MARIA CATALINA

La belle-mère corse de Victor Hugo

Antoine-Dominique MONTI - Roch MULTEDO

 

"toi tu peux emplir ta tombe de résurrections...
tu dirais en mourant: vous me réveillerez en dix-neuf
cent vingt... vous me réveillerez en dix-neuf
quatre-vingts...".

LES TABLES PARLANTES,
Jersey, le 29 septembre 1854.

 

Au tout début du XIXe siècle, la Corse désemparée n'est pas jugée capable d'une administration régulière. Les deux départements, celui du Golo, chef-lieu Bastia, et celui du Liamone, chef-lieu Ajaccio, subissent en commun la dictature d'un envoyé extraordinaire du Premier Consul.
En 1801, l'île est hors Constitution: préfets et chefs militaires obéissent au conseiller d'Etat Miot investi de pouvoirs sans limites.
A ce gouvernement succède un autre régime d'exception. Le 12 janvier 1803, un arrêté règle les attributions du général Morand, commandant la 23e région militaire, et lui donne tous les pouvoirs juridictionnels (1).

(1) "Etude historique sur l'administration de la justice en Corse depuis les temps anciens jusqu'à nos jours", discours prononcé par M. le Premier Président CALMETES à l'audience solennelle d'inauguration du nouveau Palais de Justice de Bastia, le 12 mai 1858, 2e éd., Bastia, imp. Fabiani, 1859.

Avec Miot et Morand, c'est un régime de terreur qui s'installe en Corse. Les deux hommes exécutent avec rigueur les ordres du Premier Consul... et en rajoutent. La censure est instaurée. Les tribunaux criminels sont supprimés. Une juridiction d'exception, dont les Corses sont exclus, juge sans recours. Elle punit indifféremment de la peine de mort les assassinats consommés et les crimes de la pensée. Les troupes de ligne, les corps de gendarmerie et les colonnes mobiles de gardes nationales parcourent le pays pour des expéditions punitives, brûlent les maisons, pratiquent les exécutions sommaires et emportent des otages. Si l'on ajoute, en 1802, le spectre de la famine et, en 1804, celui de la peste que peuvent introduire les bateaux venant de Livourne, sans compter les brigandages, on a de la Corse de ce début de siècle un sombre tableau qu'éclairent à peine des avantages fiscaux, quelques plans de gros travaux et de vagues mesures d'amnistie.
Si Bonaparte avait exigé pour ses compatriotes une police sévère et qui fut en réalité "abusive", comme il la qualifiera lui même en 1809, c'est que les Corses n'étaient pas définitivement acquis à la France et, moins encore, au gouvernement consulaire. D'ailleurs, le parti anglais restait puissant.
Malgré le traité d'Amiens, la paix est fragile. L'escadre anglaise surveille la Méditerranée et Nelson fait de longs séjours à la Maddalena. C'est à partir de cet îlot, situé au nord de la Sardaigne, que les émigrés recrutent des Corses pour l'armée anglaise et font du renseignement (2). La situation reste préoccupante pour le gouvernement français.

(2) Ersilio MICHEL: "Progetti di riconquista britannica dell'isola", in Archivio Storico di Corsica, VII-1, gennaio-marzo 1932.

Aussi, à la fin de 1802, une partie de la 20e demi-brigade, stationnée à Marseille, reçoit l'ordre de se préparer à renforcer la défense de la Corse et celle de l'île d'Elbe récemment annexée à la France. Le commandement du 1er bataillon est confié à Léopold-Joseph-Sigisbert Hugo, un homme qui s'était illustré à l'armée du Rhin et y avait gagné l'amitié du général Moreau ce qui, à l'époque, n'était pas une référence (3).

(3) Pour l'ensemble de cette étude nous avons beaucoup utilisé les Mémoires du général Hugo, 3 volumes, in 8°, Ladvocat éd., Blois 1823, et les Oeuvres complètes de Victor Hugo, magnifique édition chronologique en 20 volumes publiée sous la direction de Jean MASSIN par le Club Français du Livre. Sauf mention spéciale, les lettres citées sont tirées de ce dernier ouvrage qui nous a été complaisamment prêté par M. Jean-Baptiste Bellagamba.

 

Léopold Hugo débarque à Bastia le 18 janvier 1803. Il a 29 ans. Il est accompagné de ses trois enfants: Abel, quatre ans, Eugène, deux ans, Victor, pas tout à fait onze mois, et de leur gouvernante, Claudine.
Mme Hugo (née Sophie Trébuchet) n'est pas là. Son mari l'avait envoyée à Paris auprès de Joseph Bonaparte pour être disculpé d'une accusation calomnieuse. Partie de Marseille le 28 novembre, elle rejoindra son mari onze mois après.
Les longueurs et les difficultés du voyage, les visites nombreuses aux personnages influents qui gravitaient autour du Premier Consul ne suffisent pas à expliquer qu'une mère reste si longtemps séparée de ses enfants.
Certes, nous savons que Sophie n'aimait pas faire les arrières du front pour assurer le repos du guerrier. Le ménage avait vécu heureux tant que Léopold eut la charge sédentaire de rapporteur près le Conseil de Guerre de la 17e division de Paris. Les nécessités de la guerre avaient mis fin à une lune de miel de deux ans. Lorsque Léopold était parti pour les champs de bataille de la Souabe, il avait installé sa femme à Nancy, où il était né, pour avoir la joie de la retrouver de temps en temps. Et Sophie, qui ne s'y plaisait pas, qui ne s'entendait guère avec sa belle-mère chez qui elle habitait, avait menacé de regagner Nantes, sa ville natale, où elle espérait retrouver, selon sa propre expression, "la tranquillité et peut-être le bonheur".
C'est probablement avec les mêmes raisons que, cette fois, Sophie s'attarde à Paris. Mais, surtout, elle retrouve celui à qui elle avait demandé d'être le parrain de Victor: le général Victor-Claude-Alexandre Fanneau de Lahorie (4).

(4) Victor-Marie Hugo devait ses prénoms à ceux qui auraient dû le porter sur les fonds baptismaux: le général Lahorie et la baronne Délélée. Le baptème n'eut pas lieu, ce qui provoqua des difficultés lors du mariage avec Adèle Foucher.

Pour Sophie, Lahorie a concrétisé son idéal politique et ses aspirations amoureuses. Elle aimait en lui l'homme de courage, d'énergie, de perfection et d'ambition, en même temps qu'elle l'approuvait d'avoir embrassé le parti de Moreau, le rival de Bonaparte soutenu par les royalistes. Il semble acquis que c'est au cours de ce séjour prolongé à Paris qu'elle devint l'amante du général si, toutefois, elle n'avait été jusque là que son admiratrice (5).

(5) Cf Louis GUIMBAUD: "La mère de Victor Hugo", lib. Plon, Paris 1930.

Quoiqu'il en soit, l'inclination réciproque qui avait conduit Sophie Trébuchet (25 ans et demi), et Léopold Hugo (24 ans) à unir leurs destinées par un mariage civil, célébré à Paris le 15 novembre 1797, sera brisée. Très tôt chez elle; plus tard chez lui. Ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre.
Léopold Hugo (6) c'est autre chose que ce "héros au sourire si doux" immortalisé par un fils génial.

(6) Cf surtout Louis BARTHOU: "Le général Hugo", Hachette 1926.

C'est d'abord un être de chair compacte et de sang bouillonnant avec, peut être, la "probité candide" de Booz, comme lui "bon maître et fidèle parent", comme lui "généreux quoiqu'il fut économe".
Au physique: 1,70 m, le poil châtain, les yeux bruns, un visage long et coloré, un nez gros, des lèvres charnues, un cou puissant.
Dans un corps sain, infatigable, une énergie généralement contenue par une âme raisonnable et, surtout, une bonté naturelle qui se manifeste par des attitudes naïves et une franchise ingénue. Pour les hommes, un copain exigeant; pour les femmes et les enfants, un ami indulgent.
Léopold s'était engagé dans la profession militaire par vocation et c'était très bien ainsi car c'est dans l'action guerrière que son énergie a trouvé son meilleur exutoire. Hélas! les militaires avaient aussi des temps de repos et cette énergie explosait en colères terribles ou débridait sa sensualité.
Léopold faisait l'amour comme il faisait la guerre: à la hussarde, et il semble que son épouse, du moins telle que nous avons appris à la connaître, ait été incapable d'épuiser sa force virile.
D'après le "Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie" (7), dans un portrait qui n'est pas tout à fait exact, Sophie était "petite, mignonne, des mains et des pieds d'enfant; elle avait quelques traces de petite vérole, mais qui disparaissaient dans l'extrême finesse de sa physionomie et de son regard intelligent".

(7) L'ouvrage a été écrit par Adèle Hugo avec des éléments essentiellement fournis par son mari, parfois même sous sa dictée. Il a été édité à Paris en 1863 par Lacroix. Nous utilisons le texte contenu dans le MASSIN.

Cette petite chose était pourtant bourrée de détermination et de fierté. Entêtée, inflexible, implacable: ce sont les qualificatifs qui reviennent sous la plume de ses biographes. Chez lui, l'énergie était propriété physique; chez elle, vertu morale.
Comme le Marquis de Champmercier des "Misérables", Sophie était ultra-royaliste et ultra-voltairienne. Orpheline de mère, elle avait été éduquée par une vieille tante incrédule et sceptique qui lui avait fait aimer la lecture et le théâtre mais l'avait fermée à jamais aux spéculations métaphysiques et à la poésie.
Léopold a aimé passionnément cette femme, même s'il lui arrivait d'épancher ailleurs un trop-plein d'amour. Elle n'a pas su - ou n'a pas voulu - le garder. Une autre femme saura s'attacher cette force de la nature que Sophie a dédaignée. Sophie étant à Paris, l'autre a pris place dans le coeur du mari.

 

C'était donc en 1803. Bastia était une petite ville d'environ 8000 habitants. Une faible partie de la population habite la citadelle. C'est là que les Hugo s'installent, dans un appartement du premier étage de la maison Progher (8), l'actuel presbytère.

(8) Le 13 août 1950, à l'occasion du XIXe congrès des écrivains de France, on apposa, sur la façade, une plaque de marbre qui rappelait que "cette vieille demeure abrita Victor Hugo tout enfant". Elle était rehaussée du portrait du poète en médaillon sculpté par Jean Pekle. Quelques années après, la plaque se décolla et fut brisée en tombant. Elle fut récupérée par un ecclésiastique qui se soucia fort peu de la faire remettre en place. Des hommes s'en émurent, la presse s'en mêla (v. Nice-Matin du 14 mai 1967), rien n'y fit. Certains hommes d'église ont la rancune tenace et n'oublient pas que Victor Hugo avait été le chef de la gauche démocratique.

La maison borde, à l'est, une petite place que limite, au nord, la cathédrale Sainte Marie.
De l'aveu même de Léopold, la vie à Bastia était agréable. Le vin est excellent, peu cher et plein de feu, raconte-t-il dans ses "Mémoires". Le pain est bon. Le poisson est aussi excellent que le vin. Les aliments en général n'y sont ni plus chers, ni moins bons qu'ailleurs.
"Au milieu des plaisirs honnêtes de tout genre, on cherchait encore des délassements dans la culture des belles-lettres; quelques personnes se livraient à l'étude de la nature, qu'une société d'émulation favorisait... On avait formé à Bastia un théâtre de société qui facilement eut rivalisé avec les meilleurs troupes de nos départements. On dansait souvent, on s'amusait partout, et les fêtes se succédaient".
La société d'émulation dont parle Léopold, s'appelait en réalité: Société d'Instruction (9).

(9) Cf "Les Sociétés savantes en Corse", par le chanoine LETTERON, in Bulletin de la Société des Sciences, fasc. 367-369, imp. Santi, Bastia 1916.

Elle avait été créée le 29 mai 1803 par le Préfet Pietri et inaugurée solennellement le 9 juin en présence des conseillers généraux, du général commandant la subdivision, de l'état-major de la place, des officiers de la garnison, des membres des différents tribunaux et d'un nombreux concours de citoyens. Léopold avait été fait membre correspondant. Il s'intéressait particulièrement aux sciences de la nature et rédigea les "Moyens de détruire dans ses larves le ver rongeur de l'olivier en Corse".
Parmi les "plaisirs honnêtes" dont parle Léopold, il faut mentionner les trois jours de festivités de Carnaval et la célébration de l'Annonciation (25 mars) et de la Sainte-Croix (3 avril). La confrérie de la Sainte-Croix réglait aussi bien les cérémonies religieuses que les divertissements. Elle faisait imprimer les invitations, les programmes et des sonnets sur tissu de soie. Pour mettre l'ambiance, elle embauchait des musiciens, faisait tonner le canon et offrait des rafraîchissements et des "canistrelli".

 

Pendant que Léopold apprécie la vie bastiaise, que deviennent les enfants? Les lettres de Léopold à Sophie nous apprennent qu'ils se portent assez bien (18 mars) et même bien (20 mai). Les aînés grandissent sans donner de soucis. Ils sont doux et sensibles. Victor est "bien portant mais faible" car les dents le tracassent. S'il a des vers, on lui administre "l'erba greca", un vermifuge puissant à base d'algues connu en pharmacie sous le nom de "mousse de Corse" et dont les Corses "font grand cas".
Plus encore que par les dents ou par les vers, Victor est tourmenté par l'absence de sa mère. Un passage de la lettre que Léopold adresse le 18 mars à Sophie est significatif: "Les enfants te font mille caresses, le dernier t'appelle toujours. Si le pauvre petit ne te reconnais pas, au moins se rapprochera t-il aisément de toi, car il semble toujours qu'il a perdu quelque chose". Il n'entre pas dans le cadre de cette étude de rechercher les répercussions de l'absence de Sophie sur le caractère et sur l'oeuvre du poète qui a tant chanté la MERE et l'ENFANT. Signalons seulement que Victor Hugo feindra d'ignorer cette période vécue en Corse sans sa mère. "Nous autres, enfants nés sous le Consulat, nous avons tous grandis sur les genoux de nos mères, nos pères étaient au camp" écrira t-il en 1819 dans le "Journal d'un Jeune Jacobite" et, bien plus tard, dans le "Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie", rédigé à Guernesey par son épouse, sous son contrôle, il est dit que "la famille resta entière jusqu'à la fin de l'An XIII, allant et venant d'une île à l'autre, tantôt à Porto Ferrajo, tantôt à Bastia. Tous ces déplacements fatiguaient beaucoup les enfants, et principalement le petit Victor, toujours languissant, ce qui lui donnait une tristesse rare pour son âge; on le trouvait dans tous les coins, pleurant silencieusement sans qu'on sût pourquoi". C'est peu et c'est faux.
A Bastia, Léopold avait donné "une promeneuse" à Victor. "Ce pauvre enfant ne pouvait la sentir dans les premiers jours; il était triste et on aurait dit qu'il se plaignait d'être envoyé avec une femme qui ne parlait pas notre langue. Il s'y habitue". De cette femme nous n'en savons rien et il serait sans doute vain de prétendre qu'elle a aidé à la création de la Guanhumara des "Burgraves". Ce qui est sûr, c'est que Victor lui disait: "gattiva" (tu es méchante) et qu'à l'âge des premières dents et des premiers mots son oreille a enregistré simultanément la langue française et la langue corse.

 

L'absence de Sophie, qui certes a perturbé Victor, rendait aussi Léopold malheureux. Apparemment, il aimait beaucoup sa femme. De Marseille, à la veille de partir pour la Corse, il l'implorait "d'abréger son veuvage". De Bastia, le 20 mai, à la veille de rejoindre l'île d'Elbe, il lui demandait de partir aussitôt.
Hélas! Sophie n'est pas pressée de rentrer et, même, elle ne donne pas souvent de ses nouvelles. Le 12 avril, Léopold écrivait: "Je n'ai reçu aucune nouvelle de toi depuis ta lettre du 30 pluviôse (19 février), il y a aujourd'hui 52 jours".
Il est vrai que les nouvelles mettaient une vingtaine de jours pour arriver de Paris et il n'y avait de service postal entre le continent et la Corse que tous les sept jours. Le 13 mai, le courrier n'apporte pas de lettre de Sophie et Léopold est "livré aux plus sombres inquiétudes", et il ajoute: "Ne pense pas que je soye en proie à la jalousie; je te respecte trop pour en avoir, quoique j'aime avec idolâtrie". Voilà une dénégation qui vaut une affirmation. Et pourtant Léopold n'avait, à l'époque, aucune raison de soupçonner sa femme.
Des raisons d'être jalouse, Sophie aurait dû en avoir. Elle aurait dû se douter que la sensualité de son mari était exacerbée; mais les lettres de Léopold étaient si rassurantes! "Je te serai fidèle jusqu'à la mort", écrivait-il le 13 février. Et le 18 mars: "Tu te convaincras à ton retour combien je t'ai prouvé d'attachement, puisque ma tendresse pour toi est le sujet sur lequel conversent les gens de bien. Sois tranquille sur ma fidélité. Outre qu'il y a ici de grands risques à courtiser les femmes, puisque outre les dangers des maladies nous avons les coups de stylets à craindre, j'ai ton souvenir trop présent et ton image trop chère pour te donner des chagrins dont la représaille me ferait mourir de douleur". Enfin, une dernière affirmation de ce genre, en date du 12 avril: "Je ne cherche point à t'être infidèle, je vis pour toi seule".
Les deux autres lettres connues (13 et 20 mai) sont muettes sur ce point. Léopold aurait-il fauté? Aurait-il déjà rencontré celle qui sera sa compagne pendant 25 ans? Ce n'est pas impossible.
Le 20 mai, la 20e demi-brigade est complètement évacuée sur l'île d'Elbe. Léopold reste à Bastia pour quelque temps. Est-ce pour y attendre sa femme qui lui a annoncé son intention de revenir? Peut-être.

 

La famille Hugo a dû rejoindre l'île d'Elbe au mois de juin. C'est là que Léopold aurait rencontré la femme dont il fera sa maîtresse, puis son épouse. L'information, la seule que nous possédons, nous est donnée par Sophie dans une requête de 1814 adressée au Tribunal de première instance de Thionville dans le but d'obtenir la séparation de corps et une pension de 3000 francs.
Il est dit que "pendant l'absence de Mme Hugo, le régiment de son mari reçu l'ordre de se rendre à l'île d'Elbe. Là le Général Hugo fit la connaissance avec une fille Thomas (Cécile) qui ne possédait rien au monde, et dont le père venait d'être chassé pour malversations de l'hôpital de Porto Ferrajo où il était employé comme économe ou comme infirmier (10). Et bientôt l'influence et l'obsession de cette malheureuse firent oublier au général ses devoirs de père et d'époux".

(10) D'après l'acte de mariage de Maria Catalina avec le général Hugo (Chabris 1821), Nicolas Thomas serait mort en Corse le 1er novembre 1803. L'état civil de Cervioni et celui de Bastia ne portent pas de trace de ce décès.

