Rodriguez d'Evora à Lisbonne, ou les Génois - des
Grimaldi, Spinola, Doria, Centurione. Lomellini, Pallavicini (6),
pour n'en évoquer que quelques-uns.
Les images se bousculent. Elles témoignent d'un temps où
l'Histoire Méditerranéenne rythme celle d'un monde en
construction. La Méditerranée, plus que l'Europe, invente
l'Amérique qu'on dit Latine. Elle active, sous ses propres
contradictions sociales les déplacements des pôles de
décision vers le Nord Européen et sur l'Atlantique.
Quel prix la civilisation occidentale a-t-elle mis et fait payer aux
autres avant que le Corse Paul Valery ait pu dire au début
de notre siècle : " Le temps du monde fini commence "
(7) ? Elle est loin alors l'époque où Montaigne écrivait
: " Nostre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous respond
si c'est le dernier de ses frères, puis que les Daemons, les
Sybilles et nous, avons ingiré cettuy-cy jusqu'asture ?) non
moins grand, plain et membru que luy
" (8). Mais des "
méchaniques victoires " pour " la négociation
des perles et du poivre " marquent les conquêtes où
" jamais l'ambition, jamais les inimitiez publiques ne pousseront
les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilitez
et calamitez si misérables " (9).
Violences, agressions, mettent en jeu, et naissent, des relations,
des échanges entre pays, entre nations, entre groupes, entre
les êtres plutôt pour les marchandises, et les produits
et l'exploitation du travail, que pour les sentiments.
Ces images s'ordonnent néanmoins dans des cycles séculaires
(10) coupés en phases de croissance et de repli : souvenons
nous des points de retournement - 1350 ; 1650 ; 1817 (11) ; 1974 -.
Ils expriment le développement de la division du travail, ses
pressions et ses mouvements, les changements de centre de l'économie,
plus particulièrement la succession des économies-monde
(12).
Précisément, ces transitions imposent à chaque
fois d'inventer des ordres qui satisfassent les groupes dominants
et dont s'accommodent les autres. " les gens du marché
" (13), travailleurs donc consommateurs. Créé sur
le dos des producteurs, l'argent vit sa vie, gagne son autonomie propre
des circuits sans cesse renouvelés ou renforcés. Les
hommes de finance mettent en uvre, inventent des techniques
autour de la monnaie, des changes, dont la finalité se trouve
dans la défense et la promotion des patrimoines (14). Toujours,
" les activités se développent plus vite qu'elle
ne sont réglementées " comme nous le dit si bien
un article récent : " la pratique précède
la théorie " (15). Cela vaut pour les XII° et XIII°
siècles, pour le XV° et le XVI°, pour le XVII°
et le XIX°.
L'Etat possède, ou s'attribue, la fonction d'organisation
et de réglementation sans pour autant qu'il s'affirme autant
avec une efficacité égale suivant les conditions historiques
et les systèmes sociaux. La sociologie de l'Etat à laquelle
il manque souvent une perspective historique, illustre la variété
des scenarii lorsqu'elle évoque la notion d' " Etat au pluriel
" (16). En effet, pour s'en tenir aux sociétés occidentales
contemporaines, comment mettre sur le même plan la sous-étatisation
britannique, la spécificité américaine ignorant
la centralisation des pouvoirs. La Prusse dont l'Etat échoue
son autonomisation par rapport à la société civile,
tout comme l'Espagne ou l'Italie dont l'action du " sottogoverno
" et l'influence du clientélisme montrent l'association
étroite de l'Etat et de la société civile ? Comment
les identifier à l'Etat Français, à vrai dire "
le modèle de l'Etat " (17) ?
La France se trouve précocement entraînée dans
la construction d'un Etat centralisateur. Les étapes de l'autonomisation
de l'Etat par rapport à la société fournissent
l'un des éléments pertinents de l'analyse et de la dynamique,
aussi bien extérieure qu'intérieure, de cette histoire.
Les spécialistes retiennent tout particulièrement les
époques charnières : - l'avènement d'une monarchie
absolue au temps de la Renaissance ; - l'achèvement rapide
de la centralisation après la Révolution, le Consulat
et l'Empire (18). Isoler ces étapes, c'est oublier que le processus
de centralisation marche toujours ; c'est peut-être aussi vouloir
privilégier certains aspects de la formation de l'Etat plutôt
que d'autres. A ce propos, la thèse d'Immanuel Wallerstein
qui fait de l'Etat l'aboutissement politique du développement
du capitalisme marchand (19) se trouve corrigée par Bertrand
Badie et Pierre Birnbaum pour lesquels il sert de réponse dans
certaines sociétés ayant du mal à dépasser
les crises de leur formation sociale. C'est le cas de l'Etat Français.
Celui-ci fonctionne plus précisément sur ce modèle,
servant plutôt à réduire les contradictions entre
les " étages " de la société dont les
activités économiques n'évoluent pas à
l'unisson. Aussi se renforce-t-il sans cesse et se condamne-t-il à
un interventionnisme accru (20).
Mais ces versions demeurent encore incomplètes si nous ne faisons
pas référence aux dynamiques qui au moins depuis le
Moyen Age fondent, développement, entraînent à
l'intérieur d'un système d'Etats, et dans l'interaction,
le renforcement et l'autonomisation des Etats nationaux (21). L'aspect
est peu souligné ; l'Etat se forme dans un processus dialectique
mettant en cause aussi bien la zone dominée intérieure
que les espaces extérieurs aux frontières. Il se développe
parce que d'autres se développent.
Faire la biologie de l'Etat, c'est voir qu'il cherche à absorber
des espaces eux-mêmes constitués sur des formes étatiques
ou pré-étatiques, ou vivant en autonomie. Ceux-ci deviennent
alors des périphéries à l'intérieur de
zones dites nationales. Considérons le comportement de la monarchie
française. Généralement, l'acquisition définitive
d'une province s'accompagne de son accession au statut de " Pays
Etat ". Après quoi, le pouvoir royal n'a de cesse de réduire
les prérogatives de ces " Etats ". Ainsi, à
partir de 1648, la France renforce très nettement ses marques
orientales et méditerranéennes avec l'absorption définitive
de l'Artois et du Hainaut (1659), de l'Alsace et de la Lorraine, de
la Savoie, du Comté de Nice, de la Catalogne et de la Corse
(1769). Mais, la carte des gains spatiaux ne correspond pas nécessairement
à la géopolitiques interne ; certaines régions
récemment acquises perdent rapidement leur autonomie politique,
d'autres gardent tant bien que mal leurs prérogatives alors
qu'elles appartiennent au Royaume depuis plus longtemps. Voilà
pourquoi les " Etats " subsistant au XVIII° siècle
suivent une autre géographie que celle du renforcement oriental.
La Bretagne, le Pays Basque, les zone pyrénéennes le
Languedoc et la Provence demeurent pays d'Etat.
La tension imposée par le centre parisien à ces "
Etats " finit par les subordonner malgré la qualité
d'ensemble des gestions locale (22) ; progressivement ils rentrent
dans le droit commun et ce en dépit des Turgot ou Mirabeau
qui revendiquent une autonomie plus large aux provinces. La redistribution
des pouvoirs sous la Révolution, n'est que passagère
: avec la Convention, les tendance centralisatrices dessinées
sous la monarchie s'affirment à nouveau.
Certes, ces régions offrent rarement des points communs et
s'accordent au royaume de façon diverses. Mais dans tous les
cas, elles perdent leur ordre propre. La situation Bretonne est là
pour montrer comment la progressive domination politique de Paris
finit par désorganiser les échanges avec l'Angleterre,
c'est à dire la base de l'économie locale. La Corse
quand à elle donne l'exemple d'un Etat en formation avalé
par un Etat en expansion.
Au cours du XVIII° siècle, la Corse crée les capacités
d'une indépendance à travers un mouvement de centralisation
locale (23). A partir de 1770 commence un processus de périphérisation
doublé et accéléré par la centralisation
en marche de l'Etat Français. Cette époque se caractérise
donc par le choc d'histoires fonctionnant sur des modalités
différentes, des temps de sociétés qui s'affirment
et s'opposent.
Néanmoins, ces orientations centralisatrices suscitent des
réactions locales, des arrangements régionaux, des sortes
d'accommodements du rapport de forces avec le centre, auxquels participent
les notables, ce qui fait dire à Fernand Braudel que la France
des années 1750 se caractérise tout à la fois
par " la progression de l'autorité monarchique "
et par " le renforcement de la spécificité provinciale
" (24). Les ouvrages les plus récents, les événements
aussi, nous apprennent combien l'idéal de la " Grande
nation " rencontre de résistances au XIX° siècle
et, encore et toujours, au XX° siècle. Il prend des allures
de mythe à fonction politique. Rappelons les cartes d'Emmanuel
Todd et d'Hervé Le Bras (25). Elles exposent la diversité
anthropologique de la France ; la France n'est pas une " nations
ethnique " disent-ils (26) : s'agit-il dès lors d'une
" nation politique "? La diversité culturelle, ethnique,
vient s'abriter derrière la religion, soit derrière
la famille, ou les deux à la fois. La famille complexe, le
catholicisme s'opposent au centralisme parisien lequel ne s'appuie
ni sur les solidarités familiales, ni sur la foi catholique
(27). L'histoire contemporaine se fixe en grande partie sur l'opposition
entre la prétention centralisatrice et les résistances
locales.
Bref, cette présentation ne veut point régler
les questions concernant la théorie de l'Etat et son histoire.
Nous avons débuté par l'évocation des marchands
et des trafics commerciaux pour mieux souligner le lien existant entre
économie et politique dans le processus de centralisation. Retenons,
en effet, l'interdépendance des étages, des secteurs ;
retenons surtout l'exigence d'ordre d'organisation des sociétés
qui passe par un lien étroit entre monnaie, impôt, crédit,
Etat. Cela vaut depuis l'apparition des premières formes étatiques
dans l'Antiquité (28). C'est une constante historique encore
brillamment exprimée par l'une des seules thèses simple
outil dans les techniques d'échanges, mais avançant la
notion de monnaie comme instrument politique (29). Nous tenons là
une histoire de la " centralisation " dans ses aspects monétaires
et financiers directement commandés par l'Etat et à son
service. Pour José Gentil Da Silva : " la centralisation
se fait par l'afflux vers les banques et la transformation en capital-argent
de prêt des fonds de réserve (sous forme de paiements des
producteurs et des marchands, " des dépôts des capitalistes
financiers qui leur laissent le soin de le prêter et " enfin
des revenus " (30).
Pour le cas français, le choix précoce par les pouvoirs
politiques du " change vertical " éclaire la dynamique
de " centralisation ", la négation des particularismes,
celle des productions locales, l'exploitation des salariés
et du travail, la dépréciation monétaire (31).
Dès avant le XV° siècle, la politique monétaire
du royaume s'oriente sur l'adoption et l'utilisation du " change
vertical ". L'Etat se dresse contre les marchands justement parce
que " la conception royale et centralisatrice de la monnaie et
du change s'opposait à celle que pouvaient définir les
banquiers et les marchands
" (32). C'est en particulier
cette option qui " épuise le travail " (alors que
celle du " change horizontal " anime l'économie)
(33), qui en dit long sur le caractère de l'Etat Français
moderne dont la puissance nouvelle au XVI° siècle s'affirme
par une gourmandise accrue. Passée à la monarchie absolue,
il choisit le " change vertical " activé aux foires
de Lyon (34). Cette direction se fait dans le sens de la " stabilisation
du statu-quo " socio-politique au contraire de l'Angleterre lancée
dans un changement capitaliste débouchant sur la " sous-étatisation
britannique. "
Ces orientations perdurent. La Révolution ne s'occupe pas trop
des réalités monétaire (35) mises en place par
la " centralisation " préalable même si au
XVIII° siècle Paris supplant Lyon. Au XIX° siècle,
le " change vertical " reste en place, sous d'autres formules,
comme le reconnaît Fernand Braudel qui le qualifie de "
forme de pompage de l'épargne " (36). L'Etat, premier
consommateur d'argent emprunte et réactive à son profit
ces méthodes en cherchant à rembourser le plus mal possible.
La situation dévoilée pour la Corse au début du XIX° siècle révèle les mécanismes de captation des ressources locales. L'exemple limite offert par une zone récemment intégrée à l'Etat favorise l'observation du processus d'absorption par le centre parisien et de domination. Les lettres marchandes étudiées ici permettent d'analyser de quelle manière s'opère la " centralisation ". Après les armes, l'intégration des élites, s'organise l'ancrage sur Paris par l'intermédiaire des circuits d'affaires.
En découvrant un registre de la " correspondance
au départ " rédigé entre le mois d'octobre
1817 et le mois d'août 1822 par Gregorj. Un homme d'affaires de
Bastia, nous étions loin de nous douter vers quels horizons géographiques,
économiques et politiques il nous conduisait.
Ce document répertorie quelques 1700 lettres écrites
quotidiennement. Pour chacune nous possédons le nom du destinataire,
parfois sa fonction, sa localisation, et la date d'expédition.
La gamme des sujets abordés dans chaque lettre apparaît
très large : de l'anecdote à l'exposé d'une opération.
Leur étendue varie et ces variations sont sujets d'analyse
parce qu'elles signalent des relations privilégiées.
Nous trouvons les correspondants, les affaires, les transactions,
les paiements, et les modes de paiement. Les jugements, les appréciations
sur la situation des marchés succèdent, dessinant les
motivations des choix.
D'emblée, trois points ont retenu notre attention :
I. Tout d'abord, cette documentation restitue la pratique
du représentant d'une des principales maisons de Bastia. En effet,
Gregorj côtoie les frères Lota, les frères Campana,
Augustin Castellini, Louis Cecconi, Louis Berlingeri, et les Santelli,
Podesta, et Catoni, pour constituer le groupe fermé et influent
des hommes d'argent dominant le principal centre commercial insulaire.
Gregorj n'était-t-il pas l'un des représentants des commerçants
bastiais à la " Chambre Consultative de manufactures, Fabriques,
Arts, et Métiers " ? N'appartenait-t-il pas au groupe privilégié
de notables dont les revenus les autorisaient à être électeurs
?
A vrai dire, la lecture superficielle de cette littérature situe
exactement la fonction du personnage. Aux activités de commerce
il adjoignait celles de banquier. Cette dualité le rangeait dans
la catégorie répandue alors des marchands-banquiers. Cette
première découverte nous le situe aussi parmi les "
perdants " possibles à plus ou moins long terme : le début
du siècle accélère la division du travail, en ce
domaine comme dans les autres. Le personnage du banquier dégage
des activités commerciales connaît une rapide promotion
(37).
II. Un autre point d'intérêt provient du
témoignage porté sur l'époque de la Restauration,
période où l'Etat Bourgeois se renforce en accélérant
la Centralisation politique, financières, économique
.
Le relevé des destinations de la correspondance montre que Gregorj
écrivait surtout à des interlocuteurs Parisiens ou Lyonnais,
malgré l'importance des lettres adressées en Italie et
en Corse, si bien que nous nous interrogeons : en quoi cette liaison
avec Paris au moment où le phénomène de "
centralisation " s'accélère, indique-t-elle une insertion
plus étroite de la pratique commerciale et bancaire locale au
centre des affaires.
III. Le troisième aspect est lié au second. En effet, à travers cette phase dans le processus de " centralisation ", la question se pose de savoir comment cette documentation illustre le monde économique d'insertion de l'Ile dans un ensemble national. Cette question ne peut s'esquiver puisque cela ne fait après tout qu'un demi-siècle que la Corse est rattachée à la France.
Ces trois points nous incitent à mener une analyse
systématique et multidimensionnelle de la correspondance de Gregorj
(38). Nous livrons ici une étape. Principalement, nous cherchons
à souligner l'aspect relationnel et dynamique de ses activités,
en tentant de définir le système dans lequel elles évoluent.
Car, ses affaires s'insèrent dans un temps et dans un espace,
elles s'appuient sur un réseau de relations composé de
correspondants privilégiés, des partenaires plus occasionnels
et des intervenants exceptionnels. Celui-ci dessine une géographie
le menant à Paris, à Marseille, en Provence et en Italie.
Ces zones se rapportent elles-mêmes à des formes d'activités,
à des types d'interventions toujours spécifiques et néanmoins
hiérarchisés. Les opérations de Gregorj se complètent
et sont interdépendantes. Une formule de crédit aux agents
de l'Etat, les " avances ", lui fournit les fonds nécessaire
pour approvisionner ses comptes parisiens. Ceux-ci viennent payer ses
transactions marchandes, conclues massivement à la foire de Beaucaire,
tenue une fois l'an.
Ces pratiques mises en uvre entre les hommes d'affaires, leurs
échanges qui débouchent à Beaucaire, les circuits
dominés par Paris, nous font penser aux vieux circuits en place
au moins depuis le Moyen Age. Tout se passe comme si l'affirmation de
l'Etat Bourgeois, la " centralisation " accrue, s'opérait
par pression sur des cadres et des techniques très anciens caractérisant
les vieilles recettes du " change vertical ".
La description de ce système, de cette mécanique,
passe par les stades suivants :
1 Le temps et l'Espace des Affaires.
2 Les Correspondants.
3 Les Affaires et leur Hiérarchie.
4 Le système des Avances.
5 La Foire de Beaucaire et les Moyens de Paiement.
Voyons, d'entrée, les rythmes et la géographie
de la correspondance. L'étude systématique des lettres,
le décompte du nombre mensuel des lettres selon leur destination
traduit l'existence à la fois d'un temps et d'un espace des affaires.
Pour 1817-1822, les actes de Gregorj suivent un rythme bien précis.
Les premiers mois de l'année (janvier, février, mars,
avril) constituent la période d'intense activité, avec
une forte hausse du nombre de lettres en mars. Gregorj en envoie de
moins en moins à parti d'avril. L'été, ses écrits
touchent leur niveau le plus bas. Une reprise se dessine à
partir du mois d'août et s'affirme durant l'automne. Ce constat
vaut surtout pour la correspondance en France ou vers Italie. Les
lettres destinées aux correspondants insulaires suivent un
modèle identique tout en enregistrant un ralentissement plus
long durant l'été et le début de l'automne.