La "fille Thomas", que Léopold a toujours appelée Cécile, s'appelait en réalité Marie-Catherine, ou mieux, comme on la nommait dans son enfance: MARIA CATALINA.
Elle était née à Cervioni le 5 novembre 1783. Elle avait donc dix ans de moins que Léopold qui était né à Nançy le 15 novembre 1773.
Cervioni est un gros village situé à 40 km au sud de Bastia. Accroché aux premiers contreforts de la montagne schisteuse de la Corse orientale, il a la mer Tyrrhénienne presque à ses pieds et l'horizon barré par les îles de l'archipel toscan: Capraia, Elbe, Pianosa, Monte Cristo. Lorsque naissait Maria Catalina, Cervioni était encore le siège de l'évêché d'Aléria et de la juridiction royale de même nom. Deux Bastiais de la famille Saettoni, probablement frères, s'y étaient établis tout de suite après la conquête française de la Corse:
- Jean (1733-19 juin 1799), cordonnier en 1772, aubergiste en 1775, puis boucher à partir de 1781 alors que sa femme Marie-Jeanne, née Baboni, continuait à gérer l'auberge.
- Jean-Baptiste, boucher, qui mourra à Cervioni le 17 juillet 1792, marié à Catherine Vasalla décédée bien avant 1784.
Jean-Baptiste avait deux enfants: Jean, dit Ghjuvanninu pour le distinguer de son oncle, et Anne-Marie, dite Lina, née vers 1764, probablement à Bastia. A 19 ans, Lina fréquente Nicolas Thomas, coiffeur faisant fonction d'huissier, qui lui fait un enfant: Maria Catalina.
Nicolas Thomas était né le 2 février 1756, à Ligny-en-Barrois, de Joseph Thomas et de Madeleine Chopin. Nous ignorons les raisons qui l'ont fait s'établir à Cervioni. Le 14 avril 1784, il épouse la mère de son enfant. Maria Catalina est baptisée le même jour. Le parrain est Vincenso Santalucia, de Bastia, la marraine Marie-Claude Josse, la femme du receveur des Postes de Cervioni (11).

(11) Arch. municipales de Cervioni.

Lina meurt le 23 octobre 1784, donc six mois après la célébration du mariage. Maria Catalina a onze mois et dix jours. Au moins jusqu'en 1794, la petite orpheline et son père continuent à vivre à Cervioni où les Saettoni se sont rapidement multipliés.
Nicolas Thomas, dont le nom est généralement corsisé en Tommasi, apparaît à l'état civil en 1785, 1790, 1791, comme parrain ou témoin de mariage. Le 19 février 1794, il sert de parrain à Philippe Palin dont la mère, Rosina, est la fille de Jean Saettoni et dont le père, le sergent Philippe Palin, est de Gondrecourt, donc du pays de Bar comme lui.
Nicolas Thomas était-il encore à Cervioni en 1803 ? C'est fort peu probable, mais ce n'est pas impossible, de même qu'il n'est pas impossible que Léopold Hugo soit venu à Cervioni qui a toujours été ville de garnison (12).

(12) En sept. 1804, la 8e compagnie de la 20e demi-brigade est stationnée à Cervioni. Nous verrons que le régiment de Léopold est de retour en Corse depuis le printemps.

Plus probable est la présence de Nicolas Thomas à Bastia en 1803. Dans ce cas, Léopold n'aurait pas manqué de le rencontrer par l'intermédiaire de Cervionais que le chef de bataillon Hugo a obligatoirement fréquentés comme Antoine-Philippe Casalta, général de Brigade, Darius Casalta et Philippe-Jean Suzzoni, de la Société d'Instruction, ou simplement parce qu'ils étaient lorrains tous les deux.
Léopold Hugo a donc pu faire la connaissance de Maria Catalina à Cervioni ou à Bastia, mais ce ne sont là que supputations et nous nous en tiendrons à la version donnée par Sophie, même si sa requête au tribunal de Thionville contient des inexactitudes et des contrevérités.

 

Si l'on s'en tient aux termes d'une lettre qu'il envoie à Sophie le 18 juillet 1803, à cette date Léopold n'a pas encore de relations amoureuses avec Maria Catalina: "Mon amour pour ma femme me fait éprouver plus de plaisir à penser à elle qu'à rechercher des connaissances qui lui donneraient du chagrin".
A la mi-octobre, Sophie retrouve Léopold à l'île d'Elbe. "Etant parvenue, après neuf mois de séjour dans la capitale, à arranger la malheureuse affaire qui l'y avait appelée, elle s'empressa (sic) de le rejoindre", dit-elle dans la requête au tribunal de Thionville. En fait, Sophie n'avait rien arrangé puisque Léopold désirait une mutation de régiment et qu'il était encore à la 20e demi-brigade. D'ailleurs, comment aurait-elle pu obtenir une faveur en fréquentant Lahorie mis en non-activité depuis 1801 par suite de ses rapports avec Moreau et, par conséquent, bien plus suspect que ne pouvait l'être Léopold?
Continuons à emprunter à la requête de 1814 la relation du séjour de Sophie à l'île d'Elbe: "Le général eut l'air de la recevoir avec affection, mais, peu de jours après son arrivée, il insista auprès d'elle pour qu'elle repartit avec ses enfants, lui donnant pour raison qu'il fallait les mettre en sécurité, la forteresse où il se trouvait étant menacée par les Anglais... Il lui disait de plus qu'il fallait qu'elle retournât à Paris solliciter de l'emploi pour lui, car il était sûr d'être réformé et de quitter son régiment... Mme Hugo fut vaincue par toutes ses raisons et se décida à repartir, ne se doutant guère que son mari désirait son absence afin de vivre plus en liberté avec sa maîtresse".
Ce n'est pas l'avis de Léopold qui, dans une requête en divorce faite en Espagne, écrit: "Les réflexions les plus douces et les plus persuasives demeurèrent vaines en présence du caractère inflexible de mon épouse. Elle me priva de toute union conjugale, me sépara de mes enfants qu'elle emmena à Paris; parti d'autant plus dangereux que les Anglais occupaient la route" (13).

(13) GUIMBAUD: "La mère de VH", op. cit, p. 137.

Sophie quitta son mari un mois après son arrivée, emmenant les enfants, promettant, semble-t-il, de revenir trois mois après. Elle partit de son plein gré, sans doute pressée de retrouver son amant. La correspondance de Léopold apporte la preuve que ce départ a été voulu par Sophie, par elle seule. Le 8 mars 1804: "Rappelle-toi quelquefois que rien ne peut me consoler de ton absence; que j'ai un ver rongeur qui me mine, le désir de te posséder; que je suis dans l'âge où les passions ont le plus de vivacité et que ce n'est pas sans murmurer contre toi que je sens les besoins de te serrer contre mon coeur". Le 30 avril, alors que Sophie avait manifesté peut-être un vague désir de revenir: "Ne reviens que pour rester". Le 18 juin: "Ton dernier départ m'a fait tant de mal, il était si fort contre mon gré que j'en suis encore étonné, et qu'il faut souvent, très souvent même, que je t'excuse dans mon coeur... Voilà déjà huit mois que dure cette absence de trois mois". Deux ans plus tard, alors que Sophie fait état de son intention de rejoindre son mari à Naples, Léopold lui reprochera son départ précipité de l'île d'Elbe et dira ne l'accepter qu'avec "une toute autre résolution que de repartir au bout d'un mois". Et pourtant, Léopold avait couvert les coups de tête de Sophie. Le 1er mars 1804, il avait écrit à son beau-frère Trébuchet: "Je me suis déterminé à lui donner cette résidence (Paris) en considérant tous les événements auxquels elle aurait pu être exposée en cas de siège".
La lettre du 23 avril prouve aussi que Léopold n'avait chargé sa femme d'aucune sollicitation: "Ne voit personne; ne cherche point de protecteur". Sophie a donc tort d'écrire: "Mme Hugo, arrivée à Paris, s'occupa de suite des sollicitations pour son mari, mais peu de temps après, les protecteurs de son mari ayant été proscrits, elle se vit arrêtée dans ses démarches". De quels protecteurs s'agit t-il? Lahorie trempait dans la conspiration Moreau-Pichegru-Cadoudal dont le procès s'ouvrira le 25 mai 1804. Ceux qui avaient la volonté d'aider le chef de bataillon Hugo n'étaient pas en disgrâce: Joseph Bonaparte, le sénateur Defermon, Clarke,...
Dans la requête, Sophie dit qu'elle avait décidé de revenir à l'île d'Elbe, mais qu'elle en avait été empêchée par Léopold d'abord, qui lui avait annoncé sa venue à Paris pour le couronnement de l'empereur, par la peste ensuite, qui s'était déclarée à Livourne. "Mme Hugo ne pouvant exposer ses trois enfants aux dangers de la guerre, fut obligée d'attendre le moment favorable pour se réunir à son mari, tandis que la malheureuse qui cause tous ses malheurs le suivait partout en lui faisant regarder comme preuve de son dévouement ce qui n'était pour elle qu'un moyen d'existence, puisque, sans l'argent du général, elle était réduite à travailler pour vivre et qu'elle savait bien qu'il n'y avait que sa présence et son obsession continuelle qui pouvait prolonger la faiblesse d'un père de famille, vertueux au fond, mais égaré par les artifices de cette misérable".

 

Après le départ de Sophie, Léopold reste encore cinq mois et demi à l'île d'Elbe. En vertu de l'arrêté des Consuls du 24 septembre 1803 sur l'organisation de l'armée, la 91e demi-brigade est jointe à la 20e pour constituer le 20e régiment d'infanterie de ligne. Léopold Hugo se voit confier le commandement du 4e bataillon et reçoit l'ordre de revenir en Corse. Le 1er mai 1804, il quitte Porto Ferajo pour Bastia. Si les vents sont bons, la traversée dure de 12 à 15 heures. La veille du départ, il en informe son épouse dont la dernière lettre était écrite en termes plus tendres que les précédentes: "Les assurances de ton amour, dit-il, les espérances de te prendre enfin sans crainte de nouvelles séparations, me redonnent pour toi un degré de plus de tendresse; je ne te cache pas que j'avais besoin de cette bonne lettre du 18 germinal".
Dans la bateau qui le ramène à Bastia, nous pouvons supposer que Léopold a fait une place à Maria Catalina. Que représente-t-elle pour lui à cette époque? Peut-être une fille agréable et dévouée qui lui donne sa jeunesse et son amour et lui évite de multiplier les aventures galantes. Il lui porte un amour léger sans être frivole, un de ces amours dont on sait qu'ils ne vont pas durer, que l'on arrête un jour avec chagrin mais sans drames. Il est persuadé qu'il va retrouver son épouse et ses enfants et aspire à une vie familiale paisible, sinon exaltante comme aux premiers jours.
A Bastia, Léopold renonce à écrire régulièrement à Sophie comme il le faisait avant. La première lettre est probablement celle du 18 juin, en réponse à deux lettres de sa femme qu'il vient de recevoir. Il assure son épouse que ces lettres lui ont procuré le plus grand plaisir, mais avoue que ses sentiments "ne sont plus aussi vifs que dans le principe... quoiqu'ils le soient encore beaucoup". Pour la première fois, ce n'est pas la passion qui dicte sa lettre, mais la raison. Il envisage même une séparation définitive.
Dans cette lettre, Léopold met sa femme en garde sur les conséquences d'une absence prolongée: "Penses-tu qu'à mon âge et comme tu me connais, il soit prudent de me laisser abandonné à moi-même?", et il ajoute: "Il est vrai qu'ici tu as le stylet pour garant de ma fidélité, et que tu dois penser qu'avec la plus grande envie de caresser une femme, on doit s'abstenir dans la crainte de perdre la vie dans ses bras mêmes".
Ici nous sommes en droit de penser que les propos de Léopold manquent de sincérité. Si nous admettons, comme Sophie nous l'a appris, que la "fille Thomas" est la maîtresse de son mari depuis le séjour à l'île d'Elbe, l'évocation du stylet a même quelque chose d'inconvenant. Maria Catalina est libre. Sans père ni mère, loin de ses proches parents qui sont à Cervioni, elle a toute latitude pour s'afficher avec son amant et le suivre partout. Pour nous, Maria Catalina s'était installée dans le lit de Léopold et celui-ci avait eu la chance ou l'habileté de se choisir une femme suffisamment indépendante pour ne pas jeter le déshonneur sur une famille.

 

Le second séjour de Léopold en Corse, à Bastia surtout mais aussi à Ajaccio, durera près d'un an et demi, excepté un court voyage à Plaisance pour une mission dont nous ne savons rien.
A cette époque, l'île est isolée du continent: "les Anglais d'un côté, la peste de l'autre". De temps en temps, un courrier assure la liaison avec la côté italienne, mais la guerre interdit la libre navigation et les militaires ne reçoivent pas toujours leur solde. Léopold est obligé d'emprunter 500 francs à son quartier-maître, chose qui ne lui était jamais arrivée.
Le 23 avril 1804, alors qu'il savait qu'il devait retourner en Corse, Léopold écrivait de l'île d'Elbe: "Je vais dans un pays où l'on paie peu, mais où l'on vit à meilleur compte qu'ici". Or les choses venaient de changer rapidement. Par suite des difficultés de la guerre, la vie a augmenté, "tout est d'une cherté horrible". Le voyage d'Ajaccio à Bastia est plus coûteux que celui de Marseille à Lyon. A Ajaccio, "tout est d'un prix excessif" : une aune de drap bleu se vend 70 francs, une cravate revient à six francs, "et elle est fort ordinaire".
Comme officier, Léopold est tenu à des frais de tenue et de "représentation". A Bastia, il fréquente les salons du général de division Colli "dont l'épouse embellit beaucoup la maison". A Ajaccio, il visite souvent la famille Bonaparte. Il a peut-être aussi des fréquentations dont, naturellement, il ne fait pas état dans sa correspondance. Il s'agit de la franc-maçonnerie. Léopold Hugo aurait été initié à l'île d'Elbe et aurait été membre de la loge "La Concorde" O. de Bastia.
Pendant ce temps, que devient Maria Catalina? Certainement, il ne pouvait l'exhiber dans les manifestations mondaines. Elle devait attendre son retour, le soir, dans le grand appartement qu'il avait loué avec l'espoir d'y installer toute sa famille et d'y recevoir les officiers de son régiment. Nous ignorons s'il s'agit encore de celui de la maison Progher où il avait logé ses enfants lors du premier séjour.
Quoiqu'il en soit, la liaison de Léopold Hugo avec Maria catalina ne pouvait être ignorée, en particulier de ses chefs, mais le fait était commun dans les milieux militaires et ne pouvait nuire à sa carrière. D'ailleurs le général Morand lui veut tout le bien possible, écrit pour lui à Joseph Bonaparte, demande pour lui, au ministre de la guerre, une place d'adjudant-major et une gratification de 1500 francs.
Léopold était en effet un serviteur exemplaire. Malgré ses réels sentiments de profonde humanité, il avait dû faire partie de l'appareil répressif instauré par Morand. Il avait conscience du danger que cela représentait et, plus encore que le stylet des maris bafoués, il avait peur de la vendetta corse, "ayant été membre et rapporteur d'une commission militaire qui a condamné cinq embaucheurs du pays à la peine capitale".

 

La seconde période corse de Léopold Hugo sera déterminante pour sa vie sentimentale. Le désaccord avec Sophie va se préciser en même temps que se fortifie son attachement pour Maria Catalina.
Les premiers temps, Léopold ne croit pas à une rupture définitive avec sa femme. Il n'y croit pas et ne le désire pas. Il pense que tout va s'arranger. En effet, à son arrivée à Paris, Sophie a manifesté l'intention de revenir et assuré son mari de son amour. Lui est tout heureux de recevoir des nouvelles de son épouse, trop rares il est vrai, et offre des cadeaux: un collier et aussi son portrait fait à Bastia par Mme Garre, la cousine de l'inspecteur aux revues, une artiste qui a tant de talent que seul Isabey peut "pour la ressemblance rivaliser avec elle".
Cependant, l'avenir du ménage ne dépend pas que de lui. Il appartient aussi à Sophie de fournir un effort pour faire oublier un certain passé et conforter des sentiments qui se dégradent. Pour Léopold, le souvenir des retrouvailles à l'île d'Elbe est amer. Il espérait une nouvelle lune de miel, il n'a trouvé que "froideurs" et "rebuts". Sophie a répondu à la passion bouillonnante de son mari par des "refus irréfléchis" et un départ précipité: "Je n'ai vu dans ton départ qu'une volonté ferme de me fuir, d'éviter des caresses qui t'étaient importunes, de te soustraire à des scènes de ménage que ta tête bretonne rendaient beaucoup trop longues".
Le 11 juin 1805, Léopold, qui a "enfin" reçu des nouvelles de Sophie, écrit une lettre dont le pathétique est d'une intensité jamais atteinte jusque là.
"Ma bonne amie, écrit-il, viens me consoler". De quoi? Du regret, sinon du remords, d'avoir trompé sa femme? Ce n'est pas si sûr. On peut envisager une fâcherie avec Maria Catalina. Léopold semble en effet désemparé au point de faire l'aveu de son infidélité. Après avoir évoqué le souvenir de ses enfants et de leur mère, "cause de regrets bien cuisants" mais aussi "source continuelle de larmes douces et de jouissances pures", il ajoute: "On peut bien, à mon âge et avec un tempérament malheureusement trop ardent, avoir pu s'oublier quelquefois". Bien sûr la faute en incombe à Sophie qui a abandonné son époux, mais "les conséquences de pareilles actions ne sont rien quand un mari conserve un coeur tendrement attaché et surtout quand il n'est pas forcé de les renouveler souvent et longtemps de suite. Toi qui me connais mieux qu'une autre, pourquoi n'as-tu pas laissé le remède près de moi?".
Nous nous interrogeons sur l'événement, ou la disposition d'esprit ou de coeur, qui a dicté cette lettre. C'est un appel émouvant à Sophie pour qu'elle reprenne la vie commune. "Vois moins dans cette lettre franche un aveu de fautes que la nécessité d'en empêcher la continuation par ta présence. Sois sûre que je serais incapable de tout acte qui me dégraderait à mes propres yeux, que je ne cherche de femmes (noter le pluriel) que par besoin, mais que mon coeur est tout à toi et ma tendresse inviolable pour mes bons enfants. Rassure-toi, rassure-les sur tes larmes et viens en verser avec eux de plaisir et de joie dans les bras d'un époux qui t'aime et à qui tu cesseras dès lors de pouvoir reprocher rien... Baise Abel, baise Eugène, baise Victor pour leur papa; ne pleure plus et aime-moi, car je le mérite toujours".
Lorsqu'on a appris à connaître Sophie, on se représente mal les pleurs dont elle a fait état dans sa lettre, ces pleurs qui ont bouleversé Léopold, et la suite de la correspondance va prouver qu'elle veut davantage qu'on s'apitoie sur l'état de sa bourse que sur celui de son coeur.

 

Quelle sera la réaction de Sophie au message du 11 juin 1805 dont Barthou a dit qu' "aucune lettre de Léopold Hugo n'est plus profondément humaine"?
Elle a dû recevoir le courrier de son mari une vingtaine de jours après. Elle répond le 9 juillet, donc presque aussitôt. Nous ne connaissons pas le texte de sa lettre - hélas! - mais la réponse de Léopold, datée des premiers jours de septembre à Ajaccio, laisse deviner son contenu.
"Après un très long silence de votre part, je reçois votre lettre de reproches". Notez d'abord le vouvoiement. C'est la première fois qu'il apparaît sous la plume de Léopold. Nous pouvons considérer qu'il marque la rupture définitive entre les époux.
Quant aux "reproches", quels sont-ils? On pourrait croire qu'il s'agit des récriminations de la femme trompée, de l'épouse outragée. Nullement, ou si peu. Sophie est indignée de la situation matérielle qui lui est faite: son mari ne lui envoie pas l'argent nécessaire à l'entretien de la famille.
Léopold Hugo répond sèchement: "J'ai fait pour vous ce que j'ai pu, et vraiment je n'ai pu faire davantage. Vous penserez de mes sentiments pour vous et mes enfants tout ce qu'il vous plaira; je n'ai diminué mon attachement ni pour eux ni pour vous. Je me félicite heureusement que si j'ai été assez malheureux jusqu'à présent pour ne pouvoir distraire depuis votre départ qu'une somme de 1205 francs... mes dettes payées actuellement vont me permettre de faire davantage que je ne fais, si on me laisse l'hiver à Ajaccio. Faites les réflexions qui vous plaira, accusez-moi, dites-moi des sottises si vous voulez, il n'en faudra pas moins payer..." et il énumère des dépenses personnelles qu'il ne peut éviter. Jusqu'à présent il a hésité à faire une délégation de solde limitée au minimum exigé par la loi; il compte s'y résoudre tôt ou tard.
"Vos réflexions sont plus fondées que vos reproches. Il y a vingt de mes lettres dans lesquelles je vous ai représenté que deux ménages nous ruinaient. Vous m'avez donné des raisons que vous croyez bonnes et jamais je ne vous parlerai de revenir près de moi, voulant vous laisser pour toujours maîtresse de rester où vous êtes ou de revenir quand il vous plaira.
"Quant à tous ces mots de désespoir que l'avenir vous fait insérer dans votre lettre, vous ne pouvez pas tous me les attribuer. Rappelez-vous que, quand je dus vous épouser, vous me fîtes espérer qu'il vous revenait quelque chose de votre père. Il n'en a rien été; si cela n'a point été de votre faute, tous les reproches ne peuvent non plus tomber sur moi. J'ai pu à différentes fois placer en terre quelques petites sommes et vous n'avez voulu, tantôt parce que vous n'aimiez pas mon pays, tantôt parce que vous espériez du vôtre, et tout a été dépensé.
" Je vous répète que je ne suis point homme à abandonner ma famille, mais je ne puis faire plus que ce que je vous promets.
"Je vous embrasse".
Publiant cette lettre, Barthou conclut: "Quand on embrasse avec cette froideur l'amour est mort dans les coeurs".