Cet étranglement de l'été n'est pas dû
à une interruption des opérations. Il provient plutôt
du fait que Gregorj quitte Bastia pour la foire de Beaucaire. Là-bas
il rencontre les individus avec lesquels il correspond habituellement.
Retenons donc que l'homme d'affaires est prisonnier d'un cadre d'évolution
très strict, d'une occupation du temps qui se répète
: un temps des affaires délimité par des périodes
d'intensité des actes, des rendez-vous obligés, des
ralentissement aussi.
Nous retrouvons ces cadres dans le rythme annuel comparé des
lettres envoyées soit vers la Corse, soit vers ailleurs.
Sur l'ensemble de la période, Gregorj envoie à peine
plus d'un tiers de ses lettres vers des interlocuteurs insulaire (35,4%)
: 64,6% partent vers d'autres directions.
L'année 1819 représente la seule exception à
ce schéma. Les affaires de Corse retiennent alors plus souvent
l'homme d'affaire Bastiais plutôt que les affaires à
l'extérieur (51,3% du total).
De fait, l'emploi du temps du marchand n'est pas décidé
par lui, il ne le maîtrise pas, de même qu'il ne contrôle
pas le développement du réseau marchand auquel il appartient
bien qu'il pèse particulièrement sur l'ensemble insulaire.
Les circuits d'échanges se défient des
découpages et des appartenances politiques. Ils décrivent
des espaces propres aux activités de banque et de commerce. Hormis
le centre Parisien, Livourne compte autant que Lyon ou Marseille. Autour
des pôle sudistes, des sphères régionales fixent
les commandes commerciales ou les opérations financières
: le Languedoc, la Toscane avec Pise et Florence entourant Livourne,
et plus généralement l'Italie du Nord.
Voilà qui révèle une hiérarchie urbaine
bien connue, du moins pour la France ; celle-ci étant commandée
par la centralisation de l'Etat.
Du point de vue de la quantité, il s'agit essentiellement d'une
histoire française. Les liaisons avec l'étranger, ici
mettant en cause le commerce extérieur, le " change horizontal
" paraissent moins fréquentes. Sur les 1511 documents
destinés aux vingt localités les plus citées,
253 (16,7%) partent pour la péninsule. L'activité de
Gregorj témoigne de sa participation, et de celle de la Corse
au développement du marché national. Plus particulièrement,
ses relations se concentrent dans le Sud et le Sud-Est de la France
: Languedoc, Provence, Rhône, sans oublier la Corse. La place
de celle-ci (un tiers environ de la correspondance), finalement limitée,
confirme que son rayonnement dépasse le cadre local, le situant
en tête de la hiérarchie des négociants et banquiers
de Corse.
Au total, un rôle se dégage nettement : Paris qui draine
une grande part des affaires de Gregorj. Loin derrière pourtant,
Livourne, le port Toscan, vieux débouché de la Corse,
s'affirme comme un centre important. Et puis Marseille précède
les deux " villes " insulaires Corti et Aiacciu, et Lyon.
Ensuite, les relations se partagent entre des points corses, Calvi,
Sartè, Cervioni ou Bonifaziu, et Toulon, ou encore les villes
languedociennes de Bédarieux et de Lodève. Rome, Gênes
attirent moins d'opérations mais toujours plus que Florence.
Les lieux situent l'orientation des actions, dessinent l'espace des
relations : derrière, les hommes et ce qu'ils représentent,
importent.
Nous nous intéressons ici plus particulièrement
aux différentes Cartes dessinées annuellement en Corse
par la répartition géographique des lettres. Sur le total
de la période, ses interlocuteurs privilégiés se
retrouvent aussi bien au Nord qu'au Sud de l'Ile mais toujours dans
des milieux urbains ou dans de gros bourgs. Corti vient devant Aiacciu,
Calvi, Sartè, Cervioni, Bonifaziu et l'Isularossa. Naturellement
cet ordre varie selon les années.
Il s'affirme grâce aux deux premières années (1818
et 1819) où Aiacciu et Sartè se trouvent très sollicités.
L'inflation constatée en 1819 provient d'une forte poussée
des lettres envoyées à Aiacciu (11 en 1817-1818), 82 en
1819).
Les trois années suivantes sont marquées par un recul
des villes du Sud et de Cervioni. A côté de Corti, Calvi
et Bonifaziu dans une moindre mesure appartiennent au réseau
stable de Gregorj. Cependant, la disparition de tel ou tel point, ou
son recul, ne signifient pas forcément une position mineure dans
les contacts du Bastiais : nous le verrons pour Sartè.
De manière général. Si nous prenons en compte les
endroits qui n'apparaissent que de façon exceptionnelle, nous
percevons l'implantation nordiste du marchand-banquier.
Nous voyons bien que Gregorj se trouve à la jointure
de deux réseaux marchands. Le premier, régional, met en
cause des relations à court rayon des rapports d'inter connaissance
entre les partenaires. Le second, national et international, valorise
les grands centres des rivages de la Méditerranée du Nord
: Livourne et Marseille, la Toscane et la Provence. Il passe par Lyon
et termine à Paris. De même que les affaires s'insèrent
dans des cadres temporels rigides permettant les relations grâce
à un emploi du temps commun, ces deux réseaux (qui n'en
font qu'un) ne se développent pas aveuglément. Ils terminent
à Paris. Les affaires s'enchaînent les unes aux autres
vers un centre. La capitale à elle seule reçoit autant
de lettres que Livourne et Marseille : c'est le seul endroit qui progresse
régulièrement entre 1818 et 1821.
Ces observations valent pour déterminer les changements en profondeur.
Toutes ces informations, analysées superficiellement, militent
pour l'idée d'une intégration de l'île à
un espace économique national. En effet, les positions italiennes
demeurent stables alors que la correspondance vers le continent Français
s'accroît. Cela signifie-t-il que l'île tourne progressivement
le dos à son passé d'ouverture privilégiée
sur la péninsule voisine ? Cela suppose-t-il que la Corse change
de partenaire économique, quitte sa zone d'échanges "
traditionnelles " ?
Ainsi, la Centralisation ressort de la géographie des relations elle-même. Cependant, derrière les espaces il faut retrouver les hommes : leur identité et leurs activités. Seulement de cette façon arrivons-nous à marquer les zones de domination du Bastiais, et celles dont il dépend.
Des hommes, petits et grands, gens d'affaires ou pas,
des villes mais aussi des bourgades et des petits villages, fixent l'attention,
les préoccupations, les entreprises et les stratégies
du marchand-banquier. Entre le début du mois d'octobre 1817 et
la fin du mois d'août 1822, il rédige ou dicte plus de
1700 lettres pour 110 endroits et quelques 430 correspondants.
Un Marseillais, des Parisiens, des Italiens de Livourne et des Corse
figurent comme les interlocuteurs privilégiés de Gregorj.
En fait, des banquiers (les parisiens), des marchands-banquiers (Figarella,
Senn et Ghebard, Gio : Lucca Poggi) et des négociant (Grassi,
Vannucci) qui ne dédaignent pas les questions bancaires. Gregorj
entretient des rapports étroits avec P.F. Maria Figarella,
Corse demeurant à Marseille. Ce dernier reçoit les lettres
les plus longues dans lesquelles sont abordés les sujet les
plus divers. Toutefois, là encore, la primauté de Paris
apparaît. Car, on peut très bien ajouter les lettres
expédiées à Crespin Graffin, à la Compagnie
Gros Davillier Odier, à Méjean et à Giblain :
elles traitent de sujets voisins soulignant déjà la
supériorité du banquier sur le marchand-banquier.
Mais jusque ici, on parle de tendances d'une somme de décisions,
d'habitudes. On appuie volontairement sur les régularités,
sur les cadres stables, et peu sur les exceptions, les nouveautés,
les dynamismes. C'est une manière de voir. Convenons que notre
information est une " prise de vue ", un moment presque,
d'une action, de pratiques qui débutent auparavant et se prolongent
au-delà. Pas figées, elle évolue selon des rythmes,
des progrès, des reculs ou des pauses. Elle se développe
dans le temps. De fait, Gregorj ne s'enferme pas dans la routine,
dans la répétition, à l'intérieur d'un
réseau établi une fois pour toutes. Toujours, il construit
de nouvelles relations qui tracent de nouveaux espaces, ébauchent
de nouvelles affaires à moins que ce ne soient les mêmes
avec d'autres personnages. De ce point de vue, c'est en 1819, et plutôt
durant les mois de mars, avril et mai que le marchand-banquier et
Bastia crée le plus de nouveau liens. Les hommes changent plus
que la géographie des relations et avec eux, la nature de celle-ci.