 

Vers le 20 septembre, Léopold quitte Ajaccio. "Nous reçûmes dans cette ville, sur la fin de l'an XIII - raconte-t-il dans ses "Mémoires" -, l'ordre de nous embarquer pour Gênes, et là celui de nous rendre à marches forcées sur l'Adige, pour faire partie de l'armée d'Italie, au 8e corps de la grande armée, aux ordres de M. le Maréchal Masséna". Napoléon, qui avait commencé la marche sur Vienne, avait en effet donné mission à Masséna de retenir l'archiduc Charles sur le théâtre secondaire d'Italie.
La 20e régiment, auquel appartenait Léopold Hugo, avait été incorporé à la division Duhesme qui avait pris position entre le lac de Garde et l'Adige. Le 29 octobre, les troupes passent le pont de Verone et se trouvent face aux armées autrichiennes. Le 30, à la tête du 4e bataillon, Léopold s'illustre à la bataille de Caldiero. Les troupes françaises commencent alors une marche facile vers l'est. Elles passent la Brenta à Bassano, le Tagliamento à Valvasone et, le 17 novembre, l'Isonzo à Gradisca et Gorizia.
A l'époque, Gorizia, au nord de Trieste, est une charmante petite ville du Frioul, ce petit pays qui tente de conserver son identité malgré l'enserrement des cultures italienne, allemande et slave. Située sur la rive gauche de l'Isonzo, elle affirmera plus tard sa vocation touristique et sera appelée la "Nice autrichienne".
Au nord de Gorizia, dans la même boucle de l'Isonzo, se trouve le village de Salcano.
Après la première guerre mondiale, Gorizia, propriété des Hasbourg, sera rattachée à l'Italie. Après la seconde, Salcano, faubourg de Gorizia, sera donné à la Yougoslavie.
Maria Catalina avait quitté la Corse avec Léopold Hugo et traversé l'Italie à la suite de son amant. Nous pouvons affirmer, sans grand risque d'erreur, qu'au mois de novembre 1805 elle s'était installée à Salcano.
Dans la requête au tribunal de Thionville, Sophie dit qu'en 1808, en Espagne, Maria Catalina "eut l'audace de prendre le nom et titre de comtesse de Salcano". Cette usurpation de titre nobiliaire date certainement de l'époque de l'occupation des provinces illyriennes par l'armée de Masséna. A partir de cette époque, Maria Catalina signera: comtesse de Salcano, jusqu'au jour où elle pourra se dire, en toute légalité, comtesse Hugo.
Nous ignorons dans quelles circonstances la roturière se fit comtesse. L'idée vint peut-être de son amant qui a toujours désiré un blason et l'a d'ailleurs obtenu. Lorsque les généraux attendaient de Napoléon la distribution des duchés, le chef de bataillon Hugo a pu espérer prendre la relève des comtes de Gorizia dont la lignée était éteinte depuis trois siècles.

 

En Italie, Léopold reçoit des nouvelles de sa famille. Il répond à Sophie le 29 novembre de Balsano, le 28 décembre de Gorizia. Le tutoiement a repris et il utilise même le "chère Sophie" des premières années. Ce soldat à la plume facile donne des détails sur ses actions militaires, traite de politique européenne, de guerre et de paix, mais l'amour est désormais absent de ses lettres. La correspondance entre les époux a surtout pour but de régler les questions d'argent. Sophie veut savoir quelle somme mensuelle lui sera allouée. Léopold lui enverra 150 francs et en gardera 135. Il lui promet aussi la totalité de la gratification d'entrée en campagne de 600 francs qu'il devrait percevoir. A ce compte-là, on pourrait se demander comment Léopold Hugo peut acheter deux chevaux et leur équipage, payer ses domestiques, s'entretenir et entretenir sa maîtresse, si l'on était sûr que toutes les rentrées d'argent sont avouées.
Après Austerlitz, une partie de l'armée d'Italie, commandée par Masséna, est donnée à Joseph Bonaparte pour faire la conquête du royaume de Naples et des Deux-Siciles.
De Trévise, Léopold envoie 301 francs à Sophie pour deux mensualités en retard. Le 13 janvier 1806, il est à Padoue. Un mois plus tard, après avoir traversé les Etats de l'Eglise, l'armée pénètre en Campanie. Le 12 février, au bivouac, Léopold reçoit une lettre de Sophie datée du 31 décembre à laquelle est joint un billet d'Abel, qui a maintenant sept ans, sans doute pour souhaiter la bonne année à son père. Celui-ci répond le lendemain de Vaizano. Il est toujours question d'argent: "un de tes châteaux en Espagne, ma chère amie, est celui de tes économies".
Le 14 février, les troupes françaises pénètrent dans Naples. Le régiment de Léopold fera partie de la garnison de la ville. Le 30 mars, Napoléon place son frère sur le trône du royaume.
Dans la correspondance de Léopold Hugo, aucun indice ne révèle la présence de Maria Catalina. "Moi je m'ennuie! Je n'ai ici ni livres, ni sociétés. Me coucher de bonne heure et m'ennuyer dans mon lit, voilà le sort où ma solitude me réduit" (10 avril). C'est faux. Maria Catalina est à Naples; elle ne quitte plus son amant.
Pourquoi Léopold éprouve-t-il le besoin d'un mensonge inutile? Sans doute pour préserver l'avenir car il n'écarte pas encore l'idée d'une réconciliation et d'une vie commune avec son épouse, d'autant plus que l'avenir des enfants est en jeu. Sans doute aussi, son attachement pour Maria Catalina n'est pas encore irréversible. Il est seulement en train de se consolider, par la force de l'habitude d'une part, d'autre part par l'amour patient et dévoué de la jeune Corse. Rien ne permet d'affirmer que les amants étaient alors réciproquement passionnés, mais le ciel était sans nuages.
Léopold écrit à Sophie que les chefs se voient très peu, que leurs logements sont tous éloignés les uns des autres. Nous sommes persuadés que dans le sien, une femme l'attend lorsqu'il rentre le soir. Ce qui ne signifie pas qu'elle vit claquemurée, même si elle n'assiste pas aux inévitables réceptions qui se pratiquent dans une ville de garnison. En ville, elle ne peut manquer de rencontrer de nombreux compatriotes, surtout les militaires de la Légion Corse et, en particulier, des Cervionais qu'elle a dû connaître pendant son enfance: le chef de bataillon Darius Casalta, le capitaine Simon-Pierre Santolini qui mourra devant Gaète, son frère François que Joseph Bonaparte fera gouverneur d'Altamura, le capitaine Ange-Joseph-Louis Suzzoni, et d'autres.
D'ailleurs, dans cette ville de Naples, devait encore flotter le souvenir des nombreux Corses qui s'y réfugiaient à l'époque où ils luttaient pour leur indépendance, de celui surtout qui devint le chef de la nation: Pascal Paoli. Et, dans les bas-quartiers, on chantait peut-être encore cet hymne religieux à la gloire de la mère de Jésus, le Dio vi Salvi Regina, dont les Corses avaient fait leur hymne national.
Il semble que, dès l'installation de Léopold à Naples, Sophie ait manifesté l'intention de rejoindre son mari. Celui-ci lui écrivait, le 27 mars 1806: "Je ne songe nullement à te faire venir, et bien certainement tu dois en sentir la raison. Tu m'as fait perdre le désir de ta réunion à moi avant que je n'ai un emploi stable, ou avant qu'une paix générale bien cimentée ne me le permette".
A cet "emploi stable", Léopold y pense en effet malgré sa vigueur physique, toujours la même. Et d'abord, il envisage de quitter l'armée impériale pour le service du roi Joseph. Un grade dans la gendarmerie napolitaine, ou le commandement d'armes d'une place du royaume, permettrait à sa famille de venir en Italie. Il en fait part à sa femme, mais hésite à en formuler la demande. Maria Catalina n'est sans doute pour rien dans son indécision. Est-elle assez intelligente pour savoir que le temps travaille pour elle, ou se contente-t-elle d'être la maîtresse résignée qui reste dans l'ombre? On ne sait.
A Naples, Léopold connaît les nouvelles de Paris par les journaux qui arrivent régulièrement une vingtaine de jours, souvent moins, après leur parution. Sophie écrit très peu: "il m'est impossible de deviner les causes qui me font rester ici plus d'un mois sans recevoir de tes nouvelles" (9 juin); "tu as été 54 jours sans m'écrire" (9 août); "donne-moi donc de tes nouvelles ou dis-moi avec franchise que tu ne veux plus m'en donner: je saurai alors quel parti prendre" (19 août).
Début août, Léopold s'est résolu à demander un bataillon dans la garde du roi. On lui oppose un refus. Le 9 septembre, il écrit à sa femme: "Les motifs qu'on m'en a donné ne m'attaquent pas personnellement. Je ne suis écarté que par mes liaisons avec G.L. Cependant on me veut du bien, on a de l'estime pour moi et le temps à venir pourra me le prouver; il fallait donc m'opposer des liaisons avec un homme qui ne m'a point écrit depuis plus de quatre ans, qui ne m'a parlé dans ses lettres que de mes intérêts particuliers". G.L. c'est le général Lahorie. Le service de renseignements de l'armée est certainement informé des rapports qu'il a avec Sophie. La police de Fouché sait qu'il avait été hébergé clandestinement par elle et même qu'elle l'avait rejoint dans sa propriété près de Vernon.
Le 28 septembre 1806, Léopold Hugo passe au service de Naples dans le 2e régiment d'infanterie légère, puis dans le 1er régiment qui est l'ancien Royal corse et qui, le 8 janvier 1807, prendra le titre de Royal corse de Naples. Ce corps, "composé d'hommes levés dans les départements du Liamone et du Golo, était connu dans l'armée pour son extrême valeur, mais n'avait pas une réputation brillante sous le rapport de la tenue, de la discipline et de l'instruction théorique". Léopold réussit à se faire aimer de ces hommes. Décidément, ses rapports avec les Corses sont toujours marqués par le succès!
C'est l'époque où Léopold Hugo entre dans l'Histoire en réussissant la capture du fameux chef de partisans, Fra Diavolo. Il en est récompensé, le 30 novembre, par le grade de major et le commandement définitif de la province d'Avellino.

 

Le 9 janvier 1807, au cours d'un bref passage à Naples, Léopold écrit à Sophie et lui fait part de quelques projets. Il veut demander pour Abel une place à l'école militaire; peut-être en obtiendra-t-il une aussi pour Eugène. Il veut même placer son frère Francis dans la gendarmerie napolitaine et y réussit: la nomination, avec le grade de sous-lieutenant, est datée du 18 avril.
Curieusement, cette lettre du 9 janvier est la seule connue, semble-t-il, pour toute l'année 1807 pendant laquelle Léopold, à Avellino, vit maritalement avec Maria Catalina, et Sophie, à Paris, se consacre à l'éducation de ses enfants ne rencontrant qu'exceptionnellement Lahorie réfugié en Normandie.
A la fin du mois de décembre, Sophie décide de rejoindre son mari sans y être invitée (14).

(14) GUIMBAUD: "La mère de VH", op. cit., p. 176.

Cette décision, elle l'a prise toute seule quoiqu'en dise le "Victor Hugo raconté...": "Le premier soin du gouverneur (d'Avellino) fut d'écrire à sa femme de venir le rejoindre. Il y avait plus de deux ans qu'il était séparé d'elle. Maintenant que l'Italie était pacifiée, il allait pouvoir être mari et père".
Paris, passage du Cenis dans la neige, la Lombardie, Rome. Victor Hugo, qui a six ans, évoquera bien plus tard pour Georges Sand "cette éblouissante et formidable campagne de Rome que j'ai vue enfant, et qui m'est restée dans l'esprit et dans la prunelle, comme si j'avais vu du soleil mêlé à de la mort".
A Rome, Sophie prévient Léopold de sa prochaine arrivée avec les enfants. Il ira les recevoir et les installer à Naples, trouvant des prétextes pour ne pas les emmener tout de suite à Avellino où se trouve Maria Catalina. Ce devait être au mois de février 1808, à peu près à l'époque de la nomination de Léopold au grade de colonel (23 février).
A défaut d'autres sources, empruntons au "Victor Hugo raconté..." l'arrivée à Naples et à Avellino:
"Mme Hugo se reposa quelques jours à Naples. Elle avait beaucoup plus souffert du voyage qu'elle n'en avait joui. Assez insensible à la nature, elle ne s'était émue tout le temps que de deux choses: l'incertitude des gîtes et la certitude des puces. Les enfants ne virent pas grand chose de la ville, parce que leur mère, peu curieuse, restait dans sa chambre toute la journée et attendait que le soleil fût tombé pour les mener en calèche sur le bord de la mer.
"Ils atteignirent enfin Avellino, où leur père, impatient et ravi, s'était mis en grand uniforme pour les recevoir. Après les embrassements, on visita la maison. C'était un palais de marbre tout crevassé par le temps et par les tremblements de terre. Mais la chaleur du climat dispensait d'une clôture bien hermétique. On y avait toute la place désirable pour jouer, c'était tout ce qu'il fallait. Les lézardes faisaient des cachettes dans l'épaisseur des murs. Hors du palais, un ravin profond tout ombragé de noisetiers compléta le bonheur des enfants. Dès le premier jour, ils y passèrent leur vie, se laissant rouler sur la pente ou grimpant aux arbres".

 

Sophie et les enfants n'ont pas dû rester bien longtemps à Avellino. Léopold était souvent en campagne... le palais était délabré... Sophie était malade... toutes bonnes raisons pour que la famille retourne à Naples. Mais il en était une autre, péremptoire: les époux ne pouvaient plus vivre côte à côte sans disputes. Ils se retrouvaient dans la même situation qu'à l'île d'Elbe. Une lettre du 7 mai, de Léopold à Sophie, l'indique nettement. Après lui avoir annoncé qu'il portait sa pension à 3000 francs et s'être inquiété de sa santé, il évoque calmement les "fatales circonstances" qui ont provoqué une nouvelle séparation et conseille:
"Elève les enfants dans le respect qu'ils nous doivent, avec l'éducation qui leur convient... Rattachons-nous à eux puisque nous nous sommes prouvé les difficultés de nous rattacher l'un à l'autre. Si nos divisions ont altéré pour eux l'espoir d'un bien-être à venir, il faut qu'ils le retrouvent dans leur éducation et dans mes services".
Trois jours avant, Léopold avait informé sa mère du départ de Sophie: "Elle est venue ici pleine de fausses idées et est partie de même. J'en suis encore à deviner ce qui l'a portée à venir et à repartir si promptement. Sans les enfants je vous réponds que je ne supporterais pas longtemps les noeuds qui m'attachent à elle".
Plus encore que sur les "fausses idées" de Sophie, il faut s'interroger sur les "fatales circonstances" qui, une fois de plus, rejetaient les époux loin l'un de l'autre. On peut penser que Sophie a connu l'existence de Maria Catalina aux côtés de son mari, et même que les deux femmes se sont rencontrées. Et pourtant, cela n'apparaît pas nettement dans la requête au tribunal de Thionville:
"Mme Hugo ne dévoilera point à la justice les mauvais traitements qu'elle eût à essuyer, toujours par les conseils de cette créature, ne pouvant invoquer l'appui des tribunaux pour des lois qui ne régissaient pas son état civil. Mme Hugo fut forcée de céder à son mari et de retourner en France attendre des circonstances plus favorables pour se faire rendre justice, en espérant encore du temps et de la raison que le général Hugo ne sacrifierait pas ce qu'il avait de plus cher à une passion honteuse par l'objet qui l'inspirait et qui pouvait causer sa ruine".
Le 22 décembre 1808, Sophie passait contrat avec un "vetturino" pour la transporter avec les enfants de Naples à Milan. Bravant une seconde fois l'hiver, ils faisaient le voyage de retour. Le 7 février, ils étaient à Paris. Quelqu'un attendait l'épouse du général Hugo: le général Lahorie.

 

Lorsque Sophie partait pour Paris, Léopold avait quitté le royaume de Naples depuis près de six mois. Nous mettrons ce départ tardif sur le compte de la maladie de Mme Hugo et, plus encore, sur l'espoir de percevoir une partie de la gratification que le roi Joseph avait accordée à ses officiers. Dans la correspondance de Léopold, il est même question d'une vente dont nous ne savons rien (15).

(15) Abel Hugo écrira plus tard une nouvelle intitulée "La Vengeance" où intervient un marquis d'Avellino. On ne peut rien en déduire quant au séjour de la famille Hugo à Naples.

Le départ du colonel Hugo était lié à la politique européenne de Napoléon, lequel venait de transférer son frère du trône de Naples à celui d'Espagne. Dans ses "Mémoires", Léopold raconte que Joseph Bonaparte lui laissa le choix entre le service du nouveau souverain avec l'assurance de conserver ses emplois à l'armée et à la Cour (après avoir été fait chevalier, puis commandeur de l'Ordre Royal des Deux-Siciles, il venait d'obtenir la dignité de maréchal du Palais) et une nouvelle carrière dans un Etat à la mesure de ses ambitions: "quelque brillante que fut alors ma position, je n'oubliai point que je la lui devais: quelques espérances dont on daignât me flatter encore, quelques offres de fortune même que l'on me fit au moment du départ, je n'hésitai pas un instant à tout abandonner pour me rapprocher du prince auguste auquel je devais ma carrière".
La décision prise par Léopold est certainement dictée par sa constante fidélité au roi Joseph, mais d'autres considérations ont pu peser sur son choix. Sans compter l'espérance de nouvelles promotions, il était sans doute heureux de s'éloigner de Sophie. En effet, entre les époux, le fossé se faisait abîme.
Léopold entre au service de l'Espagne à compter du 1er juillet 1808. "Il partit de Naples, raconte Sophie, emmenant avec lui cette fille déguisée en homme (16), qui sûrement avait déjà le projet de jouer le rôle brillant qu'elle a joué depuis en Espagne.

(16) "Suivi du seul hussard qu'il aimait entre tous" dira Victor Hugo. La chose est courante à l'époque. A la fin de 1809, Masséna entrera en Espagne emmenant dans ses bagages une fille habillée en officier.

Les affaires de ce pays ne lui permettant pas d'y entrer avec le général, elle s'arrêta à Aix-en-Provence et c'est de là qu'elle partit quelque temps après pour rejoindre le général qui venait d'être nommé gouverneur d'Avila... elle s'installa dans la maison du général, vécut publiquement avec lui, commanda dans sa maison comme aurait pu le faire la légitime épouse".

 

En Espagne, Léopold Hugo est de toutes les campagnes jusqu'en 1813 lorsque, l'armée française étant refoulée par Wellington, Joseph Bonaparte perd son trône au profit du roi Ferdinand qui retrouve le sien.
Il est successivement ou simultanément colonel du Royal-Etranger, gouverneur de la province d'Avila, majordome du Palais, maréchal de camp (20 août 1809), gouverneur de la province de Guadalajara, sous-inspecteur général de tous les corps formés et à former (27 septembre 1809), chef d'état-major du gouvernement de Madrid (1er oct. 1811), commandant de la place de Madrid (3 mars 1812), aide de camp de Joseph Napoléon (24 juin 1813). Avant la fin de 1809, il est commandeur de l'Ordre royal d'Espagne et, en septembre 1810, le roi Joseph vient le voir dans son gouvernement de Guadalajara et lui donne le choix entre les comtés de Siguenza, Cifuentes ou Cogollado avec une dotation d'un million de réaux. La préférence de Léopold allait au premier. Sophie, née Trébuchet "de la Renaudière", pourra se dire comtesse de Siguenza, mais aussi Maria Catalina qui aura parfois l'audace de signer: "Catherine de Hugo, comtesse de Siguenza, née de Salcano".
La situation matérielle de Léopold est en rapport avec ses grades et titres. Cette fois il a de l'argent et en donne largement à l'insatiable Sophie qui en demande toujours plus.
Sophie aurait reçu 84.000 francs pendant le séjour de son mari en Espagne. Cette somme n'était pas destinée au seul entretien de la famille. Léopold désirait la propriété d'un domaine en France et charge sa femme d'en négocier l'achat. Dans ce but, il signe des lettres de change importantes. Sophie dépensera l'argent sans faire la moindre acquisition.
Le roi Joseph, mis au courant des intentions de Léopold, en fut irrité car il voulait que ses officiers investissent et se fixent dans le royaume. Le général Hugo s'exécuta et entra en pourparlers pour acheter la Dehesa d'Avila et le domaine San Pedro de las Duenas à Ségovie. Le 2 août 1810, il écrit à Sophie: "J'ai soumissionné en Espagne un bien de 20.000 livres de rente". Il s'agissait du domaine de Ségovie. Or, il semble que Léopold n'en soit pas resté propriétaire. Le seul achat que nous connaissons est celui du couvent et terres attenantes des extrinitaîres déchaussés, situé à Madrid. Cet achat n'a pas été fait uniquement en son nom. Maria Catalina était copropriétaire dans des proportions que nous ignorons.
Cette information nous est donnée, en même temps qu'une autre évoquée pour la première fois, par une lettre du général Hugo à son fils Victor, en date du 13 mars 1822. Dans cette lettre, il est question de la propriété de Madrid "achetée après la rupture par les tribunaux espagnols des liens qui m'attachaient à ta mère, et sur laquelle mon épouse actuelle n'a que des droits proportionnés à son apport".
Aussi bien la vente que le jugement des tribunaux n'auront aucune valeur après 1813.

 

En ce qui concerne les relations entre les époux Hugo au tout début de la période espagnole, elles sont ce qu'elles étaient à la fin de la période napolitaine. Rapidement, elles vont se détériorer encore plus.
Le 18 octobre 1808, Léopold répond à une lettre de Sophie, une Sophie toujours obsédée par les questions d'argent. Les enfants ne doivent pas se ressentir, dit-il, "de la rupture que nous avons établie entre nous. Il faudra qu'ils ignorent cette rupture et être assez prudents pour ne pas les en rendre participants par des éclats injurieux contre l'un ou l'autre. Nous nous sommes prouvés que nous ne pouvions pas vivre ensemble, mais l'intérêt de nos enfants l'ayant emporté sur la nécessité d'un acte public de séparation, tu devras les élever dans un égal respect pour moi comme pour toi".
Nous aurions aimé connaître la réponse de Sophie (17) afin d'expliquer la courte lettre du prolixe Léopold, en date du 9 novembre:

(17) La disparition des lettres de Sophie est très regrettable. Nous sommes conscients d'être parfois plus sévères avec elle qu'elle ne le mérite.

"Je vous adresse, Madame, une reconnaissance de 500 francs. C'est pour le moment, au milieu des brillants avantages que vous me supposez, tout ce dont je puis disposer; je suis fâché de ne pouvoir faire davantage.
"Je ne puis faire que cette courte réponse à votre longue lettre. Ne m'achetez rien et portez-vous selon vos désirs.
"Accusez-moi réception des 500 francs".
Quant on pense au ton modéré généralement utilisé par le mari, à son souci de toujours tout expliquer, on suppose que la lettre de Sophie devait être terrible. D'après la lettre suivante de Léopold, elle devait être toute en "jérémiades", "injures", "ennuyeuses raisons".
Cette fois, il semble que la rupture soit définitive. Léopold a changé de ton: il se montre agacé, il se fait agressif. "Je ne vous proteste pas d'attachement, parce que je suis loin de croire au vôtre" (22 déc.) "Vous pouvez m'écrire tous les quinze jours, si vous en avez le temps; je répondrai à vos lettres. Portez-vous bien" (27 mars 1809). "J'ai doublé la somme que par écrit vous aviez exigée de moi et vous pensez m'obliger à l'augmenter par vos menaces; vous vous trompez" (9 mai). Cette lettre se termine sur un ton plus modéré: Léopold est intensément ému; il n'a pas reçu de lettres des enfants pour le premier janvier.

 

A son retour de Naples, début 1809, Sophie s'installe rue de Clichy, puis rue Saint-Jacques et, au mois de juin, dans l'ancien couvent des Feuillantines dont Victor parlera tant et tant de fois dans son oeuvre. Peu de temps après, peut-être même tout de suite, elle y cache Lahorie qu'elle loge au fond du jardin, dans la sacristie d'un reste de chapelle. Il y restera jusqu'au 30 décembre 1810, jour de son arrestation par la police de Savary.
Lahorie étant mis au secret, Sophie Hugo va partir pour l'Espagne. Comment en est-elle arrivée à prendre cette décision? Si l'on en croît la requête au tribunal de Thionville, elle l'a prise toute seule, ayant appris que son mari vivait publiquement avec la fausse comtesse de Salcano et voulant faire cesser la situation honteuse dans laquelle elle se trouvait: "Mme Hugo ayant été informée de ce scandale, partit pour Madrid avec ses trois enfants, espérant que son arrivée pourrait faire cesser tous ces désordres. Son mari avait été fait général depuis quelque temps (18) et se trouvait alors à Guadalaxara près de Madrid, toujours avec la soi-disant comtesse dans sa maison".

(18) Léopold était maréchal de camp, grade correspondant à celui de général de brigade, depuis le 20 août 1809.

Le "Victor Hugo raconté..." donne une autre explication du départ pour Madrid.
Disons d'abord que Léopold avait usé de son crédit pour faire venir ses frères cadets en Espagne: Louis, capitaine au 55e régiment d'Infanterie, et Francis que nous avons déjà rencontré à Naples, sous-lieutenant dans la gendarmerie. En Espagne, Francis avait gagné les galons de lieutenant, puis de capitaine, Louis ceux de major, puis de colonel.
Le colonel Hugo vint à Paris, chargé de mission par son frère auprès de l'empereur. Il passa aux Feuillantines. Son arrivée fit sensation sur les enfants qui "virent entrer, vivement et joyeusement, avec des broderies sur tout l'habit et un grand sabre brillant qui lui traînait aux jambes, un homme grand et élégant qui ressemblait à leur père et qui venait du pays du soleil".
D'après le "Victor Hugo raconté...", le colonel était chargé d'une seconde mission par Léopold: "il s'agissait de décider Mme Hugo à venir retrouver le général en Espagne. Après trois ans de séparation, le mari désirait ravoir sa femme et le père ses enfants".
Et puis, lit-on, il y avait une autre raison: la volonté du roi Joseph de voir ses officiers s'établir dans le royaume. Convoqué à ce sujet, Léopold aurait répondu "qu'il allait dès le lendemain acheter le premier domaine venu et qu'il y ferait venir sa famille".
Bien entendu, Léopold ne désirait pas la présence de sa femme et n'avait chargé son frère d'aucune mission auprès d'elle. Par contre, il est probable que Louis ait conseillé sa belle-soeur de rejoindre son mari. Il avait au moins deux raisons de le faire: d'abord il n'aimait pas Maria Catalina, ensuite ses convictions religieuses n'admettaient pas les libertés que son frère prenait avec les règles de la religion catholique.
Quant aux volontés du roi d'Espagne, nous en avons déjà fait état. Il les manifestera lui même en délégant à Sophie un autre officier: le marquis du Saillant, un neveu de Mirabeau. Celui-ci est à Paris en février. Peu après il convoye la famille Hugo sur les routes peu sûres qui mènent à Madrid.

 

Sophie Hugo et ses trois enfants quittent Paris le 10 mars 1811. Le 16 juin ils arrivent à Madrid. La famille est logée au palais Masserano déserté par ses propriétaires. Léopold n'est pas là et ses enfants seront privés de leur père pendant encore six semaines.
Lorsqu'il apprend la venue de sa femme, le général Hugo entre en fureur. Il se précipite chez le "procureur" et lui fait rédiger une requête en divorce. A tous les griefs qu'il avait l'habitude de formuler contre sa femme, il ajoute l'injure à l'autorité maritale: Sophie avait quitté le domicile conjugal sans son autorisation et, toujours sans le consulter, elle avait retiré l'énorme somme de 12.000 francs pour couvrir les frais du voyage. Le document est immédiatement soumis au président du Tribunal de première instance de Guadalajara qui en approuve les conclusions. Le jugement est signifié à Sophie le 10 juillet. Le lendemain, général Lafon-Blaniac, gouverneur de Madrid, informe Mme Hugo que le procureur est venu pour retirer les enfants à leur mère et les mettre dans une maison d'éducation: "Je ne puis vous taire que M. de Hugo, prévoyant les difficultés de votre part, a invoqué l'autorité des lois et qu'elles ont parlé en faveur de ses désirs. Je suis dans l'obligation de contribuer, s'il est nécessaire, à leur exécution" (19).

(19) GUIMBAUD: "La mère de VH", op. cit., pp 201-203.

Il semble que l'exécution du jugement ait été retardée de quelques jours. Le roi Joseph, qui était allée à Paris assister au baptème du roi de Rome, arrive à Madrid le jeudi 18 juillet. Ce jour là, ou le lendemain, Léopold se rend au palais de Masserano. Les dispositions concernant les enfants sont appliquées: Abel entre chez les Pages du Roi, Eugène et Victor sont enfermés au collège des nobles tenu par des moines.
Dans cette "prison", Sophie vient les voir chargée de fruits et de confitures, mais il n'y a pas d'autres sorties que les promenades en commun. Pourtant, une fois le père vint les chercher pour la journée. Ils furent les hôtes de Maria Catalina qui habitait avec son amant dans une jolie maison toute fleurie de l'ancien Madrid. Elle les promena dans sa voiture sur le Prado, "au grand scandale de tous les honnêtes gens", dit Mme Hugo dans un brouillon de requête au roi Joseph.
Celui-ci, soucieux de l'étiquette et harcelé par Sophie, s'entêtait à vouloir réconcilier les époux. Il semble même qu'il y soit un instant parvenu si l'on en juge par la lettre de Léopold à Sophie, en date du 5 août: "Je n'ai fait que courir depuis ce matin et j'aurais été te voir si je ne devais me trouver de bonne heure à la Casa del Campo... Le Roi est informé que nous sommes contents: je l'ai vu et je lui ai parlé. Ce soir, après le dîner de Sa Majesté, j'irai te voir... Adieu, mon amie, crois à mon attachement".
Le rapprochement des conjoints aurait pu être définitif. Or, quelques temps après, quelqu'un se charge de mettre le général au courant des relations de sa femme avec Lahorie. La désunion est alors irrémédiable et les injonctions du roi, comme celle du 30 janvier 1812, n'y changeront rien: "Je ne dois pas vous cacher, écrivait Joseph à Léopold, que ma volonté est que vous ne donniez pas ici un exemple scandaleux en ne vivant pas avec Mme Hugo... Quel que soit le regret que j'aurais de vous voir éloigné de moi, je ne dois pas vous cacher que je préfère ce parti au spectacle qu'offre votre famille depuis trois mois".

 

Nous avons essayé de rétablir les faits tels qu'ils se sont déroulés. Voyons maintenant la version de Sophie dans sa requête de 1814:
A son arrivée dans la capitale espagnole, "Mme Hugo écrivit à son mari les lettres les plus amicales, ne lui parla point de sa conduite, eut même l'air d'ignorer. Elle prétexta une indisposition qui pourrait la retenir un mois à Madrid afin de donner le temps au général d'éloigner cette fille de sa maison, mais cette misérable aventurière fit des scènes, menaça de se poignarder et força le général de lever le masque. Il eut la faiblesse de faire écrire par un de ses amis à sa femme, à la mère de ses trois enfants, qu'il ne voulait plus vivre avec elle, qu'il vivait depuis quatre ans en ménage avec Mme de Salcano et qu'il ne s'en séparerait jamais, que si elle invoquait quelque autorité pour le forcer à se conduire autrement, il disparaîtrait et que jamais elle n'entendrait parler de lui. Mme Hugo, atterrée par cette douloureuse lettre, hésitait à demander protection et à faire connaître les torts de son mari que, depuis quatre ans, malgré tout ce qu'elle souffrait, elle avait religieusement cachés même à ses amies les plus intimes; il lui semblait affreux d'accuser le père de ses enfants. Mais le général se dévoila lui-même, comme il l'a fait dernièrement ici; les scènes les plus scandaleuses faites à sa femme instruisirent bientôt tout Madrid. Mme Hugo, forcée de se défendre, convainquît bientôt tous les honnêtes gens qu'elle était la victime la plus opprimée et la plus patiente, qu'il n'y avait que l'exaltation de l'amour maternel porté au plus haut degré qui avait pu lui faire renfermer dans son sein, sans se plaindre, tant d'angoisses, tant d'injures non méritées; mais là, comme à Naples, aucune loi protectrice ne pouvait prêter son appui à Mme Hugo et rappeler le général à ses devoirs. La seule voie de la persuasion restait aux amis intimes du général, aux personnes considérables par leur rang et leur dignité, qui l'employèrent inutilement. Une fois seulement, on cru avoir réussi. Le général se trouvait depuis trois jours loin de cette femme et de son funeste ascendant; il revint franchement à sa femme, avoua ses torts, promit de vivre à l'avenir en bon époux et bon père et de renvoyer la cause de tous les malheurs de sa femme. Malheureusement un événement militaire l'obligea de quitter subitement Madrid. Il retrouva cette malheureuse et ses horribles conseils. Alors Mme Hugo fut forcée, après avoir souffert les traitements les plus inouïs, de revenir en France, avec la promesse de Joseph Bonaparte que, dans l'espace de dix-huit mois, deux ans au plus, il trouverait le moyen de séparer le général de cette femme et de le ramener à ses devoirs. Son Excellence le comte de La Forêt, alors ambassadeur de France en Espagne, actuellement ministre des Affaires étrangères à Paris, voulut bien transmettre à Mme Hugo cette promesse de Joseph Bonaparte, et quoique le général prétendit, comme il le fait aujourd'hui, que sa femme avait à lui des fonds considérables qu'il lui avait envoyés pour acheter une terre en France, cette prétention fut jugée si dénuée de fondement que son traitement de Cour, qui était de 12.000 francs par an, fut alloué à Mme Hugo pour vivre pendant son séjour en France".

 

Quelles que soient les inévitables entorses faites à la vérité et les omissions plus ou moins volontaires contenues dans le texte de Sophie, nous avons la confirmation que Léopold a voulu revenir à sa famille. S'il ne l'a pas fait définitivement, c'est peut-être parce qu'il a appris qu'il était coiffé par Lahorie. Seule une nouvelle si inattendue et si douloureuse pouvait l'empêcher de se plier aux ordres de l'homme pour lequel il avait la plus grande admiration, le plus grand dévouement, l'homme à qui il devait sa carrière: Joseph Bonaparte.
Pendant cet intermède, que devient Maria Catalina?
Sophie laisse entrevoir des scènes déchirantes, des menaces de suicide. Or il semble que Maria Catalina riposte par un coup de tête: elle épouse le lieutenant d'état-major Antoine-Anaclet Almeg, un espagnol au service du roi Joseph.
Mme Hugo, généralement bien informée, ne croit pas à ce mariage. Il s'agirait d'un subterfuge de la "fille Thomas", une façon de se donner de la respectabilité.
Dans la requête de 1814, nous lisons que, aussi bien à Paris qu'à Thionville, Maria Catalina "s'est annoncée... comme dame Almeg, épouse d'un colonel aide de camp du général, qui avait eu le malheur d'être grièvement blessé et fait prisonnier à la bataille de Vitoria et cet homme, dont elle a eu l'audace de se dire la femme, (qui avait été attaché à l'état-major du général en Espagne en qualité de lieutenant et l'avait quitté à Burgos par suite de mécontentements survenus entre lui et le général) n'a point été fait prisonnier et existe actuellement en France dans la plus affreuse misère, puisqu'il a été forcé un hiver de vendre jusqu'à son épaulette pour vivre; ce qui pourra se prouver facilement à la justice si cette fille s'obstine à soutenir un roman qui pourrait la rendre passible des peines prononcées par la loi contre les faussaires. Déjà on assure qu'elle se vante d'avoir un passe-port obtenu à Paris sous le nom d'Almeg, et qu'elle vient de passer bail du château d'Hus sous le même nom; je ne puis croire à une audace qui la mettrait dans le cas d'être poursuivie par le ministère public".
On pourrait croire Sophie et penser que le soi-disant mariage n'était, pour Maria Catalina et son amant, qu'un paravent, une protection contre les exigences de la mondanité. Cette fable, inventée dans des circonstances particulières, aurait été oubliée par la suite. Or Maria Catalina a traîné le nom d'Almeg jusqu'à la mort.
Dans l'acte de son mariage avec le général Hugo (1821), elle est dite Marie-Catherine Thomas y Saétoni, comtesse de Salcano, veuve d'Anaclet d'Almay, vivant propriétaire, décédé à La Havane le 16 août 1817. Ce décès a été attesté par une lettre de M. O.Sault, ancien ministre d'Espagne, datée du 15 août 1819.
Le mariage de 1821 est d'ailleurs annoncé par Léopold à ses amis par un faire-part imprimé dont le texte est le suivant: "Monsieur le général Léopold Hugo a l'honneur de vous faire part qu'il vient de régulariser les liens purement religieux qui l'unissaient à Mme Veuve d'Almé, comtesse de Salcano".
Enfin, dans l'acte de son décès (1858), Maria Catalina est "veuve en secondes noces" du comte Hugo.
Il est donc difficile de nier la réalité de ce mariage que nous sommes tentés de placer en 1811, au moment où Léopold, sur ordre de Joseph Bonaparte, a abandonné sa maîtresse pour sa femme légitime. Bien entendu, ce n'est qu'une supposition et la découverte de nouveaux documents permettrait d'établir la vérité sur cet événement de la vie de Maria Catalina qui, pour l'instant, reste mystérieux.

 

Pour appuyer la thèse du mariage réel, nous dirons que si les seules contingences du moment avaient nécessité la fiction d'une union légitime, Maria Catalina se serait donné un mari imaginaire. Or Antoine Almeg a bien existé. Deux documents, découverts au Service Historique de l'Armée (20), en apportent la preuve. Il s'agit d'une demande d'intégration à l'armée impériale (2 décembre 1813) et de la réponse négative du Bureau des Troupes à cheval (10 décembre 1813).