On distingue la progression de Paris, la stabilité de Livourne,
des irrégularités d'amplitudes variées ailleurs
: on note l'apparition de Nîmes, de Bastia, de Montpellier,
de Calinzana, et leur maintien, bien qu'à une échelle
modeste. Ces directions reflètent l'évolution des rapports
entre Gregorj et ses correspondants sur ces places sans toutefois
les éclairer complètement. Ici, on a étudié
les correspondants dans le temps en relevant les relations "
durables ", c'est-à-dire celles qui acquièrent
une certaine force, ou qui deviennent régulières. On
voit que la plupart des nouveaux contacts ne durent pas et que les
relations exceptionnelles sont très fréquentes. Cela
n'exclut pas la persistance de quelques uns de ces liens qui étendent
progressivement le registre des opérations, des affaires et
peuvent modifier celui des relations précédentes. Ainsi,
tant à Paris qu'à Livourne, des associations, des compagnies
s'imposent au dépens des hommes : Crespin Graffin est moins
sollicité au profit de Gros Davillier Odier qui fait une première
apparition en 1818 (très exactement le 11 décembre 1818)
: Senn et Ghebard remplace Gio : Luca Poggi à partir de 1820.
En étudiant l'histoire d'une relation, nous percevons comment elle évolue au gré des mouvements de la structure bancaire nationale. Sentiments et affaires ne vont pas forcément de pair. Voyons par exemple les vicissitudes de la correspondance entre Gregorj et Crespin. A ce moment-là, Crespin Graffin se retrouve rétrogradé au rang des personnages les plus secondaires alors qu'il occupait une position dominante en 1817-1818. Ce n'est qu'à partir de 1822 qu'il récupère sa place dans le réseau des liaisons organisées par le Bastiais.
La perturbation de ces rapports se traduit tout d'abord
par un effritement de la masse des placements effectués par le
Corse chez le Parisien, par l'irrégularité de leurs rythmes.
Elle se solde aussi par l'irrégularité de leurs rythmes.
Elles se solde aussi par un malentendu croissant entre les deux hommes
alimenté par le comportement de Gregorj. Tout en diminuant ses
contacts, celui-ci continue selon les techniques habituelles, opérant
comme si les relations demeuraient aussi étroites que par le
passé. Si bien qu'une " explication " survient rapidement
entre les deux partenaires. Crespin Graffin, le premier, interroge Gregorj.
Il démontre ainsi toute l'attention qu'il porte à ses
affaires de Corse et au niveau de l'intensité de sa correspondance
avec le marchand-banquier. En effet, Gregorj rapporte les termes d'une
lettre du 9 mai 1820 dans laquelle Graffin lui adresse " un petit
reproche " pour " n'avoir pas le bonheur d'être chargé
de toutes (ses) affaires, bien qu'il y ait 22 ans que nous sommes liés
de correspondance ensemble ". (39).
Crespin Graffin intervient donc dès qu'il s'aperçoit
de la diminution de ses affaires insulaires. Il justifie son reproche
par l'ancienneté et la fidélité de leur liens.
L'utilisation d'un tel argument nous introduit dans le système
de valeurs régissant ces liaisons d'affaires. Elles reposent
généralement sur des bases stables, et s'enrichissent
de la durée. Durée, stabilité, fidélité,
entretiennent ce qu'un témoin du temps appellera la "
fraternité de crédit ".(40). Des " règles
du jeu " existent et commandent des relations qui peuvent être
ressenties comme très étroites. Le vocabulaire employé
par Gregorj, notamment l'expression " liés de correspondance
ensemble ", ne trompe guère sur sa conception des rapports
établis avec Crespin Graffin.
Mais quant aux raisons profondes du relâchement des liens entre
les deux hommes, la réponse du Corse jette un éclairage
plus large. Il incrimine la compression du volume de ses propres affaires.
Celle-ci provient d'une concurrence plus âpre menée sur
place par d'autres " hommes de finance ", des nouveaux venus
dans la profession, des " apprentis " pour reprendre l'expression
de Gregorj (41). Or, d'après lui, ce mouvement local répercute
un renouvellement des intervenants dans le circuit de la banque parisienne.
Des capitalistes récemment venus aux activités bancaires
mènent une politique agressive, cherchant à rompre les
cadres établis des relations d'affaires, notamment en suscitant
l'arrivée d'autres interlocuteurs régionaux. Il s'agit
ni plus ni moins de créer des réseaux parallèles
en offrant des services bancaires à la " clientèle
" insulaire potentielle.
Cette documentation nous livre un moment particulier dans l'histoire
de la firme Gregorj : les années 181_-1820 marquent une période
de dépression relative du rythme des affaires.
Pour retrouver le niveau habituel de ses activités, et faire
fonctionner pleinement son propre réseau, Gregorj préfère
attendre l'échec de ces entreprises. Il opte pour l'attente
plutôt que pour l'action ; ses choix sont donc largement dépendants
de son expérience : dans ce cas, il suspecte l'existence de
trésoreries fragiles et laisse arriver la " banqueroute
" de ses concurrents. Tout ceci en dit long sur l'individu et
sur la dimension de son négoce. Voilà un homme rôdé
aux variations du terrain et de la conjoncture capable de les contrôler,
voire de les anticiper. Cette capacité découle directement
de sa propre puissance financière. Dans la situation déprimée
des années 1818-1820, l'attente se paie, par l'érosion
importante de sa part dans le marché bancaire l'insulaire.
Elle est assurée par le potentiel matériel et financier
de son propre commerce.
Mais cette analyse demeure superficielle si nous ne confrontons pas
l'opinion de Gregorj, sa perception du mouvement de la structure bancaire,
son attitude telle qu'il la définit vis à vis de Crespin
Graffin, à ses propres actes. Nous découvrons alors
qu'il n'aborde pas la nouvelle situation avec l'indépendance
qu'il affiche dans ses écrits. Justement, l'année 1919,
dont nous savons qu'elle est marquée par une grande ouverture
vers des correspondants inhabituels, se caractérise aussi par
un premier recul du rang de Crespin Graffin compensé par la
montée d'autres Parisiens : des individus comme Méjean
et Giblain, et surtout des compagnies aussi importantes que la Gros
Davilliers Odier (42). Tout ces réajustements, ces créations
de relations avec des contacts, jusque la secondaire ou ignorés,
montrent que Gregorj n'est pas épargné par la restructuration
du secteur bancaire en cours. Il s'y intègre peut-être
bien contraint et forcé, car il n'est pas maître du jeu.
C'est dans ce sens que nous interprétons la pression exercée
par Crespin Graffin sur le marchand-banquier afin d'obtenir l'exclusivité
des affaires gérées par celui-ci en Corse. Le Parisien
lui-même réagit aux tensions crées sur la place
de Paris par ces changements.
Une lettre du 4 novembre 1818 suggère que ses
intérêts corses se trouvent largement menacés. Le
Bastiais est prêt à céder à Méjean
l'exclusivité de ses affaires. Voici des passages éloquents
quant à sa façon de se présenter, quant à
sa promptitude à faire table rase des relations passées.
"
c'est avec une vive satisfaction que j'ai entendu tout
ce qui m'a été dit d'avantageux à votre égard
je désire bien de former des liaisons d'affaires avec vous(
)
votre connaissance m'a mis à même de correspondre avec
vous pour des affaires que j'ai journellement depuis longues années
à Paris (
).
Mr Giblain Banquier, rue Richelieu nA 69 et Crespin Graffin, rue Vivienne
nA 22, ont fait jusqu'ici mes affaires toutes celles qui se présentent
par la suite je serai bien aise de pouvoir les faire avec vous j'attends
un mot à ce sujet
".
Gregorj à Méjean (Paris), 4 novembre 1818.
Ces mots soulignent sa préoccupation constante d'étoffer ses réseaux par le " haut " c'est à dire en recherchant des partenaires toujours mieux introduits dans les cercles étroits de la banque et de la finance parisienne.
Voilà un exemple parmi d'autres. Le contenu de ces correspondances dépasse largement l'histoire locale. Il nous laisse découvrir des comportements : les relations bâties à force des comportements n'en deviennent pas moins essentiellement humaines. Il nous renseigne généralement sur la composition et l'évolution dans ces réseaux de relations exprime celle des échanges où argent et marchandises circulent de mains au gré des " affaires " toujours mieux contrôlées par Paris.
La micro-observation des relations avec les Parisiens
finit par révéler combien le Bastiais s'adapte à
des mouvements crées dans la capitale et répercutés
jusqu'à Bastia. Gregorj s'y adapte tant qu'il peut.
Si Gregorj domine sur le plan régional, cette domination est
très largement fonction du devenir de la structure bancaire
nationale qui se décide à Paris essentiellement en fonction
de mouvements internationaux.
Dès lors que nous apprend la répartition des affaires
dans l'espace et suivant les individus, si la distribution des correspondants
dans l'espace ne reflète avec insistance la hiérarchisation
du monde des affaires ?
En tant que marchand-banquier, Gregorj ne se spécialise
pas dans un type d'affaire particulier. Par définition, il ajoute,
au négoce, la fonction de banquier. Si l'on s'en tient à
l'année 1818, on constate que ses activités concernent
le recouvrement de créances à la suite d'avances faites
à des fonctionnaires, à la retraite ou en activité,
et à des ecclésiastiques, qui occupe le plus gros de sa
correspondance auprès des banquiers parisiens, Crespin Graffin,
Giblain, Méjean, lesquels effectuent pour son compte des encaissements
d'effets de commerce, des paiements, des liquidations et ventes de rentes
; à côté, il achète des grains en Corse,
à Marseille par Figarella, et à Livourne, du blé
d'Odessa, par l'intermédiaire de Gio : Luca Poggi ; il commande
aussi des draps chez les fabricants de Lodève ou de Bédarieux
comme les frères Julien ou Frédéric Martel, ainsi
que des toiles même à Livourne si l'occasion est intéressante.