(20) Vincennes, class. Officiers, 1791-1847. Cf APPENDICES 1 et 2. Nous devons la découverte de ces documents à l'obligeance de M. Auguste Brunetti qui a bien voulu faire, pour nous, des recherches sur place.

Almeg avait été sept ans au service de l'ancienne dynastie espagnole, puis était passé aux ordres de Sa M.C. Joseph Napoléon et affecté à différents services de l'état-major de la province de Madrid en qualité de lieutenant.
On croit deviner qu'il quitte l'Espagne peu après l'été 1811, pendant lequel nous sommes tentés de situer son mariage avec Maria Catalina. Après avoir servi quatorze mois dans l'ancien royaume d'Etrurie, érigé en grand-duché de Toscane par Napoléon au bénéfice de sa soeur Elisa, Almeg, avec son régiment, est versé dans la division Molitor qui opère dans le nord de l'Allemagne.
Il échoue finalement au dépôt de Sainte-Foy, en Gironde, où, six jours avant le traité de Valençay, qui redonne la couronne d'Espagne à Ferdinand, il sollicite, auprès du ministre de la guerre, un emploi "dans un régiment de Cavalerie français ou italien". La réponse est rapide: les emplois vacants sont réservés aux militaires qui avaient participé aux dernières campagnes.
Dans la lettre d'Almeg, un passage retient particulièrement notre attention; nous nous garderons de le commenter: pour confirmer ses services espagnols, le lieutenant Almeg en appelle au témoignage de Léopold Hugo qui avait été son supérieur comme chef d'état-major de la province de Madrid.

 

Pour en terminer avec l'évocation du lieutenant Antoine-Anaclet Almeg, signalons que son nom apparaît curieusement dans un livre écrit par le général Hugo: "Journal Historique du Blocus de Thionville en 1814, et de Thionville, Sterck, et Rodemack en 1815", édité à Blois en 1819, chez Verdier.
L'ouvrage, qui ne porte pas de nom d'auteur, est soi-disant rédigé "sur des rapports et mémoires communiqués par M. A.-An. Alm. (sic), ancien officier d'état-major du Gouvernement de Madrid".
On se demande pourquoi le général Hugo n'a pas voulu signer son excellent travail. Ecrivain convenable, bon technicien en matière militaire, honnête homme, qu'avait-il à craindre?
Il aurait pu, comme il l'a fait pour d'autres oeuvres, se donner un pseudonyme. Or, il a voulu, à tout prix, que son ouvrage porte le nom d'une personne vivante à l'époque des événements racontés.
Il s'adressa d'abord à son frère Louis. La réponse, datée du 23 mars 1818, est courte et sèche: "Comme mes moyens et mes connaissances militaires ne me permettent pas d'écrire, je ne me soucie guère que tes mémoires sur les deux sièges de Thionville soient imprimés à mon nom, par la raison que je craindrais qu'on vienne à savoir qu'ils ne sont pas de moi. Je vais en faire la proposition à Francis" (21).

(21) Arch. dép. de Loir-et-Cher, Blois, dossier Hugo.

Nous ne savons pas si le cadet des frères Hugo a été contacté, mais comme nous sommes à l'époque où le général Hugo a dû apprendre la mort d'Almeg, il a immortalisé le nom de celui envers qui il avait peut-être une dette de reconnaissance.

 

Revenons à Madrid, au début de 1812. Sophie vit seule dans le vaste et luxueuse demeure des Masserano. Elle voit très peu ses enfants et n'a plus aucun espoir de détacher son mari de la "fille Thomas". Depuis son arrivée, son mari lui avait donné 4750 francs. Elle aurait dû recevoir une somme équivalente, versée petit à petit par une main mystérieuse. Le 31 décembre, le commandant de la gendarmerie impériale lui avait écrit pour s'assurer si la seconde somme avait bien été remise. Cet argent provenait, dit-il, d'une "personne qui n'aimerait pas que vous fussiez dans le besoin". On s'accorde à admettre que cette personne c'est Lahorie. Depuis le milieu de 1811, il avait été transféré de Vincennes à La Force, libéré du secret et autorisé à recevoir des visites.
Le 3 mars, Sophie quitte Madrid, emmenant Eugène et Victor. En avril, ils sont de retour aux Feuillantines.
A l'époque, Lahorie a l'espoir de retrouver la liberté... une liberté qui pourrait être dans l'exil aux Etats-Unis. Sophie a peur de perdre son ami. Elle entre dans la conspiration Malet et l'y entraîne.
Le 23 octobre, alors que la retraite de Russie est commencée, Malet délivre Lahorie pour en faire le ministre de la police. Les conjurés sont maîtres de Paris... pour quelques heures. Le 28 ils sont condamnés à mort. Mme Hugo apprit le jugement sans un mot, sans une larme, mais, raconte Adèle Foucher qui était présente, "ses genoux tremblaient". Le lendemain les conspirateurs sont fusillés dans la plaine de Grenelle et inhumés au cimetière de Vaugirard. Derrière les grilles du cimetière, une femme assistait à l'inhumation: Sophie Hugo menait le deuil de Lahorie "jusqu'à la fosse commune" (22).

(22) GUIMBAUD: "La mère de VH", op. cit., p. 263. Cf également la nouvelle écrite par Abel Hugo: "Le cimetière de V ".

 

Pendant ce temps, Léopold est à Madrid, chef d'état-major du général Jourdan, puis commandant de la place. La royauté de Joseph Bonaparte tire à sa fin. Les armées françaises ne peuvent plus contenir les troupes de Wellington et les partisans espagnols. Au mois de juin 1813, elles battent en retraite et, à Vitoria, livrent une dernière bataille dans la confusion. L'Espagne est libérée.
Le roi Joseph venait de perdre son trône. Plus malheureux, ses officiers perdaient leur grades, leurs titres, les biens acquis en Espagne. Ils n'avaient le choix qu'entre la retraite ou la réintégration dans l'armée française avec le grade d'avant le service d'Espagne et de Naples. A Vitoria, Léopold avait même perdu ses papiers et l'argent qu'il n'avait pas dépensé.
Sur le chemin du retour, Léopold, Maria Catalina, Abel, s'arrêtent à Pau. L'ancien page du roi est mis interne au lycée. Les amants s'installent à Lembeye, à 30 km de Pau.
A Paris, Sophie questionne les officiers qui viennent des Pyrénées pour avoir des nouvelles de son fils et, aussi, pour ne pas perdre la trace du porte-monnaie de Léopold.
Abel, lui, n'écrit pas souvent à sa mère. Dans une lettre du 24 septembre 1813, elle lui en fait le reproche. C'est une lettre bourrée de commisération pour son mari, de dédain pour sa rivale et, bien entendu, des sempiternels soucis d'argent.
"Je ne te gronderai pas, mon cher Abel, de ne m'avoir pas donné plus tôt de tes nouvelles, parce que je pense que c'est plutôt légèreté, défaut de réflexion sur les inquiétudes que je pouvais avoir, que défaut d'attachement de ta part... que cela ne t'arrive plus. J'ai eu de tes nouvelles indirectement par le général Motte, mais aujourd'hui qu'il doit avoir quitté Paris, personne ne m'en donnerait si tu n'écrivais pas. Je ne pense pas que ton père puisse te le défendre, mais si cela était, ce serait une circonstance d'une conduite répréhensible sous bien d'autres rapports, et ton devoir alors serait de ne pas obéir, pas plus que tes frères ne devraient le faire, si j'oubliais assez les droits sacrés de la nature pour leur défendre d'écrire à leur père. Si cette défense t'a été faite, pour éviter les tracasseries, des discussions que les passions qui aveuglent ton père élèveraient entre nous, écris-moi à son insu".
Cette incitation est inexplicable. Nous ne pouvons nous imaginer Léopold interdisant à ce jeune homme de quinze ans d'écrire à sa mère. D'ailleurs ne vient-il pas de le faire. Nous aurions bien aimé connaître cette lettre d'Abel pour savoir ce qu'il dit de Maria Catalina. Excepté sur le chemin qui menait à Pau, il ne devait guère l'avoir rencontrée. Léopold avait certainement la délicatesse de ne pas lui imposer sa présence, mais on devine le chagrin du fils qui savait son père en compagnie d'une autre femme que sa mère. Il avait dû en faire part à Sophie.
"Je vois mon pauvre ami, écrivait celle-ci, que tu as beaucoup à souffrir avec cette femme. J'ai pleuré souvent sur ton sort, sur celui de ton malheureux père qui, s'il nous fait beaucoup de mal, s'en est fait et s'en fait encore à lui-même...".
Et Sophie en arrive aux questions d'argent: "Quelle belle destinée ton père a gâtée! Tous les avantages qu'il pouvait retirer de son service en Espagne sont perdus pour sa famille et pour lui-même. Il revient de là avec des dettes, car je crois bien qu'il n'a pas achevé de payer la maison qu'il avait acheté à cette femme. Et comment les payera-t-il aujourd'hui... Et comment vivra t-il, et nous aussi... Si tu sais quelque chose relativement au paiement de cette maison, mande-le moi dans ta première lettre, car je suis bien inquiète à ce sujet. Il est affreux de voir un père de famille se dépouiller ainsi que tous les siens pour une femme semblable".
Le lettre continue sur ce ton et Sophie la termine en demandant à Abel d'espionner son père et de lui en faire le rapport: "Dis-moi... si ton père part et l'endroit où il ira. Taches de le voir au reçu de ma lettre et me marque ce qu'il compte faire, si tu peux le savoir. Est-il retiré à Lembeye ou y est-il employé comme militaire? Réponds-moi promptement sur tout ce que je te demande...".

 

Le 11 septembre 1813, Léopold Hugo entre au service de l'Empereur avec le petit grade de major et est employé au quartier général de l'armée. Il rejoint celle-ci en Allemagne alors qu'elle reflue vers la France.
Passant par Paris, il y laisse Maria Catalina. Sophie nous dit qu'elle y vécut six mois sous le nom d'Almeg. Il ramène Abel à sa mère et rencontre probablement ses deux autres fils qui sont encore aux Feuillantines. Pour peu de temps: afin de prolonger la rue d'Ulm, la ville va s'approprier le fameux jardin, et, le 31 décembre, la famille Hugo va habiter la rue du Cherche-Midi.
Le 9 janvier 1814, le major Hugo se voit confier le commandement de la place de Thionville. Pendant 98 jours, il résiste aux assauts des Prussiens, Russes et Hessois et ne rend la place que lorsqu'il a la notification officielle de l'abdication de l'Empereur, bien après le 6 avril. Il est autorisé à ne pas quitter la ville.
Dès que les communications sont rétablies, Maria Catalina accourt. Elle "s'installa encore dans la maison du général, raconte Sophie, cohabita et vécut publiquement avec lui; elle commanda en maîtresse souveraine; enfin elle usurpa la place d'une véritable épouse".
A Paris, Sophie était toute à la joie de la restauration des Bourbons. Habillée de blanc, chaussée de vert, les couleurs à la mode du nouveau régime, cette femme de 42 ans ne manque pas une fête publique. Pour récompenser le royalisme obstiné de la mère, les enfants reçoivent la décoration de l'ordre du Lys.
A la mi-mai, après ces belles journées d'enthousiasme, Mme Hugo prend la route de Thionville, décidée à chasser Maria Catalina du lit et de la maison de Léopold. Pour soutenir son entreprise, elle emmène son fils Abel avec elle. Pauvre garçon qui va vivre, pendant près d'un mois, des journées dramatiques! En voici le récit fait par Sophie:
"L'exposante... s'est rendue dans cette ville pour vivre avec son mari; elle espérait y être traitée maritalement et obtenir la protection et l'assistance que la loi prescrit aux époux; elle a été reçue avec dédain et mépris, mise à coucher dans l'antichambre, tandis que la fille occupait la chambre à coucher de l'appartement et se renfermait toutes les nuits sous clé avec le général dans cette partie du logement. Mme Hugo fut assujettie les premiers jours à manger à la même table que la fille Thomas et forcée sous peine de mauvais traitements de lui faire accueil. Mme Hugo se plaignit avec ménagement, elle exposa avec modération le danger auquel s'exposait son mari de vivre avec une concubine dans la maison conjugale, qu'il oubliait sa dignité, que c'était un attentat aux moeurs, et qu'il se rendait passible des peines prononcées par l'art. 339 du Code Pénal.
"Les démarches de l'exposante devinrent infructueuses et la médiation des amis du général inutile. Le sort de Mme Hugo devint chaque jour plus déplorable. Son mari ne quitta plus la chambre où couchait cette fille, et s'y enfermait souvent sous clé seul ou avec elle plusieurs heures de la journée, au grand scandale de toute la maison, et lorsque quelques affaires pressantes rendaient la présence du général nécessaire, après avoir essayé d'ouvrir, on l'appelait, et comme souvent il ne répondait pas, alors on lui disait à travers la porte qui le demandait et pourquoi; et s'il jugeait que cela en valût la peine, un instant après il sortait. Cette scène scandaleuse s'est renouvelée plusieurs fois avant l'arrivée de Mme Hugo et depuis, notamment le 1er juin dernier. Au reste il mangeait dans cette chambre et y faisait manger ceux qu'il invitait à sa table. Son épouse fut congédiée, obligée avec son fils de manger à une table particulière, servie par les domestiques qui ne recevaient d'ordre que de cette fille Thomas et à qui elle avait déclaré qu'elle était seule maîtresse dans la maison et qu'ils ne devaient point obéir à Mme Hugo qui, ayant un jour demandé qu'on fit son lit, reçut pour réponse qu'on ne pouvait le faire sans la permission de Mme Almeg.
"L'exposante épargnera à la justice le détail des injures graves, des sévices et mauvais traitements qu'elle a éprouvé depuis qu'elle est arrivée en cette ville. L'intérêt qu'elle porte à son mari, celui de ses enfants, l'empêchent de présenter le tableau de tous ses malheurs, auxquels son mari a mis le comble en l'abandonnant avec son fils sans pourvoir en aucune manière à ses besoins dans le logement qu'il a quitté en lui faisant les menaces les plus violentes si elle essayait de le suivre, et cela pour aller vivre au château d'Hus avec sa concubine, qui est censée avoir loué le château; la justice connaîtra facilement la fraude, puisque cette malheureuse ne possède rien au monde. Il est bien affligeant pour Mme Hugo d'être dans la nécessité d'invoquer l'autorité des lois pour obliger le général à recevoir son épouse, à la traiter maritalement et à congédier l'être vil et abject avec lequel il se plaît à vivre en concubinage. L'ordre social le veut impérativement, le maintien des bonnes moeurs l'exige, la loi l'ordonne puisqu'elle prononce des peines contre le mari qui entretient une concubine".
En conséquence, Sophie Hugo demandait au tribunal que son mari soit condamné à la recevoir dans la maison conjugale, que la femme Almeg soit chassée et que, en attendant le jugement, elle perçoive une pension alimentaire.
Cette demande est datée du 4 juin 1814; le 11, Léopold contre-attaquait par une demande en divorce.

 

Pour agir en son nom dans la capitale dans le cadre de son action pour la dissolution du mariage, Léopold Hugo donne procuration à sa demi-soeur Marguerite, qu'il appelle familièrement Goton, veuve du sous-lieutenant Martin-Chopine, tué en Espagne. C'est un choix maladroit car elle et Sophie se haïssaient réciproquement depuis qu'elles avaient habité ensemble à Nancy.
Le 17 juin 1814, la veuve Martin fait apposer les scellés sur le logement de Sophie et fait conduire les enfants chez elle. Pierre Foucher, ami de la famille Hugo et futur beau-père de Victor, accourt et assiste à ce qu'il appelle un "éclat fâcheux". Le lendemain, il écrit à Léopold pour le supplier de renoncer à tout procès. Le major Hugo lui répond qu'il veut bien se résigner à un nouveau sacrifice en transformant son action en divorce en une simple demande de séparation de corps et de bien, mais il veut avoir des assurances pour l'avenir.
Le 23 juin, Sophie est de retour à Paris. Le surlendemain, elle adresse une requête au tribunal de la Seine afin de retrouver son domicile parisien et ses enfants. Elle obtient satisfaction dès le 5 juillet.
A Thionville, Léopold est tenu informé des événements par sa soeur. La Goton, qui n'est peut-être pas si méchante qu'on l'a prétendue, conseille même une réconciliation. Celle-ci est impensable à l'époque. Avec Mme Trébuchet, comme l'appelle son mari, ce démon, comme il la qualifie, tout accord est désormais impossible. Il lui reproche de n'en faire qu'à sa tête et de faire des scènes partout lorsqu'on la contrarie. Sans compter ses demandes incessantes en matière financière. "Cette femme est insatiable d'argent", écrit-il à Goton le 14 juillet. "Quant au conseil de vivre avec elle, tu sais bien que cela est impossible: je ne l'ai jamais tant abhorrée".
Cette détestation doit surtout dater du jour où il a appris l'intimité des relations de sa femme avec le général Lahorie. Mais celui dont la liaison avec Maria Catalina est patente depuis longtemps peut-il en faire état? Et pourtant, dans sa demande de divorce, il a articulé le délit d'adultère. Bien entendu, Sophie s'en défendra. Elle le fera d'ailleurs gauchement en allégant que son ami était un "respectable vieillard".
Ce "respectable vieillard" était mort à 46 ans. A Thionville, Léopold Hugo n'en a pas encore 41 et il se morfond dans l'inactivité. Le comte Dupont, ministre de la guerre, l'a félicité pour sa belle conduite pendant le siège, mais ne lui a offert aucun poste. Le 9 septembre, il est mis en demi-solde. Il rejoint alors Paris avec Maria Catalina et, par prudence, le couple loue deux appartements, l'un 12 rue Pot-de-Fer au nom de Mme Almeg, l'autre 35 rue des Postes au nom du général comte Hugo.

 

Le 26 janvier 1815, une ordonnance de référé place les enfants Hugo sous l'autorité paternelle et donne à Léopold le choix du domicile et la propriété des meubles de l'appartement occupé par Sophie.
Le 10 février, fort de ce jugement, Léopold Hugo arrache les enfants à leur mère et fait conduire Eugène et Victor à la pension Cordier et Decotte.
Dans une requête au président du tribunal civil de la Seine (23), Sophie raconte que sous le prétexte de retirer le coucher et le linge nécessaire à ses enfants, le sieur Hugo enleva tout le linge à l'usage de l'exposante, dix chemises, vingt-quatre paires de bas, dix-neuf mouchoirs de batiste, toute l'argenterie, une lorgnette de spectacle en vermeil, et il alla déposer le tout dans les mains de sa concubine, la dame Almeg".

(23) GUIMBAUD: "La mère de VH", op. cit., pp 279-281.

Le 13 février, Léopold revient chez Sophie pour lui ordonner de vider l'appartement de tout ce qu'il contient et de se rendre au domicile conjugal. La rencontre des époux, la dernière, fut dramatique. La scène horrible est racontée par Sophie au président du tribunal. Léopold commence par informer son épouse qu'elle vivra seule, sans ses enfants, sans domestiques, sans voir personne. Comme elle demandait le sort qui lui était réservé, "il répondit qu'elle le saurait plus tard, mais qu'elle se mît en tête qu'il ne lui devait que du pain, de l'eau et le couvert; et, sans la plus légère provocation, il poussa l'outrage jusqu'à cracher trois fois au visage de l'exposante, en lui disant que c'était pour prouver à tout le monde l'estime qu'il avait pour elle; comme un furieux, il se jeta sur l'exposante, la saisit à la gorge, se répandit contre elle en invectives des plus grossières et des plus outrageantes,... l'accusa d'avoir mené une vie débordée pendant son absence".
La version de Sophie est certainement proche de la réalité. Nous savons son mari capable de colères terribles. Ce que nous ignorons, c'est l'attitude de Sophie qui a provoqué cette fureur.
Dans sa requête, Sophie en appelle au témoignage des voisins et le tribunal lui rendra son domicile et ses meubles.
Le 31 mars, appelé à quitter Paris, Léopold place Eugène et Victor sous l'unique responsabilité de la veuve Martin: "Je te confie le soin de mes jeunes enfants et sous aucun prétexte je n'entends qu'ils soient remis à leur mère ni sous sa surveillance. C'est à toi seule que je les confie et c'est à toi que M. Cordier doit en répondre". Il donne à sa soeur de l'argent pour le petit entretien et, pour la pension et les dépenses importantes, il place des fonds chez l'avocat Katzenberg désigné comme curateur.

 

Le 21 novembre 1814, le roi avait redonné à Léopold Hugo son grade de maréchal de camp tout en le maintenant en non-activité. Il l'avait également fait chevalier de Saint-Louis et, un peu plus tard, chevalier de la Légion d'Honneur.
Pendant les Cent jours, le ministre de la guerre lui confie de nouveau la défense de Thionville. C'était le 31 mars 1815. Il a ordre de partir aussitôt et nous avons cité la lettre écrite à sa soeur, n'ayant pas le temps de lui faire une visite.
Le ministre lui avait dit que les autorités, la garnison et les habitants le réclamaient. Et c'était vrai. Le 4 mars, un ami lui avait écrit de Thionville: "Puissions-nous fêter ensemble et avec vous l'anniversaire de notre délivrance, avec plaisir nous boirions à votre bonheur, à un bon commandement près de nous, et à la fin de vos tracasseries de ménage". Le scandale provoqué par la venue de Sophie, le concubinage notoire avec Maria Catalina, n'avaient altéré en rien l'estime et la sympathie que ses collègues et la population avaient pour Léopold Hugo.
Nous ne savons pas ce que devint Maria Catalina pendant le deuxième séjour de son amant à Thionville, mais nous pouvons supposer qu'elle l'y a rejoint comme la première fois et qu'elle a partagé avec lui les inconvénients d'un second siège.
La conduite du commandant supérieur de la place fut aussi exemplaire que la première fois. Assiégé par les Russes et les Prussiens, il résistait encore quatre mois après l'entrée de Louis XVIII à Paris. Sa résistance aux alliés n'était pas opposition au régime: il l'avait montré en faisant flotter le drapeau fleurdelisé.
Il faut croire que le blocus de la ville était peu sévère puisqu'il lui arrivait de recevoir des lettres de la veuve Martin et des deux pensionnaires de la maison Cordier. Le 16 octobre, il écrivait à sa soeur: "Je t'avoue que j'ai été révolté de leur style et de leur exigence envers toi. Ils semblent ces messieurs, qu'ils se déshonoreraient en te donnant le titre de tante et en t'écrivant avec attachement et avec respect. C'est à leur maudite mère qu'il faut attribuer la conduite des enfants. Aussi je ne leur en donne pas toute la faute".

 

Le 13 novembre 1815, Léopold Hugo quitte Thionville. Le 28, il est placé en demi-solde. Cette fois il a peu d'espoir de reprendre du service et n'a plus de raisons d'habiter Paris. Il décide donc de s'installer en province en un lieu assez discret et suffisamment agréable pour y vivre heureux avec sa maîtresse, même si sa résidence est surveillée par l'autorité militaire. Son choix se porte sur Blois, mais il semble qu'il ne se rende pas directement en cette ville, celle-ci étant occupée par les Prussiens pendant qu'un régiment de cosaques campe aux alentours. Il se pourrait que les amants se soient d'abord arrêtés à Vendôme (24), à une vingtaine de kilomètres , mais ce qui est sûr c'est qu'en 1816 ils s'installent définitivement à Blois, prenant en location le prieuré de Saint-Lazare.

(24) Dans un article de presse (Arch. de Loir-et-Cher) intitulé "Quatre générations d'écrivains", découpé sans indication du journal et de la date, celle-ci pouvant peut-être se situer vers 1890, on lit:
"On sait qu'après la chute du premier Empire, le général Hugo père, vivait isolé à Vendôme. Très pauvre, réduit à la demi-solde, ce débris des grandeurs déchues, s'efforçait de gagner un peu d'argent en écrivant des romans à la façon d'Anne Radeliffe, qu'il publiait sous le nom de Sigisbert, l'un de ses deux prénoms. Un ami de la famille disait devant nous:
"- C'est moi qui, étant déjà en vogue sous le règne de Louis XVIII, ai conduit le général au Palais-Royal, chez Pigoreau, qui est devenu son éditeur".

Le domaine de Saint-Lazare, de près de dix hectares, tirait son nom d'une léproserie fondée en l'honneur du Saint-Esprit, au temps des premières croisades (25).

(25) L. de LA SAUSSAYE: "Blois et ses environs", 4e éd., Blois et Paris 1867.

Il avait appartenu à la Congrégation des chanoines réguliers de France, vulgairement appelés Génovésains, avant de devenir propriété nationale à la Révolution et d'être vendu à des particuliers en 1791.
Saint-Lazare était situé près de la barrière, sur la grande route qui conduisait de Blois à Châteaudun. Il était composé d'une grande maison de maître, d'un logement de closier et de jardinier, de bâtiments d'exploitation, d'un pressoir garni de tous ses ustensiles, d'une cour, d'une basse-cour, de jardins, promenades, charmilles, bosquets, vignes et terres labourables, le tout en un seul clos entouré de murs (26).

(26) Arch. de Loir-et-Cher, Blois, F 1682, acte de vente du 1.5.1822.

En 1816, Léopold Hugo a décidé de mettre un terme à sa vie errante et se sent lié à Maria Catalina pour la vie. Afin de prémunir sa compagne contre les aléas d'une situation irrégulière, il achète en son nom, le 10 février, une maison située au 73 de la rue du Foix, dans le quartier de même nom, le plus ancien des quatre bourgs qui constituèrent la ville de Blois, à l'abri des forteresses qui protégeaient la voie antique qui passait la Loire à cet endroit.

 

Le départ de Léopold de Paris ressemble à une fuite. Il a quitté la capitale sans voir ses enfants et la Goton a refusé de leur dire où il était. Ce n'est que le 30 mars qu'elle leur apprend qu'il est à Blois, sans consentir à leur donner son adresse. Toute correspondance doit se faire par son intermédiaire.
A Paris, Abel Hugo gagne déjà de quoi suffire à ses besoins et vit avec sa mère. Eugène et Victor sont toujours sous la férule de MM. Cordier et Decotte et sous le contrôle de l'implacable veuve Martin. Celle-ci applique les consignes du père avec rigueur... et plus encore.
Léopold envoie 100 francs par mois à sa femme (qu'il réduira un certain temps à 80 francs), 100 francs à M. Cordier pour Eugène et Victor, plus 50 francs pour leur entretien, augmentés de 6 francs pour les menues dépenses. Abel reçoit l'argent destiné à la mère. Eugène et Victor continuent de subir l'entremise tatillonne de Marguerite Martin.
En 1816 et 1817, les relations entre Léopold et Abel sont bonnes. Sans plus. Elles ont surtout pour but de régler la conduite entre un père et ses enfants éloignés, entre un mari et sa femme qui se détestent. Parfois ils s'entretiennent de leurs productions littéraires.
Au mois de juillet 1817, se produit, à la pension Cordier, un incident qui va détériorer ces relations: Eugène et Victor ont une altercation violente avec M. De Cotte. Informé par sa soeur, peut-être même mal informé, Léopold blâme sans réserve la conduite de ses enfants: "Je les considère comme perdus s'ils restent sous la cruelle influence de leur mère. Leur conduite avec toi n'est qu'une conduite habituelle, mais celle qu'il ont tenue envers M. de Cotte est une chose tout à fait épouvantable!". En même temps il écrit à M. Cordier une lettre sévère sur l'attitude des deux polissons et fait état de l'influence néfaste de la mère.
Ayant eu connaissance de cette dernière lettre, Abel tâche de rétablir les faits et s'étonne du "mécontentement furieux" de Léopold envers deux enfants dont les résultats scolaires sont brillants et les premiers essais littéraires plus que prometteurs.
La lettre du 26 août d'Abel à son père se termine par l'évocation de l'emprise malfaisante de Maria Catalina: "O mon père, voilà des enfants que tu poursuis avec tant de fureur, des enfants pour qui le plus grand honneur serait de te voir heureux, des enfants qui, loin de chercher à déshonorer ton nom, voudraient te faire hommage de leurs couronnes. Non, mon père, je te connais, tu as écrit cette fatale lettre, mais ton coeur ne l'a pas dictée. Tu aimes encore tes enfants; un mauvais génie, un démon de l'enfer, auquel tu devrais plutôt attribuer tes malheurs qu'à notre respectable mère, un démon qui sans cesse attaché à tes pas fascine tes yeux et ne te montre que des signes de haine où tu trouverais des preuves d'amour si tu osais t'approcher de coeurs qui te chérissent, un être familiarisé avec la calomnie et le mensonge a empoisonné à tes yeux l'action de mes frères. Tu as oublié tes enfants pour ne voir que des êtres fantastiques, méchants et haineux qu'on t'a présentés et tu as cédé à la colère qu'on t'inspirait. Un jour viendra que tu nous connaîtras mieux, tu verras dans tout son jour hideux l'infernale créature dont je veux te parler, l'heure de notre vengeance sera arrivée, nous retrouverons notre père, et l'artisan de malheur tremblera à son tour".
Profondément blessé, Léopold ne répond pas à cette lettre, ne répondra pas aux suivantes. Il a pour sa compagne un attachement profond, une estime qui n'admet pas les salissures. "Je n'écris plus à Abel, confesse-t-il à sa soeur; une lettre impertinente qu'il m'a écrite m'a obligé de rompre tout commerce avec lui. Je n'écris jamais que peu de lignes à ses frères parce que tous, ainsi que lui, sont sourdement du parti de leur mère".
Comment Abel pouvait-il comprendre les sentiments de son père pour Maria Catalina? Comment pouvait-il supposer des qualités à cette femme? Il la connaissait si peu. Ses propos ne sont que le reflet des propos de Sophie. Il les a écrit en toute bonne foi, croyant exprimer une banale réalité. La preuve est en dans la lettre suivante:
1er octobre: "Tu n'as pas encore répondu à ma lettre... Est-ce par oubli ou serais-tu fâché avec moi? Ai-je dit autre chose que la vérité? Et peut-elle te blesser? Nous savons, mes frères et moi, que tu n'es pas la cause de notre malheureuse position, et s'il est quelqu'un qui puisse nous en accuser, nous ne connaissons que trop bien la personne".
Ces dernières lignes peuvent être jugées impertinentes; nous retiendrons seulement qu'Abel n'a pas tout à fait 19 ans.

 

En 1817, les époux Hugo s'affairent pour obtenir du tribunal, le plus rapidement possible, un jugement en séparation. Léopold abandonne certaines accusations pour activer le procès. Sophie intercède pour que le jugement lui soit favorable. Elle fait valoir la "mauvaise conduite" du père et "le danger qu'il y aurait à lui laisser la direction de trois jeunes gens qui entrant dans l'âge des passions ont besoin dans ce moment critique de bons conseils et surtout de bons exemples, choses qu'ils ne trouveraient point auprès de leur père qui vit toujours publiquement à Blois en concubinage avec la femme Almecq". C'est un argument qui peut se défendre et dont le tribunal tiendra compte. Par contre, on pourrait être surpris de l'attitude de Sophie lorsqu'elle estime que ses enfants poursuivent des études inutiles et qu' "il est bien temps qu'ils travaillent à se faire des états étant sans fortune et n'ayant rien à attendre de leur père, qui possesseur d'une fortune assez considérable a tout placé sous le nom de sa concubine (27).

(27) Brouillon de lettre de Sophie à un magistrat, in MASSIN, I, 1081.

Finalement, le 3 février 1818, le tribunal rend officielle la séparation des époux. Les enfants sont confiés à la mère; le père doit à l'épouse et aux enfants une pension annuelle de 3000 francs.
Ce jugement ne satisfait pas les parties, tout au moins si nous en jugeons d'après une lettre de Léopold à sa soeur: "Il faut maintenant que je m'occupe de régler la communauté, car, par le bête de contrat qu'on m'a fait signer, il revient à ma gueuse la moitié de la propriété de Madrid; ainsi, comme commune en biens elle aura la moitié de tout, et comme mineure, puisque les lois considèrent ainsi les femmes mariées, elle gardera les 84.000 francs qu'elle a reçus, et dont on ne peut exiger d'elle aucun compte. Elle a réclamé la surveillance de ses enfants et l'a obtenue par le motif que je ne réside pas à Paris... Le jugement est certainement bien défavorable pour moi, et cela devait être puisque dans la crainte de la garder, je n'ai pas voulu qu'on me défendît. Malgré cela elle enrage; quelqu'un qui l'a vue dit qu'elle fulmine contre le tribunal, contre moi, contre tout le monde. Ses fils ne m'ont rien écrit...".
"Ses" fils, contrairement aux parents sont satisfaits. Ils sont heureux du dénouement qui les affranchit des contraintes paternelles. Victor s'empresse de faire part de son bonheur à son ami Félix Biscarrat, un jeune maître d'études de la pension Cordier. Et Biscarrat se réjouit des conclusions de ce qu'il considère comme le procès de Sophie, Abel, Eugène et Victor contre Léopold Hugo: "Votre bonheur est le mien. Chacun de vous va se livrer aux occupations auxquelles son goût et ses talents l'appellent et lui présage un plein de succès... Vous avez gagné vos procès. Vous n'auriez jamais dû craindre de les perdre si la bonne cause prévalait toujours. Pour moi, je ne pouvais douter du succès. J'avais trop entendu rendre justice à madame votre mère: votre respect et votre tendresse pour elle sont des arguments plus forts que toutes les preuves de la bonté de sa cause...".

 

Le 1er janvier, Léopold écrit à ses enfants. Ce qui ne signifie pas une intention d'accroître une correspondance qui s'était faite rare. Surtout avec Abel. Deux lettres de celui-ci restent sans réponse. Le 6 mai 1818, il en fait la remarque à son père: "J'aime mieux penser qu'elles n'ont pas été mises sous tes yeux que de garder la désolante idée que tu ne répondes pas à tout". Il accuse donc implicitement Maria Catalina d'escamoter ses lettres. C'est encore une maladresse comme au mois d'août de l'année précédente. D'ailleurs il insiste: "L'attachement que tes enfants ont pour toi et ta note incluse dans ton dernier envoi pour ma mère me confirment dans l'opinion que tu ne les a pas reçues". Malgré cela, et grâce à l'insistance d'Abel, les relations entre le père et le fils se rétabliront petit à petit.
Celles de Léopold avec ses fils cadets sont plus faciles. D'ailleurs, ils ont encore besoin de lui. Eugène et Victor terminent leurs études secondaires sans avoir l'intention de faire Polytechnique comme le père l'aurait voulu. Avant de quitter la pension Cordier, ils lui demandent de s'orienter vers des études de Droit. Léopold donne son accord et accepte même de leur verser une pension, ce qui n'était pas prévu dans le jugement du 3 février.
Le 8 septembre, ils quittent la pension Cordier et vont loger chez leur mère. Celle-ci est malade des suites d'une fluxion de poitrine. Eugène, prédisposé à la démence, a des périodes de prostration. En 1821, l'état de santé de Sophie empire. Le 27 juin, après huit jours d'agonie, elle meurt. Le lendemain au soir, après l'enterrement, Victor écrit à son père pour lui annoncer la nouvelle. C'est une lettre poignante et Léopold n'a pas pu ne pas être sensible aux qualités de coeur de son plus jeune fils: "Nous ne doutons pas, mon cher papa, que tu ne la pleures et la regrettes avec nous, pour nous et pour toi. Il ne nous appartient pas, il ne nous a jamais appartenu de mêler notre jugement dans les déplorables différents qui t'ont séparé d'elle, mais maintenant qu'il ne reste plus d'elle que sa mémoire, pure et sans tache, tout le reste n'est-il pas effacé?... Viens si tu peux, ou veuille nous mander tes intentions".
Nous verrons que Léopold ne viendra pas aussitôt, de même qu'il ne s'empresse pas de donner la nouvelle à ses frères. Cette attitude donnera l'occasion au colonel Louis Hugo d'avoir des mots injustes pour son frère aîné et d'exprimer, une fois de plus, son animosité envers Maria Catalina. Le 15 août, il écrit à sa soeur: "Il est bien étonnant, ma bonne amie, que le général n'ait pas seulement fait part de la mort de sa femme à ses frères. Cette insouciance prouve combien il nous est peu attaché. Je suis porté à croire qu'il n'est pas malade et que la maladie dont il te parle n'est qu'un prétexte pour ne pas faire le voyage de Paris attendu que, depuis longtemps, il a pris le parti de ne rien faire que d'après les conseils de la misérable créature qui a fait le malheur de sa famille".

 

Comme le suppose Louis Hugo, la maladie de son frère était un prétexte. En réalité, il était fort occupé à préparer son mariage avec Maria Catalina, décidée à ne pas attendre. Après dix-huit années de dévouement et de soumission, elle imposait sa volonté et son amant remettait à plus tard de se rendre auprès de ses fils douloureusement affectés par la mort de leur mère. Il est vrai que les enfants Hugo réclamaient sa venue pour payer les dettes occasionnées par la maladie et la mort de Sophie et ces "tristes détails", comme Victor les désigne, pouvaient attendre.
Les formalités du mariage furent réglées en dix semaines: les publications sont faites à Chabris, les 22 et 29 juillet, et à Nancy, les 29 juillet et 5 août; le ministre secrétaire d'Etat à la guerre donne son autorisation le 28 août; le 6 septembre 1821, la "fille Thomas" devient la femme du général Hugo. Le mariage est célébré à Chabris, canton de Saint-Christophe, arrondissement d'Issoudun, département de l'Indre, par devant Louis marquis de Béthune-Sully, maire (28).

(28) Arch. municipales de Chabris.

Le fait que le mariage soit célébré à Chabris s'explique par la très grande amitié qui existait entre le général Hugo et le marquis de Béthune, de la famille du célèbre ministre d'Henri IV (29). Les deux hommes s'étaient connus vers 1792 à l'armée du Rhin alors que le premier était marqueur à l'Etat-major général et le second, de dix-sept ans son aîné, chef de brigade puis adjudant général au même Etat-major.

(29) Cf la "Revue du Berry", mai 1902.

Le marquis habitait le château de Beauregard. Aujourd'hui, dans cette petite commune de l'Indre, près de la limite sud du Loir-et-Cher, on a perdu son souvenir et, à plus forte raison, celui du général Hugo et de Madame qui rendaient souvent visite à leur ami. Une rue de Beauregard et une avenue Victor Hugo mènent jusqu'à l'ancienne propriété des Béthune, partagée en trois lots et vendue (30).

(30) D'après Mme E.C. Renoncé, lettre du 5 nov. 1977.