Il fait venir aussi des produits divers, des textiles aux épices,
du vin ou des chaussures, depuis Marseille, Gênes ou encore Livourne.
Les placements d'argent, souvent à Marseille, le jeu sur les
changes par l'expédition de pièces de monnaie, d'or et
d'argent, françaises mais plus fréquemment étrangères,
animent une grande partie des rapports avec Gio : Luca Poggi.
En gros son action s'exprime par la spéculation sur les produits
et que l'argent, par la recherche de positions de monopole, d'effets
de domination, toujours porteurs du refus de la concurrence. Sa stratégie
consiste à profiter habillement des marchés publics,
autrement dit du système de gestion et d'administration régionale
mis en place part l'Etat, et dans une certaine mesure, de la dépendance
de l'île et de son économie vis-à-vis de celui-ci.
A cette époque, l'exploitation des lignes de transport intérieur
est adjugée par l'Etat, tout comme l'approvisionnement des
" magasins publics " en blé. Enfin, la présence
de troupes, de gendarmes, crée une " demande " permanente
d'objets variés, et notamment d'uniformes. Les retards apportés
par l'Etat dans les paiements de certains de ses salariés ou
retraités créent une ouverture pour un banquier, ce
qui arrange les autorités. Gregorj saisit toute ces opportunités
et prend une position dominante dans chaque secteur. Pour cela, il
s'appuie sur un solide réseau de relations, familiales dans
bien des cas. A cet égard l'affaire des transports est exemplaire
: il détourne l'interdiction de cumuler les adjudications des
lignes en se servant de prête-noms qui s'engagent à sa
place.
La Corse est au centre de son action ; à partir de là
il peut réaliser d'autres affaires, plus lointaines, faire
fructifier le capital. L'origine de ses revenus se trouve dans ses
opérations locales qui lui permettent de faire des profits
sur les hommes qu'il tient par ses avances, sur les marchandises dont
il maîtrise la distribution et les prix, sur la production et
le travail, en fin de compte. Il achète les draps dans le Languedoc,
aux prix les plus bas, fort de l'importance de ses commandes et jouant
sur les concurrences entre les fabricants. A Bastia, les uniformes
sont taillés, puis vendus à la Gendarmerie, moyennant
des bénéfices substantiels. Pour les grains, il spécule
sur la différence des cours entre Marseille, Livourne et la
Corse. En Corse, tout particulièrement, il impose les prix
aux producteurs et aux négociants locaux du fait sa maîtrise
totale de la Commercialisation. Il règle les cours.
Entre septembre et novembre 1818, lors d'une grande opération
d'achat dans le Sud, le Centre et la plaine orientale de l'île,
on peut le suivre dans une intervention sur les mercuriale : la manipulation
produit des prix de vente supérieurs à ses prix d'achat,
demandés au plus bas sous peine d'être " forzato
a farne comprare in Livorno ".
En bref, l'analyse des sujets traités dans ses lettres, leur décompte document par document, nous enseigne les éléments suivants concernant la littérature envoyée dans l'île durant l'année 1817-1818.
I. Gregorj s'occupe surtout de récupérer
des " certificats ", brevets et procurations de retraités,
de fonctionnaires, pour gérer ensuite leur argent. Cette activité
de drainage des liquidités des particuliers le mène surtout
à discuter avec des Cortenais, Filippini et Stefani. Pour l'année
1818, plus encore pour 1819, ces opérations viennent en tête
des sujets traités dans le total des lettres.
II. Avec le Sud (en 1818), il fait des affaires d'achat de grains.
III. A Aiacciu, il négocie surtout avec la préfecture
et un certain Delacroix pour obtenir le droit d'avancer l'argent et
des reconnaissances officielles de ses avance, Delacroix lui sert
d'intermédiaire avec les représentants de l'Etat. Par
l'Ajaccien il récupère une partie des sommes avancées.
Voyons, grâce à une lettre du 13 juin 1818, la procédure
de recouvrement, les modes de paiement et le circuit emprunté
par l'argent.
" Vi mando un pacchettu contenente 292 certificati
e brevetti di pensionati eccelsiastici e 39 id. di militari ritirati
li primi ascendono a franchi 38274 per il semestre del 22 giugno 1818
e di secondi franchi 5257.44 per il 2 so trimestre montanti in tutto
435332.5 (
) che ne procuveriti il pagamenoi in tanti cambiali
sopra Tolone ".
Gregorj à Sr Delacroix, 13 juin 1818
IV. A Cervioni, il discute surtout avec un négociant
de Saverio Grassi avec lequel il traite de commandes de denrées
agricoles (grains et châtaignes) ou de produits manufacturés.
Grassi intervient aussi dans le jeu des lettres de Change.
IV. A Sartè, se nouent plutôt des relations d'ordre affectif
avec le signore Pietri, son parrain. Là il recherche surtout
des appuis dans certaines interventions et des recommandations.
VI. Ces relations affectives se développent aussi avec Figarella
de Marseille (parent par alliance). Celui-ci reçoit les lettres
les plus longues. A côtés des considérations sur
les marchés insulaires, sur les stratégies de placement
de l'argent, sur les marchés des biens manufacturés ou
des matières premières, ses lettres témoignent
que Figarella est le banquier de Gregorj. Il est son intermédiaire
dans tous les paiement concernant le sud de la France.
VII. Avec les provinciaux, il entretient des relations commerciales
classiques non dépourvues de heurts ou de surprises. Percevons
son agacement à la nouvelle d'un changement de prix dans une
commande de draps chez Azaïs de Bédarieux.
" J'ai reçu votre honorée du 21 octobre
par laquelle vous me mandez que vous ne pouvez me passer vos draps au
dessus de 12F25c. je ne m'attendais pas a un pareil renchérissement
depuis la foire de Beaucaire. Cependant comme l'espère que la
qualité en sera meilleure je les accepterai à ce prix.
Il faut que vous fassiez bien attention que la nuance en soit la même,
et qu'ils soient les plus corsés et bon lainage. Comme je serait
très pressé d'en avoir il faudra m'en faire pour à
présent une balle de 10 pièces que vous m'enverrez à
l'adresse de Mr Figarella, Rue Paradis, nA 151, à Marseille.
Après que j'aurai reçu cette balle et que j'en aurai trouvé
la qualité de sa fabrication je vous enverrai l'ordre de m'expédier
la partie dont j'aurai besoin
"
Gregorj à Azaïs (Bédarieux), 4 novembre 1818.
VIII. Avec les parisiens, il n'opère exclusivement que des paiements et des négociations de créances.
Le décompte des sujets traités donne donc la hiérarchie, l'échelle des activités et comment elles s'imbriquent. Cette hiérarchisation des fonctions décrit une division du travail bancaire et commercial qui une fois encore place Paris au centre puisque l'argent drainé chez les Corses file vers la capitale. Cela est particulièrement perceptible dans la reconstitution du système des avances.
Les " avances " sont-elles au centre du circuit?
Ici, nous touchons la forme proprement bancaire de la maison Gregorj.
Il effectue des affaires de banque et de commissions. Ces dernières
correspondent, en général, à des démarches
de particuliers pour régler des créances sur l'Etat, après
des traitements restés incomplets. Les achats de créances,
les négociations de titres de rente, les ventes et liquidation
de créances, de reconnaissances, caractérisent le travail
quotidien du banquier. Les banquiers parisiens, sont les agents de ces
transactions qui ne sont pas indifférentes au cours de la Bourse.
Parmi ces créances, la majorité des sommes est représentée
par les " avances " de Gregorj sur les retraites, les pensions
et les salaires des militaires, des magistrats, et, aussi, des ecclésiastiques.
Ces avances peuvent porter que plusieurs années. Il n'est pas
rare de trouver en 1818, des règlements d'arriérés
de 1814. Il produit des créances auprès des ministères
intéressé par l'entremise de Crespin Graffin en particulier,
de Giblain et de Méjean. Ils se chargent de constituer les dossiers
de ses débiteurs, et de les " défendre " pour
aboutir rapidement. L'argent récupéré est porté
sur ses comptes parisiens.
Voyons ainsi les relations entre le banquier bastiais et le parisien
Crespin Graffin qui figure en seconde position des partenaires habituels
du Corse.
En quinze mois, le solde total, largement positif (59.135,89Frs),
témoigne que le flux des créances vers Paris constitue
une source de revenus régulière et importante. Portés
à son crédit, ces titres équivalents à
plus de 104.477, 36Frs. Les paiements qu'il effectue en utilisant
ce compte totalisent moins de la moitié des sommes dont il
se trouve accrédité.
Les mois de décembre correspondent à des périodes
de pointe, bien qu'en 1818, l'accumulation de valeurs prenne une tournure
plus spectaculaire avec une forte entrée de créance
(crédit) associée à une faible sortie d'argent
(+33.609,93Frs en décembre 1818). Les maxima positifs se situent
donc en décembre 1817, ne mars 1818 en mai 1818 et en décembre
de la même année.
Le solde devient déficitaire en janvier 1818, en avril et en
août. La chute des entrées la plus importante se produit
au sortir de la Foire de Beaucaire, au moment où les comptes
de Gregorj sont lourdement déséquilibrés par
ses achats effectués durant la foire. La reprise suivante,
entre novembre et décembre, apparaît donc comme une période
de rééquilibrage après une époque gravement
menacée par des " mandats tirés à vue "
dont le règlement n'intervient pas automatiquement après
l'opération, mais parfois bien plus tard, compromettant ainsi
la " santé " du compte pendant un moment plus long.
Les " avances " assurent donc au banquier bastiais une marge
bénéficiaire dans ses comptes avec Crespin Graffin.
Quel que soit son intérêt, et nous savons que le crédit
se paie et que les négociations se déroulaient au cours
les plus avantageux, il apparaît que l'argent qu'il retire de
ses affaires parisiennes paie ses opérations marchandes, lesquelles
procurent la part majoritaire du débit de son compte. La banque
alimente le négoce. De surcroît, c'est une manière
de faire crédit à l'Etat plutôt qu'aux particuliers.
Il cherche systématiquement à " recycler "
l'argent obtenu par ses avances. Les sommes ne dorment pas, il les
active, les valorise, les transforme en capital. Tout en se réservant
une prime sur les prêts aux individus, il s'octroie le droit
de faire " remonter " ces masses de salaires, de retraites,
de pensions vers le " haut " du système financier.
Cette démarche revient à accumuler les intérêts.
Non seulement l'argent touché par les individus ne correspond
pas totalement à leur dû (ils paient le crédit),
mais encore, payés en monnaie courante. Leurs avoirs se déprécient
de fait. C'est bien une forme du change vertical. Et, l'Etat demandeur
crée les conditions de développement de ce système.
Car en dernier ressort il impose les règles du jeu.
Il est possible de suivre le cheminement de ces "
créances " à travers l'exemple de 292 certificats
et brevets de pensions ecclésiastiques et de 39 appartenant à
des militaires en retraite. Gregorj l'expose dans une lettre au Signore
Delacroix d'Aiacciu (13 juin 1818). Le tout équivaut à
environ 50.000Frs. Il s'agit du décompte d'avances faites aux
curés du département sur " leurs traitements arriérés
1813-1814 " (23 septembre 1818). Ce cas révèle tout
à la fois la dépendance du banquier lui-même, et
son comportement de spéculateur.
Activant les dépendances par l'endettement des particuliers,
Gregorj se trouve lui aussi lié par les obstructions de l'Etat
dont les carences expliquent le rôle de prêteur du marchand-banquier
et qui tarde ensuite à reconnaître sa propre dette en
multipliant les obstacles techniques. Gregorj rencontre des difficultés
dans la récupération des sommes qui lui sont dues. Cette
dépendance s'accroît encore face aux banquiers, qui le
représentent à Paris, au besoin rencontrent les gens
du ministère, et négocient à leur guise les titres
de créances. Dans ce cas-là, l'homme d'affaire bastiais
s'adresse d'abord à Crespin Graffin pour régler le différent
l'opposant à l'administration. Peu satisfait des services de
ce dernier, il se retourne vers Méjean. Celui-ci prend en charge
la négociation de la créance arriérée.
Mais après avoir approvisionné l'un de ses comptes parisiens,
il s'octroie le droit de décider du moment de la vente en fonction
des cours des rentes et reconnaissances. Ainsi ces 50.000Frs demeurent
" gelés " encore à la date du 25 novembre
1818, à cause de la baisse des cours.
Gregorj draine donc l'argent des particuliers vers Paris. Ces opérations, toujours bénéficiaires, n'impliquent pas pour autant une marge de décision très large pour l'homme d'affaires. En effet, nous le découvrons intégré à un réseau dont les commandes lui échappent. A Paris, se situent les vrais décideurs : l'Etat, les Banquiers, la Bourse. Avec Gregorj, nous tenons une figure traditionnelle du monde de l'argent et du commerce, un de ces " rabatteurs " peuplant les chroniques de la banque et des changes au moins depuis la fin du Moyen Age (43). Personnage finalement secondaire, son rayonnement régional n'arrive pas à contre-balancer les pesanteurs d'un système national toujours plus contraignant.
Les paiements, quotidiens, ponctuent les " liaisons
d'affaires " selon le mot de Gregorj. Les moyens utilisés
dépendent du genre d'opérations, de leur géographie
et aussi de la nature des rapports, suivis ou exceptionnels qui unissent
les participants. Une transaction isolée amène un règlement
immédiat. Au contraire, quand les liens se poursuivent, les rôles
changent, et les manières de payer aussi. Avec la durée,
s'établissent des " relations de comptes " comme disent
les juristes (44).
Alors, chacun ouvre un compte chez l'autre, et oscille entre crédit
et débit : tour à tour créancier et débiteur
face à d'autres créanciers et d'autres débiteur.
La foire de Beaucaire règle le tout, la confiance aussi.
La lettre de change est l'instrument le plus courant. A côté,
très fréquents, des ordres de paiements, " mandats
" ou " bons " payables à vue, les virements de
compte à compte, tandis que les paiements en espèces paraissent
plus rares. Il est vrai qu'en 1818, Gregorj se plaint de l'excessive
rareté de l'argent, " il denaro hè scarsissimo ",
alors que la comtesse Cervoni retire 2. 400Frs de ses caisses en argent
comptant. Mais à l'automne, il propose du numéraire au
" Barone " Mariani quand il veut lui payer une livraison de
blé, au choix avec une lettre de change " a vue " sur
lui, en anticipant le règlement sur la livraison.
Les paiements internationaux développent d'autres techniques
toujours liées aux différences sur le " change "
par l'intermédiaire de ses correspondants de Livourne quand celui-ci
n'est pas " crudele " : " Il cambio mi sembra sempre
crudele, ed io ho mandato tuttte le mie tratte in Francia ma se migliorasse,
non mi sarebbe difficile d'averne qualche paccotiglia " (45). Exceptionnellement,
il évoque des lettres de crédit sur Paris et sur Lyon
permettant à Gio : Enrico Pensa de se payer sur l'une ou l'autre
place pour la vente d'une trentaine de pièces de toile. Mais
c'est une solution de remplacement parce qu'il manque de Louis d'Or,
seule monnaie capable, à ce moment là, d'affronter le
change sans trop de perte : " non volendo soffrire tanta perdita
mandandovi delle altre monete " (16 mai 1818) : il demande un délai
de 15 jours pour réunir la somme, insistant pour l'obtenir "
per non soffrire perdita nel cambio ".
Les relations d'affaires suivies aboutissent à Beaucaire. Nous l'avons vu, des " relations de comptes " unissent la plupart des correspondants réguliers à Gregorj. Il s'ensuit un jeu continuel de créances et de dettes réciproques. Crédits et débits se succèdent sur les comptes que le marchand-banquier a ouvert chez ses interlocuteurs. Certes, dans le cas où il n'est qu'acheteur, il a plus de chances d'être débiteur. Aussi, en cours d'année, opère-t-il des transferts pour approvisionner ses propres comptes chez ses correspondants. Cependant un réajustement général s'effectue, une fois l'an, et à la foire de Beaucaire, la foire de la Madeleine, qui débute à la mi-juillet. Là, les dettes se confrontent et s'annulent les unes les autres, complétant la compensation des comptes. Les hommes d'affaires règlent leurs comptes. Gregorj annonce ces entrevues, dès le mois de janvier, à ses correspondants, fabricants, marchand ou marchand-banquiers : les maisons lyonnaises Pelegrin Velau, Mognot Fougasse, Gros Davillier Roman, Tranchard Le Brun, Faure et Cie ; Luette Frères de Paris ; Vassas Cadet de Montpellier ; Calvet de Bédarieux. " Nous réglerons le petit solde que je vous reste devoir " ; je vous ferai le solde de mon compte et en commencerons de nouveaux ", paraissent les formules habituelles.
Toutefois, leurs rencontres consistaient aussi à " faire des affaires ", à passer de nouvelles commandes au vu d'échantillons, à acheter des produits sur place au prix de foire. La réunion est un lieu de transactions et de livraisons de marchandises tout autant que de paiements. C'est une date d'échéance pour les règlements et pour les placements. La période de la foire correspond, par exemple, au terme fixé par Gregorj au marseillais Julliany pour percevoir 17.000Frs à 0,5% d'intérêt par mois, qu'il lui laisse en dépôt au mois de février.
Gregorj laisse des informations très précises
sur son activité lors de la foire tenue en juillet 1819. En effet,
il détaille ses opérations commerciales et la façon
dont il les " couvre " financièrement auprès
de ses correspondants de la capitale : Méjean et la compagnie
Gros Davillier Odier. Il tire 21 mandats sur le second et 25 sur le
premier entre le 8 et le 27 juillet depuis Beaucaire.