Après la mort de sa première femme et son remariage, Léopold Hugo entre dans une nouvelle période de sa vie, toute d'apaisement, de calme, de plénitude. Nous en avons une preuve dans le redoublement de son activité littéraire. Il écrit beaucoup. Et c'est par le biais de la littérature que ses relations avec ses enfants, avec Victor surtout, vont s'améliorer, s'intensifier.
Victor communique certaines de ses oeuvres à son père qui s'extasie sur des vers "vraiment admirables" tout en faisant état des réalités de la vie quotidienne et de la nécessité de poursuivre des études solides.
De son côté, Léopold envoie ses écrits à son fils: les oeuvres imprimées d'abord (le "Journal historique de Thionville...", un "Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres...", mais aussi certains de ses manuscrits, en particulier des ouvrages militaires auxquels il attache quelque importance. "Je t'envoie enfin, écrit-il le 16 février 1822, quelques échantillons de mes délassements... J'ai beaucoup d'opuscules de ce genre. Mes nouvelles en prose, mes comédies du même genre, sont trop médiocres pour voir le jour, mais s'il y avait des idées qui pussent te servir, tu peux te les approprier hardiment. Quant à mes contes en vers, je rimaille; cela me désennuie, et mon but est rempli".
Dans la correspondance de Léopold qui nous a été conservée, on cherche en vain l'annonce à ses fils de son remariage avec Maria Catalina. Il est possible qu'il ait profité des voeux de nouvel an, fin 1821, ou début 1822, pour leur faire deviner sa situation nouvelle. Cependant, rien ne permet de l'affirmer. Par contre, il est certain qu'il a utilisé la manière indirecte pour mettre ses frères au courant de ses secondes noces.
Le 17 janvier 1822, Louis Hugo écrit à sa soeur Marguerite Martin: "L'approche de la nouvelle année m'ayant déterminé à écrire au général, je viens de recevoir sa réponse... Je ne sais s'il t'a fait part de la détermination qu'il a prise, mais il paraît, d'après ce qu'il me mande, que Mme de S. vient d'obtenir définitivement sa main. Si la chose est vraie, il faut bien en prendre son parti et faire contre mauvaise fortune bon coeur. L'ascendant qu'elle avait pris sur lui devait nous préparer depuis l'année dernière à apprendre d'un moment à l'autre cette nouvelle".
Louis Hugo, nous le savons, n'aimait pas Maria Catalina. Il avait eu aussi quelques différents avec Léopold au sujet de la succession des parents de Nancy. Néanmoins, le même jour qu'à Goton, il écrit à son frère pour des voeux de bonheur: "La détermination que tu as prise depuis la mort de la mère de tes enfants ne me surprend pas, mon ami; je m'attendais à cela d'autant plus de raison que je connaissais ton attachement pour ta femme actuelle et que j'étais persuadé que tu profiterais de l'événement arrivé l'année dernière pour resserrer les noeuds tacites que tu avais formés depuis longtemps. Puisses-tu être heureux, c'est ce que je désire de tout mon coeur".
A l'encontre de Louis, Marguerite Martin, qui correspondait avec Léopold, ne pouvait ignorer son remariage. Sans doute, elle avait reçu l'ordre de n'en rien dire et s'y était tenue. Sans doute aussi, on lui en fit le reproche. Le 30 mai, déclinant son offre de venir à Paris avec son épouse, le général lui écrivait: "Tu sais bien, ma chère Goton, que, vieux mari depuis longtemps, je n'ai eu besoin de faire aucune des cérémonies d'usage entre les nouveaux mariés; il ne manquait que le oui municipal, et je l'ai dit". Suit un post-scriptum de Maria Catalina: "Ma chère soeur. Je vous écris un mot sur la lettre de Hugo pour vous remercier de ce que vous me dites d'obligeant et d'affectueux. Quand vous pourrez un peu quitter Paris, nous vous engageons à venir passer quelque temps à la campagne avec nous. C'est le mois le plus agréable en ce que les jardins sont couverts de fleurs. Votre soeur et amie: Femme Hugo".

 

Si, au tout début de l'année 1822, les enfants Hugo sont encore ignorants du mariage de leur père avec Maria Catalina, ils en seront avertis au mois de mars. Nous verrons dans quelles circonstances.
Disons tout de suite que Victor n'a pas réagi désagréablement en apprenant le nouvelle et qu'il ne faut pas attribuer cette attitude à des considérations d'ordre matériel: par exemple, la crainte de perdre la petite pension que Léopold continuait à lui verser. Son comportement a été dicté essentiellement par le désir d'obtenir le consentement paternel à son mariage avec Adèle Foucher. Il faut ajouter à cette influence déterminante l'émerveillement du fils qui redécouvre un père qu'il n'avait connu qu'à travers l'écran interposé par Sophie. Nous y voyons également la disposition d'esprit d'un jeune homme de vingt ans qui est amoureux, donc généreux, et, peut-être aussi l'élaboration de conceptions philosophiques que le grand poète exprimera quelques trente années plus tard: "La liberté d'aimer n'est pas moins sacrée que la liberté de penser. Ce qu'on appelle aujourd'hui l'adultère est identique à ce que l'on appelait autrefois l'hérésie... Nous disons avec surprise: Il y a eu des créatures humaines condamnées pour avoir pensé. La postérité dira: Il y a eu des créatures humaines condamnées pour avoir aimé" (31).

(31) 1855-1856, "Questions sociales".

La "liberté d'aimer" avait conduit Léopold à épouser sa maîtresse après dix-huit années de vie commune. Victor s'en accommode. Abel aussi. Il n'en va pas de même pour Eugène dont la sensibilité exacerbée provoque une conduite extravagante. Au mois d'avril, il quitte Paris pour Blois. Son but est de s'assurer par lui-même si son père est "réellement remarié". Errant, hagard, sans papiers, il est arrêté à 21 lieues de Paris. Sa démence apaisée, il écrit à Léopold pour qu'il intervienne auprès du procureur du Roi à Chartres et qu'il fasse l'envoi d'un peu d'argent.
La lettre d'Eugène est du 12 avril. Elle se termine par l'expression de l'"affection véritable" d'un fils soumis et respectueux. Hélas! qui peut prévoir le comportement d'un jeune homme en proie à la folie? Les crises se succédant, il écrira à son père en termes extrêmement blessants pour Maria Catalina, donc pour Léopold. Cette lettre, nous ne la connaissons pas, mais nous pouvons en deviner le contenu par ce qu'en écrit Léopold à Victor, le 25 mai: "Je te répète qu'Eugène m'a grossièrement écrit qu'il ne voulait plus rien de moi, etc... que dans mon prochain envoi, qui sera cependant le même, il sera sensé non compris, mais que vous lui donnerez son tiers qu'autant qu'il sera sans emploi et que vous jugerez qu'il en a besoin. Vous sentez que je ne dois plus rien lui adresser directement puisqu'il repousse ce que je fais d'une manière aussi inconvenante".

 

Revenons en arrière. Depuis plus de trois ans, Victor Hugo et Adèle Foucher s'étaient épris l'un de l'autre. Le 26 avril 1819, ils avaient osé s'avouer mutuellement leurs tendres sentiments. Un an plus tard, Sophie, mère possessive, avait séparé les amoureux.
Après la mort de Sophie, Adèle et Victor étaient décidés à unir leurs destinées. Le père Foucher donna son accord. Il ne manquait plus que celui du général Hugo pour délivrer son fils d'une attente de quelques années, jusqu'à la majorité requise de 25 ans. Ce sera l'occasion pour Léopold de faire admettre sa nouvelle épouse.
Poussé par Adèle, qui désirait sortir de l'incertitude, Victor se résout à demander le consentement à son père. Il ne le fait pas sans quelques réticences, tourmenté par le souvenir douloureux de la mort de Sophie: "J'aime et je respecte la mémoire de ma mère, et je l'oublie, cette mère, en écrivant à mon père", disait-il à sa fiancée une semaine avant de se déterminer, le 7 mars 1822, à demander l'accord de Léopold.
La réponse du père ne se fait pas attendre. Il écrit à son fils une lettre qui le remplit de joie. Il n'est pas contraire aux voeux de son fils et il est prêt à les seconder. Il met une seule condition à son accord définitif: "Avant de songer au mariage, il faut que tu aies un état ou une place et je ne considère pas comme telle la carrière littéraire quelle que soit la manière brillante dont on y débute".
Le 13 mars, au reçu de la lettre du père, Victor s'empresse d'en faire part à Adèle: "Adèle, mon Adèle! je suis ivre de joie. Ma première émotion doit être pour toi. J'avais passé huit jours à me préparer à un grand malheur, c'est le bonheur qui vient! - Il n'y a qu'un nuage. Adieu pour quelques heures; je te porterai dès ce soir cette lettre".
Ce "nuage", c'est que Léopold a incidemment parlé de sa nouvelle épouse. Sans insister, avec un certain tact, il juge à propos d'avertir son fils de ses nouveaux liens. Il le fait en comparant le rang des Foucher dans la société au sien, lequel n'est guère meilleur du fait des pertes subies en Espagne. "La propriété, écrit-il, que j'ai acheté après la rupture par les tribunaux espagnols des liens qui m'attachaient à ta mère, et sur laquelle mon épouse actuelle n'a que des droits proportionnés à son apport, cette propriété, dis-je...", etc...
Ca y est, Victor est informé. Les enfants doivent savoir qu'il est remarié et qu'il faudra bien tenir compte de cette nouvelle situation lorsqu'on aura à parler d'intérêts.

 

Le surlendemain, Victor écrit à Adèle: "Ce matin, j'ai répondu à mon père. Il n'y a dans sa lettre que deux mots affligeants, ceux qui annoncent ses nouveaux liens".
Léopold avait attendu plus de six mois pour donner la nouvelle de son remariage. Jusque là, ce n'était pas nécessaire. Les enfants ne savaient-ils pas qu'il vivait depuis longtemps avec Maria Catalina? Mais maintenant que Victor allait se marier, qu'il voudrait réaliser sa part d'héritage des biens revenant à Sophie, il fallait le mettre en garde contre de vaines espérances. Les "mots affligeants" n'avaient pas d'autre but.
Quelque temps après, Léopold conçoit le projet de présenter Maria Catalina à ses enfants. Le 8 avril 1822 - c'est au moment de la fugue d'Eugène -, il lance une invitation à Victor: "Ne pourrais-tu venir passer avec moi, après le 20, ne fut-ce qu'un couple de jours. Nous causerions de tes intérêts". Il y a bien de la naïveté dans cette proposition! Il faut croire que Léopold avait une confiance sans bornes dans le charme et les manières de Maria Catalina: cette femme qui l'avait séduit ne pouvait pas ne pas séduire son fils.
Evidemment, Victor ne vint pas. Il avait de bonnes excuses: la folie d'Eugène, la prochaine édition des "Odes et Poésies diverses"; mais surtout, il n'était pas préparé à une confrontation avec celle que sa mère lui avait appris à haïr. Et puis, il s'activait pour se créer des ressources afin de lever tout empêchement à son union avec Adèle.
Il avait les promesses d'une pension sur la liste civile du Roi et d'une sinécure littéraire au ministère de l'Intérieur.
Le 8 juin, Louis XVIII accorde au poète une pension de 1200 francs. Victor pense doubler cette somme avec sa plume. Les mensualités du père restent acquises. Ce n'est pas beaucoup, mais les Foucher acceptent de garder le jeune ménage auprès d'eux, en attendant de nouvelles ressources. Léopold estimera-t-il ces garanties suffisantes?
Le 22 juillet, le général Hugo envoie à Victor une lettre non datée destinée à Pierre Foucher. Il s'agit de la demande en mariage. Son fils la fera parvenir lorsqu'il voudra et, surtout, lorsque Maria Catalina ne sera plus un obstacle aux bonnes relations entre les deux familles. En effet, la lettre de Léopold à Victor contient une véritable mise en demeure:
"Il faudra, mon bon ami, quand il en sera temps, que mon consentement soit accompagné de celui de mon épouse actuelle, dont j'aurais adressé les compliments à M. et Mme Foucher sans les préventions qu'on a établie contre elle. Mais, malgré tout ce qu'on a osé dire, chacun cherchant son bonheur dans les moeurs et le caractère de sa compagne, si les moeurs et le caractère de la mienne n'eussent point convenu à mes principes sévères de probité et de délicatesse, crois-tu que je l'aurais pour la vie associée à mon sort? Non, mon ami, et cette réflexion devrait détruire de fond en comble toutes les préventions".
Victor s'empressa d'adresser la lettre à M. Foucher et d'écrire à son père (26 juillet): "Ta lettre a comblé ma joie et ma reconnaissance. Je n'attendais pas moins de mon bon et tendre père... Ainsi je te devrai tout, vie, bonheur, tout! Quelle gratitude n'es-tu pas en droit d'attendre de moi, toi, mon père, qui as comblé le vide immense laissé dans mon coeur par la perte de ma bien-aimée mère!". Cette fois, l'évocation de la mère n'est là que pour grandir l'amour du fils pour le père. Quant à Maria Catalina, Victor n'en parle qu'au bas de sa lettre: "Je n'ai aucune prévention contre ton épouse actuelle, n'ayant pas l'honneur de la connaître. J'ai pour elle le respect que je dois à la femme qui porte ton noble nom; c'est donc sans aucune répugnance que je te prierai d'être mon interprète auprès d'elle; je ne crois pouvoir mieux choisir. N'est-il pas vrai, mon excellent et cher papa?".
Le 31 juillet, Léopold répondait: "Ma femme a été très sensible à ce que tu lui dit d'obligeant dans ta lettre et te remercie cordialement. Elle t'embrasse ainsi que moi et fait des voeux pour ton bonheur".

 

Le 1er mai 1822, Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo, maréchal des camps et armées du Roy, et Catherine Thomas y Saetoni, comtesse de Salcano, son épouse, avaient acheté conjointement le prieuré de Saint-Lazare qu'ils habitaient, un domaine de 9ha 72a 48ca (32).

(32) Arch. du Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

Nous avons vu que Maria Catalina avait invité sa belle-soeur à y venir goûter les joies de la campagne en fleurs; Léopold concevra le projet d'en faire le cadre du voyage de noces de Victor. Décidément, il tenait à faire rencontrer son épouse et son fils et il avait certainement raison de choisir le temps de la lune de miel propice aux pardons et aux élans de générosité.
"Si ton mariage avait pu se faire avant le 1er septembre, écrit-il le 31 juillet, je t'aurais engagé à venir passer ici avec ta femme le temps des vendanges. Cette époque est toujours agréable pour de jeunes Parisiennes peu habituées à la grosse joie causée par la récolte du pampre. Mais si vous ne pouvez cette année, nous tâcherons que ce soit pour celle qui va suivre".
Le 8 août, Victor répond: "Ce projet d'aller (sic) les vendanges près de toi était charmant, j'y ai reconnu toute ta bonté; mais il faudra remettre ce bonheur à l'année prochaine; rien alors ne l'entravera".
Victor ne pouvant venir à Saint-Lazare, son père offre de lui envoyer des vues dessinées par lui. Puis, quelques jours plus tard, répondant à Victor qui avait écrit: "Il me serait doux de pouvoir placer des ornements aussi chers dans l'appartement qui sera témoin de mon bonheur", il précise: "Rappelle-toi que ma promesse pour les vues de Saint-Lazare n'est que conditionnelle, mais je tâcherai de la remplir ou de les faire peindre par ma femme". Toujours ce mélange de subtilité et de naïveté! A Victor qui peignait, à Adèle qui peignait, Léopold fait savoir que Maria Catalina a le même talent.

 

Le 12 octobre 1822, Victor Hugo épouse Adèle Foucher. Le mariage avait été retardé par l'établissement des documents indispensables, en particulier l'extrait d'un acte de baptème qui n'existait pas.
Le général Hugo était absent. Il s'était excusé de ne pouvoir venir. Nous le savons par une lettre de Victor datée du 18 septembre: "Nous avons tous bien vivement regretté ici, mon cher et excellent papa, que cet accident arrivé à ton (clos?) nous privât du bonheur de te voir prendre part et ajouter par ta présence à tant de félicité. Il est inutile de te dire combien ton absence me sera pénible; mais je me dédommagerai quelque jour, j'espère, d'avoir été si longtemps sevré de la joie de t'embrasser".
Qu'était-il arrivé? Peut-être les premières entreprises agricoles de Léopold avaient mal tourné. Peut-être la cueillette des raisins, à laquelle il avait convié Victor et Adèle, n'avait pas eu lieu, la récolte étant anéantie par quelque méchant phénomène atmosphérique. Léopold avait investi ses revenus sur ses terres et il se trouvait sans le sou: "Il est malheureux encore, cher papa, que cet accident te prive de contribuer aux sacrifices que vont faire M. et Mme Foucher. Je ne doute pas qu'il n'y a que l'absolue nécessité qui puisse t'imposer cette économie".
La bonne excuse avancée par le général Hugo pour ne pas assister au mariage de son fils peut ne pas convaincre. On peut se demander si Victor avait invité Maria Catalina et, dans la négative, l'absence du père s'explique, de même que sa délicatesse explique son refus de donner la vraie raison.
Cependant, il nous semble impensable que Victor ait oublié, volontairement ou non, d'inviter l'épouse de son père. On peut chercher une autre explication: Léopold n'a pas voulu mettre sa femme en présence de ses deux autres enfants, d'Eugène surtout, qui n'avaient pas les mêmes raisons que Victor de l'adopter. Cette attitude serait conforme au caractère du général.
Mais, après tout, pourquoi ne pas admettre simplement que Léopold ait dit vrai en invoquant son impécuniosité? Désargenté, ne pouvant paraître à son avantage et à l'avantage de son fils, il s'est abstenu. Cela aussi est conforme à son caractère.
D'ailleurs les relations entre Victor (plus Adèle) et son père (plus Maria Catalina) vont se poursuivre meilleures qu'avant, ce qui montre qu'aucune maladresse n'a été commise de part et d'autre.
Le 19 octobre, "le plus reconnaissant des fils et le plus heureux des hommes" assure son père, "pour la centième fois", de sa tendre et profonde gratitude. Dans son bonheur, il oublie Maria Catalina, et Léopold, attentif à tout ce qui peut blesser sa femme, lui fera remarquer qu'elle a contribué à ce bonheur. En effet, nous voyons mal le mécréant Léopold courir les sacristies pour obtenir la publication et la dispense des bans de mariage (33).

(33) Cf in MASSIN la note à la lettre du 19.11.1822.

Dans une lettre du 19 novembre, Victor montre qu'il a bien compris la leçon: "Veuille bien, je t'en prie, dire à notre belle-mère combien nous sommes reconnaissants de tout ce qu'elle a bien voulu faire pour hâter notre fortuné mariage". Adèle, qui termine la lettre, s'associe au témoignage de Victor: "Si notre belle-mère savait combien j'ai été sensible à tout ce qu'elle a bien voulu faire pour accélérer notre mariage, j'espère qu'elle voudrait bien recevoir mes remerciements. Je lui dois quinze jours de bonheur que sans elle je redemanderais en vain".
Mêmes sentiments, un mois plus tard, dans une lettre d'Adèle: "Je vous prierai encore, mon cher papa, de présenter tous mes sentiments de reconnaissance et de respect à notre belle-mère".
Maria Catalina, "belle-mère" de Victor Hugo! Que de chemin parcouru depuis qu'elle n'était que la "fille Thomas"!
Il y avait d'autres absents au mariage de Victor: la tante Martin bien sûr, ce qui ne nous étonne pas, probablement l'oncle Francis, mais aussi l'oncle Louis qui, nous le savons, n'a pas été invité alors qu'il entretenait d'excellentes relations avec son neveu ainsi qu'avec M. Foucher qui s'occupait de ses intérêts au ministère de la Guerre.
Le 5 novembre, Louis Hugo écrit à Goton: "Je savais que Victor devait épouser Mlle Foucher, mais j'ignorais que ce fût aussi tôt... tu ne me dis pas si Hugo a fait le voyage de Paris pour le mariage de son fils; car, s'il a donné son consentement, il eût peut-être bien fait de faire cette démarche".
En effet, Marguerite Martin, de retour d'un voyage à Blois, lui avait écrit, mais elle s'était prudemment gardée de faire état de la non-présence de Léopold au mariage de Victor. Par contre, et peut-être avec quelque malignité, elle lui avait dit combien elle avait été satisfaite de Maria Catalina. "Je suis bien aise, répondit Louis, que tu aies été contente de l'accueil que tu as reçu de notre belle-soeur".