En gros, Gregorj s'active au bout d'une semaine de présence
à Beaucaire. Jusqu'au 20 juillet les sommes traitées
demeurent relativement faibles dans le total de la valeur transférée
(19,4% entre le 8 et le 19 juillet) ; le seul 20 juillet Gregorj négocie
près du quart de l'ensemble (23,7%). Il y a une accélération
de l'activité entre le 20 et le 24 :durant ces quatre journées,
plus de la moitié de la valeur totale est transférée
vers d'autres marchand ou producteurs (52,4%). C'est donc dans la
dernière semaine de la foire que sont prises les décisions
d'achats les plus importantes. Cette concentration coïncide pratiquement
avec le changement de partenaires parisiens. Entre le 8 et le 21 juillet,
tous les mandats sont tirés sur la compagnie Gros Davillier
Odier. Les 22, 23, 24 et 25, Gregorj tire sur le compte qu'il détient
chez Méjean. A partir du 26 il utilise à nouveau les
opportunités laissées par ses avoirs chez Gros Davillier
Odier.
Tous ces mandants sont clairement garantis soit par le système
de la compensation de comptes, soit par des " reconnaissances
de liquidations " dont il dispose chez ses correspondants et
négociées par eux au meilleur prix.
A cet égard, la lettre envoyée par Gregorj à
Méjean depuis Marseille le 31 juillet 1819 est explicite. Il
explique au banquier parisien comment trois des mandants tirés
sur lui à Beaucaire (valeur totale 12.000Frs) à l'ordre
de la maison Tabarin de Lyon, compensent une somme égale payée
par le bastiais à Mr Le Comte Vignolle, Préfet de l'île,
pour le compte de Méjean. Le reste des sommes tirées
sur cette banque à Beaucaire (23 mandats de 14.628Frs environ)
est couvert par la vente d'une créance de 18.360Frs porté
au compte de Gregorj chez Méjean.
Ainsi, à la foire de Beaucaire tous les éléments
du système se raccordent ; il s'affirme dans toute sa logique
centralisatrice.
Avec cette rencontre, le caractère régional des activités
de l'homme d'affaires Corse s'impose. Cette place draine les liquidités
et les produits du Sud et du Sud-Est ; les banquiers parisiens sont
absents qui attirent l'argent et les paiement en dernière analyse.
Ceux-ci activent le système financier. En attirant les liquidités
régionale, ils développent la pratique des dépôts,
c'est à dire qu'ils assurent leur droit à créer
de la monnaie en développant les jeux entre prêts et
dépôts.
Mais en définitive le plus étonnant réside dans le maintien pluriséculaire d'un système en vigueur au Moyen Age. La Foire de Beaucaire, vieux centre régional de transaction et de " paiements ", au moins depuis le XIV° siècle, réunit depuis bien longtemps les marchands des régions du Sud et pour les mêmes raisons qu'au début du XIX° siècle (46).
Voilà donc comment nous retrouvons tous les éléments
participant à l'accentuation de la " Centralisation ",
dans une documentation peu portée à les décrire
explicitement. C'est l'intérêt du traitement systématique
et quantitatif de mettre a nu les structures fortes de l'information.
Gregorj mène ses affaires dans un contexte portant son exclusion
inexorable ou dépréciant son action ; il est enfermé
dans une logique qui le déplace en douceur vers les compartiments
mineurs de l'action bancaire (47). Il active le " change vertical
" en essayant d'en retirer quelques profits lesquels sont loin
d'égaler ceux obtenus par les banquiers et les financiers situés
au centre du système.
A travers Gregorj, nous situons mieux la position de Bastia et en
quoi consiste vraiment son rôle de cité insulaire, son
identité urbaine. La ville se place dans des réseaux
économiques et financiers qu'elle ne peut commander. Bastia
devient un relais de la " Centralisation " qui toujours
plus mobilise les potentialités financières régionales.
Ce n'est pas un mince avantage que l'analyse de la pratique quotidienne
d'un homme d'affaires insulaire. Elle confirme l'existence d'une économie
de marché et nous éloigne de l'image d'une île
écartée de la monétarisation jusque dans les
premières décennies du XX° siècle. Cela ne
se peut pas pour la bonne raison que l'expansion capitaliste prétend
saisir un rayon géographique maxima et finit par conduire chaque
zone dominée vers une fonction au sein d'un échiquier
qui la dépasse. C'est bien la leçon de l'histoire Corse
des XIX° et XX° siècles de montrer comment une région
perd sa production et devient espace de consommation. Cette remarque
sur la présence de la monnaie n'épuise certes pas pour
autant le problème de l'intensité de sa circulation.
Simplement, elle vise à faire éclater les représentations
à priori qui tendraient à appliquer à certaines
micro-régions les concepts surannés de " l'économie
naturelle ". Les affaires, à la ville, définissent
les limites de l'entreprise paysanne : elles font pression sur le
producteur en lui imposant la concurrence, en traçant, pour
tout dire, des rapports de production agissant dans le sens d'une
paupérisation continue des producteurs. De ce point de vue
la ville apparaît comme un élément générateur
de tensions et de déstabilisations.
Mais pour terminer, revenons sur l'objet premier de cet exposé
en soulignant à la fois la rapidité de l'alignement
sur Paris, et l'ancienneté de ce procédé de "
centralisation ". Le premier aspect montre l'efficacité
des relations en action, encore plus offensives dans une phase spécifique
du développement historique caractéristique par l'affirmation
de l'Etat Bourgeois orienté vers la réalisation de cadres
forts et hiérarchisés, meilleurs soutiens des "
dynasties bourgeoises " (48). Une forme d'Etat si dépensière
qu'il s'ouvrait largement au crédit public. Centralisation
bancaire et centralisation politique vont de pair : l'histoire de
ce marchand-banquier dont la maison existait déjà à
la fin du XVIII° siècle vient illustrer comment, très
tôt après la chute de Ponte Novu, la Corse s'est trouvée
attachée au centre Parisien et à l'Etat Français,
intégrée à un espace national, par des procédés
presque occultes au regard de la sensibilité moyenne des contemporains.
De fait l'intégration bancaire et économique précède
la culturelle tout en agissant comme accélérateur de
celle-là.
Le second aspect, l'ancienneté de ce " procédé
" de " Centralisation ", indique une constante de comportement
de l'Etat Français, évoquée dans l'avant-propos.
Ce qui frappe c'est le vétuste dans le moderne ; plus que création,
il y a recréation face à une situation plusieurs fois
rencontrée dans l'histoire de France. Ainsi en est-il du personnage
présenté ici. Il joue les " rabateurs " à
travers les avances faites aux particuliers et le drainage des capitaux
locaux vers Paris (création de comptes en banque), cette fonction
existe depuis très longtemps (depuis le XIV° siècles),
dans l'organisation bancaire et commerciales françaises et
favorise la " centralisation des affaires du pouvoir et des monnaies
à Paris " (49). Ainsi en est-il des échéances
des paiements, du rendez-vous annuel de Beaucaire. Ils marquent les
contraintes dans la durée, dans le temps des affaires enfermées
dans des cardes " médiévaux " avec Paris comme
lointain " chef d'orchestre ". ( 51).
1. Nous songeons plus particulièrement aux travaux
menés dans les années cinquante et au début des
années soixante sur les affaires de les gens d'affaires, citons
Micheline Baulant, Lettres de Négociants Marseillais : Les Frères
Hermites (1570-1612), Paris : Henri Lapeyre, Une Famille Marchand Vénitiens,
Paris ; José Gentil Da Silva, Stratégie des Affaires à
Lisbonne entre 1595 et 167 - lettres Marchandes des Rodrigues d'Evora
et Veiga -, Paris ; du même, Marchandises et Finances-lettres
de Lisbonnes - 1563-1578 -, Paris. La liste n'est pas exhaustive, toutes
ces recherches et d'autres permirent d'éclairer d'un jour nouveau
les mécanismes économiques suscités durant la période
moderne par le capitalisme marchand. Avec les autres travaux conduits
au centre de Recherches Historiques à Paris, ils amenèrent
les grandes thèses, et les synthèses de Fernand Braudel,
d'Immanuel Wallerstein, entre autres. Pour le début du XIX°
siècle et le monde des affaires, nous possédons les travaux
de Maurice Levy-Leboyer, Les Banques Européennes et l'Industrialisation
Internationale dans la première moitié du XIX° siècle,
Paris, 1964 ; et, pour le contexte de la présentation de ce dossier,
Louis Bergeron, Banquiers, Négociants, et manufacturiers Parisiens
du Directoire à l'Empire, Lille, 1975.
2. José-Gentil Da Silva " De la Modernité du XVI°
siècle au Sévère mais Riche XVII° : sur les
Monnaies Instrument Politiques ", in Etudes d'Histoire Monétaires
XII-XIX° siècles, textes réunis par John Day, Lille,
1984, pp. 400-401.
3. Fernand Braudel, Civilisation Matérielle, Economie et Capitalisme
-XV°-XVII° siècles- les Jeux de l'Echange, II, Paris,
1979, p. 64.
4. José-Gentil Da Silva, Banque et Crédit en Italie
Au XVII° siècles, Les foires de Change et la Dépréciations
Monétaire, I, Paris, 1969.
5. Sur la conquête des Amériques, Ruggiero Romano, Les
Mécanismes de la Conquête Coloniale : les Conquistadores,
Paris, 1972.
6. Voir les travaux de José-Gentil Da Silva cités ci-dessus.
7. Paul Valery, Regards sur le Monde Actuel.
8. Montaigne, Essais, III, 6.
9. Ibidem.
10. C'est au XIX° siècle que l'on s'intéressa aux
aspects cycliques de l'histoire : voir Clément Juglar (1860).
11. La documentation présentée ici traite d'affaires
se déroulant entre octobre 1817 et la fin de 1822 ; nous sommes
donc vigilants à l'impact local de ce retournement de l'économie
européenne.
12. Sur la notion d'Economie-Monde, voir les travaux d'Immanuel Wallerstein
et particulièrement, The Modern World-System-Capitalist Agriculture
and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century,
New york, 1974. Fernand Braudel s'inspire de cette catégorie
dans Civilisation Matérielle
, III, pp. 11-70.
13. José-Gentil Da Silva, Article Cité.
14. Ibidem.
15. Ibides, p. 397 et aussi, pp. 413-415.
16. Voir, Ali Kazancigil (sous la direction de -), l'Etat au pluriel
- Perspectives de Sociologie Historiques, UNESCO, 1985.
17. Pour reprendre l'expression de Bertrand Badie et Pierre Birnbaum,
Sociologie de l'Etat, Paris, 1982, p. 173 et plus généralement,
pp. 173-217.
18. Ibidem, et particulièrement pp. 171-188.
19. Immanuel Wallerstein, Ouvrage Cité ; du même, "
Les Etats dans le Vortex Institutionnel de l'Economie-Monde Capitaliste
" in Ali Kazancagil, Ouvrage Cité, pp. 167-176 ; du même,
Le Capitalisme Historique, Paris, 1987.
20. Bertrand Badie, Pierre Birnhaum, Ouvrage Cité.
21. Lire à ce sujet l'article d'Aristide R. Zolberg, "
Interaction Stratégiques et Formation des Etats Modernes en
France et en Angleterre ", in Ali Kazancigil, Ouvrage Cité,
pp. 93-127.
22. Hervé Le Bras, Les Trois France, Paris, 1986. pp. 77-97.
23. Sur Pasquale Paoli, Dorothy Carrington, Corse - Ile de Granit,
Paris 1980 ; du même auteur, Sources de l'Histoire de la Corse
au Public Record Office de Londres, Aiacciu 1983. Sur l'Indépendance
Corse, voir particulièrement le livre de Jean-Baptiste Marchini
Pascale Paoli - Correspondance (1755-1769) : La Corse -Etat, Nations,
Histoire-, Nice, 1985 ; du même, " Familles Paysannes et
Formation de l'Etat Corse : Formes Familiales, Stratégies,
Engagements au XVIII° Siècle " Communication au Séminaire
sur " Family Forms and Demographic Patterns ", Instituto
Gulbenkian de Ciencia, Avril 1985, Lisbonne-Oeiras ; texte repris
et développé au IIIe colloque d'Histoire et d'Archéologie
de Bastia, publié in Actes du colloque, Bulletin de la Société
des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, N° 650, 1er
, 2e et 3e trimestres 1986 ; du même, Pascal Paoli et l'Etat
Corse - Un mouvement de Libération Nationale - ADECEC- Cervioni
1986. Sur cette question nous n'omettrons pas l'uvre de Fernand
Ettori. Citons, Jean-Jacques Rousseau et la Constitution de Corse
: la Tentation du Législateur, Thèse, Aix en Provence,
1976 ; et le récent article présenté dans la
Nouvelle Histoire de la Corse, Editions Privat, 1986.
24. Fernand Braudel, l'Identité de la France, I, Paris, 1986,
pp. 69-70.
25. Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, L'invention de la France,
Paris, 1981.
26. Ibidem.
27. Hervé Le Bras, ouvrage Cité.
28. Renvoyons au livre de Gabriel Ardant, Histoire Financière
de L'antiquité à nos jours, Paris, 1976.
29. José-Gentil Da Silva, Banque en Italie au XVII° siècles,
Paris, 1969, Tome I, Les Foires de Change et la Dépréciation
Monétaire ; Tome II, Sources, et Cours des Changes.
30. Ibidem, p. 404.
31. L'expression appartient à José-Gentil Da Silva,
Banque et Crédit
; par " change verticale ",
il faut comprendre un processus des valeurs vers les centres politiques
et bancaires, au cours duquel, systématiquement, les meilleures
monnaies (or et argent), haute valeur marchande, l'emportent toujours
sur les plus mauvaises. Cela se produit lorsqu'elles se trouvent en
situation de change. A valeur légale égale, la valeur
commerciale supérieure des premières entraîne
leur continuelle réévaluation et leur aspiration vers
le " haut ", vers les niveaux les plus élevés
de l'activité monétaire, et financière ; les
autres privées de " valeur intrinsèque ",
menacée de dévaluation, sont rejetées continuellement
vers le bas et subissent une dépréciation de fait..
Dans cette procédure, la mauvaise monnaie circule entre les
consommateurs, essentiellement salariés ou petits producteurs.
Ce système vaut pour les époques caractérisées
par la multiplicité des centres d'émissions monétaires,
mais joue sous d'autres formes lorsque l'Etat centralise le droit
de battre monnaie. Songeons qu'au début du XIXe siècle,
la circulation des billets de banque s'effectue dans le sens Province-Paris-Province
parce que les billets émis à Paris sont les seuls à
bénéficier d'une acceptation nationale, alors que les
billets émis par les banques provinciale ne circulent que localement.
32. José-Gentil Da Silva, Banque et Crédit
, p.
459.
33. Ibidem, p. 464 ;
34. Ibidem, pp. 520-521. Cela se fit contre les projets lyonnais,
dans les restrictions de leurs libertés, au prix de leur dépendance,
cf. Ibidem, p. 667.
35. Ibidem, p. 691.
36. Fernand Braudel, L'Identité de la France, III, pp. 370-371.
Celui-ci adopte la formule de José-Gentil Da Silva. Il l'applique
aux opérations bancaires de vente au public des titres de sociétés
anonymes sous le Second Empire et sous la Troisième République.
La même définition vaut pour les diffusions massives
de titres dans le cadre des privatisations des années 1986-1987.
37. Ibidem, et aussi Louis Bergeron, Les Capitalistes en France (1780-1914),
Paris, 1978 ; et du même, ouvrage cité.
38. A vrai dire nous livrons ici le point d'une recherche en cours.
Cette documentation à fait l'objet de deux exposés ;
Antoine Marchini " un Marchand-Banquier Corse entre Paris, Beaucaire
et l'Italie ", in Economies Méditerranéennes -
Equilibres et Intercommunications -, (Actes du Colloque
) Athènes,
1985 ; et encore, " Les Papiers du Marchand-Banquier Gregorj
(1817-1822) : un Monde Médiéval pour une Centralisation
Bourgeoise ", Communication au IVe Colloque d'Archéologie
et d'Histoire, Bastia 1986 (à paraître).
39. Lettre du 7 juin 1820 (réponse).
40. M. Capefigue, Emprunts, Crédit Public, Grands Capitalistes
de l'Europe (1814-1852), Paris, 1853, pp. 244-245.
41. Lettre du 7 juin 1820.
42. Par exemple, le nom Odier, plus précisément Antoine
Odier, est étroitement rattaché aux cercles de la haute
finance parisienne directement impliqués dans les successives
Restaurations, après avoirs soutenu Bonaparte vers le Consulat,
Consulter, Louis Bergeron, Les capitalistes
pp. 164-178.
43. José-Gentil Da Silva, " Au cur de l'Economie
Marchande : Les monnaies et Autres Moyens de paiement et de Crédit
", In Economie Méditerranéennes - Equilibres et
Intercommunications, Ouvrage Cité, pp. 262-263.
44. Par exemple, P. Legendre, Les Moyens de Paiement dans le Droit
des Affaires, Paris 1966.
45. Lettre à Gio : Enrico Pensa du 18 Février 1818.
46. José-Gentil Da Silva, Banque et Crédit
, pp.
469 et 488. Les foires de Beaucaire sont anciennes. Déjà,
au XIVe siècle, elles attirent les bonnes pièces du
royaume et les orientent sur Paris ; et p. 717, un témoignage
sur la durée de ces réunions fortement engagées
dans le " change vertical ". Du XVIIe au XIX siècle,
Beaucaire appartient à " ces centres régionaux
des transactions et des paiements " qui " procédaient
" ainsi au ramassage du " crédit " et par l'afflux
continuel des espèces. Cependant Paris était le lointain
chef d'orchestre vers lequel partaient finalement les effets commerciaux
et d'où étaient commandés de plus en plus fermement
tous ces mouvements monétaires, financiers et économiques.
47. Cela s'effectue très lentement, imperceptiblement avec
des phases de rémissions, des progressions à court terme
: la banque de Gregorj dont nous ne connaissons encore que peu de
choses, notamment sur ses débuts et sur son contenu juridique,
durera jusque dans les années 1930. Pour notre propos, il est
symptomatique que sa fin intervienne en plein crise mondiale : illustration
de recentrages périodiques dans la sphère capitaliste
et de leur impact dans les zones dites périphériques.
48. Pour reprendre l'expression de Gabriel Ardant, ouvrage Cité,
p. 329.
49. José-Gentil Da Silva, " Au cur de l'Economie
Marchande José-Gentil Da Silva, Banque et Credit
, p.
717 (voir citation à la note Ne 47).