 

Au mariage de Victor, le repas de noces avait été troublé par la folie d'Eugène au cours d'un accès subit et violent. Depuis, son état empirait et les crises de démence alternaient avec les états de prostration.
Le 20 décembre, Abel et Victor informent leur père et lui demandent de l'argent pour faire face aux dépenses occasionnées par la maladie. Le surlendemain, après une crise qui avait nécessité la présence de deux hommes pour aider la femme de garde à contenir le malade, Adèle insistait auprès de Léopold: "Ces messieurs ne peuvent rien décider sans vous et attendent avec une grande impatience votre réponse".
Or Léopold se démenait au milieu de difficultés financières. L'état de ses ressources, qui l'avait empêché d'assister au mariage de son fils, ne s'était pas amélioré. On peut imaginer en quel état d'âme il vécut la Noël 1822 et le jour de l'An 1823. Un ami, qui lui écrivait des Ardennes le 24 décembre, ne pouvait supposer tant de malheur: "Te voilà tranquille, disait-il, c'est réellement de toi que l'on peut dire que tu te reposes à l'ombre de tes lauriers. L'aimable compagne que tu as associée à ton existence, embellit tes jours. Bien longtemps tu as navigué sur une mer orageuse, mais te voilà au port".
Léopold était conscient de ses devoirs et n'avait jamais fui les responsabilités. Lui et sa femme prennent la décision de vendre le domaine de Saint-Lazare et de se rendre à Paris. Ils trouvent un acquéreur en la personne d'un médecin parisien. Le 16 janvier ils signent l'acte de vente (34). Le lendemain, ils sont au chevet d'Eugène.

(34) Arch. de Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

A Paris, les époux Hugo louent un appartement, décidés à rester aussi longtemps qu'ils pourront se rendre utiles. Les enfants du général font meilleure connaissance avec Maria Catalina. Adèle la découvre. Plongés dans la douleur, ils oublient leurs rancoeurs et la "belle-mère" fait tout ce qu'il faut pour se montrer agréable. Pouvaient-ils, d'ailleurs, ne pas bien accueillir celle qui arrivait avec le père retrouvé volant au secours d'un fils malheureux et apportant de l'argent pour payer les importants frais d'hospitalisation au Val de Grâce?
Le 24 janvier, un dîner réunit les époux Hugo, le marquis de Sully, Abel et un neveu de Sophie: Adolphe Trébuchet. Nous devons à ce dernier, un garçon espiègle, le compte-rendu de la soirée dans une lettre écrite le lendemain à son père: "Mon oncle Hugo est arrivé à Paris depuis huit jours et il a amené avec lui sa femme, car tu sais qu'il est marié. Il est venu pour Eugène. Il a fait à ses enfants toutes sortes de prévenances ainsi que sa nouvelle femme. Il a envoyé à Victor un service de café en porcelaine fort beau, et enfin il n'a rien négligé pour leur prouver son attachement".
Dans cette lettre, nous avons, pour la première fois, une indication sur le physique de Maria Catalina: "Mon oncle est fort laid ainsi que sa femme, il a peut-être un pouce de plus que toi et c'est tout, il est fort gros et il a l'air extrêmement bon, il louche et je crois que tu ne le reconnaîtrais pas à ce portrait toi qui le veut fort grand et, je crois, maigre".
Donc Maria Catalina serait fort laide. Ce jugement est exact dans la mesure où celui porté sur Léopold l'est aussi. Or les portraits du général, oeuvres de Julie Devidal et Achille Devéria, ne donnent aucune impression de laideur. D'ailleurs, Léopold ne louchait pas. L'appréciation d'Adolphe Trébuchet est sans doute celle d'un jeune homme de 21 ans sur un couple qui commence à vieillir: Léopold a 49 ans, sa femme en a 39.
Dans les "Misérables", Victor Hugo a consacré un chapitre à Georges Pontmercy, ce "brigand de la Loire" dans lequel il a beaucoup mis de son père. Pontmercy vivait avec "une femme ni jeune, ni vieille, ni belle, ni laide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui le servait": c'est peut-être le portait de Maria Catalina, bien vague d'ailleurs.

 

Le général Hugo et sa femme restèrent moins d'un mois à Paris. Vers le 12 février, ils repartent pour Blois emmenant Eugène avec eux.
Les premiers temps, l'état du malade semble s'améliorer. Le 19 février, il écrit à Victor: "Il y a huit jours que nous sommes à Blois et depuis huit jours ma tête a recouvré de plus en plus le repos... La raison me revient peu à peu... Il est impossible d'exprimer les bontés que papa et madame notre belle-mère veulent bien avoir pour moi. Papa a été péniblement incommodé d'une entorse; heureusement, sa jambe va mieux. Madame a été bien plus sérieusement indisposée, par suite des fatigues éprouvées dans la déménagement de Saint-Lazare; je me trouve bien joyeux de pouvoir vous annoncer en même temps que sa santé se rétablit, et que lorsque vous recevrez cette lettre, le rhume violent dont elle a été incommodée se trouvera sur son déclin".
Léopold ajoute quelques mots au bas de la lettre: "pour vous dire et vous répéter combien nous vous aimons, ma femme et moi".
Le voyage à Paris, le déménagement de Saint-Lazare, l'emménagement rue du Foix avaient beaucoup fatigué Maria Catalina. Malgré cela, elle se dévoue sans relâche auprès d'Eugène qui lui en est reconnaissant. Début mars, elle est tout à fait rétablie. Le 5, Victor écrit à son père: "Nous te prions de féliciter ta femme sur le rétablissement de sa santé, dont nous parle notre excellent Eugène".
Le général donne régulièrement des nouvelles du malade à Victor qui répond aussitôt. Dans cette correspondance, Maria Catalina n'est jamais oubliée. Victor "présente ses respects" à sa "belle-mère". Adèle est plus affectueuse. Le 11 mars, enceinte de cinq mois, elle écrit: "Embrassez pour moi notre belle-mère et dites-lui que pour lui faire la cour j'appellerai mon petit garçon Léopold".
Pendant près de trois mois, Eugène reste à Blois, calme mais taciturne, inquiet, craintif. Léopold dira plus tard: "Ici où mes jardins et la campagne lui étaient ouverts, il se fixait dans les premiers comme un terme et montrait de la répugnance pour en sortir, même avec moi; il nous parlait rarement et cherchait la solitude".
Le 4 mai, il tente de tuer Maria Catalina.

 

Le lendemain, le général Hugo raconte la scène à Pierre Foucher dans une lettre destinée à être communiquée à ses deux autres fils:
"Eugène, dont j'observais depuis quelques jours les manières sombres et farouches, étant à dîner avec ma femme, une demoiselle et moi s'élança tout d'un coup sans rien dire de sa place, un couteau à la main, se porta sur cette demoiselle, lui arracha son assiette qu'il brisa par terre et courut frapper sa belle-mère à la poitrine. Je fus heureusement assez prompt pour arrêter sa main au moment où elle allait sans doute porter le second coup, et assez fort pour pousser le furieux contre le mur de la salle à manger, mais ne pouvant lui arracher le couteau des mains, je pris le parti de lui en tordre la lame sous les yeux, ce qui l'intimida assez pour le lui faire lâcher; alors il se laissa lier par moi seul et je ne le gardai qu'un moment dans cet état pénible pour mon coeur, parce que je le vis abattu et incapable d'entreprendre une lutte avec moi.
"Le docteur étant accouru a trouvé que le couteau, fort heureusement arrondi par le bout, n'avait fait que déchirer le schal et le fichu dans ses replis, mais il a vu les dames dans des attaques de nerfs qui ont exigé des secours; ma femme a depuis ce moment-là une très forte fièvre. J'envoie Eugène à Paris dans l'établissement de M. Esquirol, mais qu'on le guérisse ou non, ce malheureux enfant ne pourra désormais demeurer chez moi.
"Sa conduite envers ma femme, qui n'a cessé de lui prodiguer les soins les plus affectueux et dont il a même plusieurs fois témoigné de sa reconnaissance, m'a déterminé à l'interroger dans son abattement. Je savais qu'Abel a conservé à la maison du papier de procédure dont il (Eugène) a nourri ses projets criminels: il a nommé ses frères et sa mère comme l'y poussant sans cesse. Je lui ai demandé quel motif l'avait porté à frapper sa belle-mère, il m'a répondu froidement "celui de la tuer", parce qu'elle lui faisait prendre des bouillons, des cochonneries et que d'ailleurs elle n'était pas sa mère. En effet comme il prenait trop d'embonpoint, le docteur lui a ordonné des pilules et des bouillons aux herbes, et il a embrouillé dans sa tête, exaltée par la maladie et 22° de chaleur, la qualité de ces bouillons et l'odeur de la coriandre qu'il a touchée dans mon jardin et qui a l'odeur de punaise".
La suite de la lettre est une terrible mise en garde. Le comportement d'Eugène a fait surgir le fantôme de Sophie. Léopold a craint une reconstitution du clan maternel qu'il avait réussi à briser à force d'amour et de patience. Il a eu peur de se retrouver dans la situation d'il y a quelques années lorsqu'il disait à Goton: "ils sont sourdement du parti de leur mère". Sophie avait marqué ses enfants d'une empreinte indélébile. Sans doute Abel et Victor gardaient au fond de leur coeur des lambeaux de haine à peine effilochés. Aussi, Léopold ne les informe pas directement de ce qui vient d'arriver. Ce n'est pas d'un intermédiaire dont il a besoin, c'est d'un témoin.
Le "papier de procédure", gardé par Abel, portait essentiellement sur des questions d'argent et nous savons, à ce sujet, que Sophie était un gouffre que la confortable situation du mari ne parvenait pas à combler. Ce qui ne l'empêchait pas de ressasser à ses fils que son père les dépouillait au profit de sa maîtresse.
Il plane un mystère sur la disparition de certaines sommes envoyées d'Espagne. C'est peut-être à cela que Louis Hugo faisait allusion lorsqu'il écrivait à son frère pour le féliciter de son remariage: "Il est des choses délicates que tu es obligé de leur taire (il s'agit des enfants) et que tu ne pourras toucher qu'après un certain laps de temps". Jusque là, Léopold s'était tû. Or aujourd'hui il menace. "F allait-il farcir de jeunes têtes de tous ces détails? N'était-ce pas provoquer un jour de ma part des révélations que je voulais éviter, car enfin ce n'est qu'avec des révélations que je puis me défendre de tout ce qui a été dit, écrit ou mentionné contre moi. Or combien n'en ai-je pas à faire?".
Léopold fait également état d'une conséquence possible, désagréable pour toute la famille: l'intervention du procureur du Roi. Bien sûr, ce n'est pas Maria Catalina qui ira l'alerter: "Ma femme pardonne à Eugène de tout son coeur et le plaint", mais, dit-il, le scène a eu lieu devant trois personnes étrangères, la demoiselle et deux domestiques, et l'affaire peut s'ébruiter".
Enfin, le général Hugo termine sa lettre sur un ton très dur, impératif: "Communiquez, je vous prie, la présente à mes deux fils; qu'elle leur serve à l'avenir de gouverne envers leur frère, leur belle-mère et moi".

 

Nous ignorons la réaction d'Abel, mais Victor, plusieurs lettres de lui ayant été conservées, ne changea pas son comportement vis-à-vis de son père et vis-à-vis de Maria Catalina.
Nous constatons même un regain de tendresse et de considération, à tel point qu'on peut croire un instant que, cette fois, Sophie est définitivement enterrée. Il est vrai qu'Adèle et Victor baignent dans l'euphorie provoquée par l'attente d'une première naissance.
A Blois, Maria Catalina, durement touchée, met près de deux mois à se rétablir. "Nos hommages à ta femme, dont nous attendons des nouvelles", écrit Victor le 24 mai. Le 29, Léopold nous apprend que son épouse a une "ébullition complète" et que le médecin vient la visiter plusieurs fois par semaine. Le premier juillet, Victor annonce la prochaine venue à Blois d'Adolphe Trébuchet, "embrasse tendrement" son père et présente ses hommages à sa belle-mère "qui, nous l'espérons, est rétablie".
Dans toute cette correspondance, il est question d'Eugène qui a été transféré à Saint-Maurice, une dépendance de l'hospice de Charenton. Surtout, il est question de l'enfant qui va naître. Il s'appellera Léopold, car on n'envisage même pas la venue d'une fille. Le grand-père sera aussi le parrain. Il faudra donc qu'il se rende à Paris. Maria Catalina l'accompagnera.
Le 27 juin, Victor écrit: "Viens le plus tôt qu'il te sera commode... J'aime cet enfant d'avance, parce qu'il sera un lien de plus entre mon père et moi". Adèle demande également à son beau-père et à Maria Catalina de hâter leur arrivée aussi tôt que leurs affaires le permettront; "j'entends par affaires vos commodités, et celles de notre excellente belle-mère à la santé de laquelle nous nous intéressons bien vivement et que je désire embrasser en même temps que mon petit enfant".
Un officier supérieur en disponibilité était tenu d'avoir une permission pour s'absenter de sa résidence. Le 7 juillet, le général annonce à son fils qu'il va faire sa demande par la voie hiérarchique et qu'il compte être rendu à Paris dans les premiers jours du mois d'août: "ma femme m'y accompagnera, elle vous porte un si sincère attachement qu'elle partage avec moi toute votre joie et votre bonheur futur".
L'enfant de Victor vient au monde le 16 juillet 1823, un peu plus tôt que prévu. Il est chétif, presque mourant. Léopold n'a pas encore reçu l'autorisation demandée. Le 24, Victor annonce que l'enfant se fortifie, que la mère se rétablit. Il est heureux et, pour la première fois, Maria Catalina bénéficie de ses "baisers": "Embrasse pour nous notre belle-mère, que nous attendons avec toi".

 

Le lait d'Adèle ne convenant pas, le petit Léopold avait été confié à une nourrice qui ne donna pas satisfaction. Les parents prennent alors la décision d'envoyer le nouveau-né à Blois, si le grand-père trouve une jeune mère présentant les garanties suffisantes: "Nous serions tous deux tranquilles, sachant notre Léopold sous tes yeux et sous ceux de ta femme" (29 juillet).
La lettre parvient à destination le lendemain à deux heures de l'après midi. Aussitôt Maria Catalina se met en quête. A huit heures tout est conclu. Une nourrice "jeune, vive et proprette" partira le lendemain matin pour Paris et y restera un mois avant de revenir à Blois avec le petit Léopold. Le général lui confie une lettre dans laquelle il ne manque pas, comme d'habitude, de mettre en valeur le dévouement et le mérite de sa femme. Au retour de Paris, la nourrice sera logée à la maison "parce que ma femme veut être sûre que notre petit Léopold ait du bon lait, ne manque de rien et soit constamment sous notre surveillance, ne pouvant être sous la vôtre... Ma femme est vraiment une seconde mère pour vous: son excellent coeur, ses soins et son activité seront pour vous un doux soulagement quand vous penserez que le fruit de vos amours est à 45 lieues de vous, quoique dans la maison paternelle". Et au bas de la lettre, il insiste: "Ma femme a tout fait pour le mieux".
Depuis le 29 juin, le général est propriétaire d'une maison, voisine de celle achetée au nom de Maria Catalina, au 71 rue du Foix (35). Lorsque Victor et Adèle voudront venir voir leur enfant, ils disposeront ainsi d'un petit appartement, au bout du jardin.

(35) Arch. de Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

Le premier août au matin, la nourrice prend la diligence venant de Bordeaux pour un voyage de presque une journée. Elle n'avait jamais quitté son pays et Maria Catalina avait dû la convaincre, faisant valoir qu'elle resterait à peine un mois à Paris, qu'elle-même et le général la retrouveraient dans peu de jours et qu'elle reviendrait à Blois avec eux.
Le 3 août, Victor annonce à son père que la nourrice est arrivée la veille "bien portante et gaie" et il lui exprime longuement son immense reconnaissance pour tout ce qu'"il" a fait. De Maria Catalina, il en est à peine question: "exprime, de grâce, à ta femme toute notre vive et sincère gratitude; il nous tarde de la lui exprimer nous-mêmes". Adèle termine la lettre. Plus affectueuse, elle n'oublie pas les "bontés" de la "belle-mère" et conclut: "Adieu papa, embrassez la grand-maman de mon petit Léopold pour moi".
La réaction du général à cette lettre fut rapide et brutale. Le mérite d'avoir satisfait à la demande des jeunes parents revenait à Maria Catalina et à elle seule. Il l'avait expliqué dans le détail, insistant lourdement, peut-être même avec exagération. Il attendait, en retour, sinon une lettre adressée directement à sa femme, du moins des marques de reconnaissance qui ne dissociaient pas les époux. Il était vexé. Il en fit part à son fils dans une lettre qui n'a pas été conservée mais dont on devine le ton en lisant la réponse de Victor du 6 août:
"Ta lettre m'a causé un véritable chagrin; et il me tarde que tu aies reçu celle-ci pour m'en sentir un peu plus soulagé. Comment donc as-tu pu supposer un seul instant que tout mon coeur ne fut pas plein de reconnaissance pour les bontés dont ta femme a comblé notre Eugène et notre Léopold? Il faudrait que je ne fusse ni frère ni père pour ne pas sentir le prix de ce qu'elle a fait pour eux, cher papa, et, par conséquent, pour moi. Si c'est à toi principalement que se sont adressés mes remerciements, c'est que notre père est pour nous la source de tout amour et de toute tendresse; c'est que j'ai pensé qu'il te serait doux de reporter à ta femme l'hommage tendre et profond de ma gratitude filiale, et que, dans ta bouche, cet hommage même aurait bien plus de prix que dans la mienne.
"Je t'en supplie, mon cher, mon bon père, ne m'afflige plus ainsi; je suis bien sûr que ce n'est pas ta femme qui aura pu me supposer ingrat et croire que je n'étais pas sincèrement touché de tous ses soins pour ton Léopold; et comment, grand Dieu, ne serais-je pas vivement attendri de cette bienveillante sollicitude qui a peut-être sauvé mon enfant? Cher papa, je te le répète, hâte-toi de réparer la peine que tu m'as si injustement causée au milieu de tant de joie, et qui m'a parue bien plus cruelle encore dans un moment où mon âme s'ouvrait avec tant de confiance à toutes les tendresses et à toutes les félicités.
"Adieu, je ne veux pas insister davantage sur une explication que ton coeur et le mien trouvent déjà trop longue et dont le chagrin ne sera entièrement effacé pour moi que par le bonheur de te revoir bientôt ici, ainsi que ta femme... Tout le monde ici t'embrasse tendrement ainsi que la grand-maman de Léopold qui voudra bien sans doute être ma panégyriste et mon avocat auprès de toi, puisque tu ne veux pas être mon interprète auprès d'elle".

 

Léopold et sa femme vinrent à Paris, probablement vers la mi-août. De leur séjour dans la capitale, nous ne savons pas grand-chose. Léopold a certainement rendu visite à Eugène, toujours interné sans espoir de guérison et vivant dans une "saleté désolante". Il a sans doute rencontré son fils aîné dont il avait de moins en moins des nouvelles. Au fur et à mesure que Victor resserrait ses liens avec son père, Abel s'en détachait. Le remariage du général peut, en partie, expliquer son attitude. En partie seulement, car nous savons que les frères eux-mêmes ne se fréquentaient plus. En effet, le 26 août, Alfred de Vigny écrivait à Victor: "Embrassez Abel, si vous pouvez le rencontrer quelquefois dans le monde".
Au cours de ce séjour à Paris, Léopold passe contrat avec un libraire pour l'édition de ses Mémoires. Victor l'avait conseillé. Pendant qu'Adèle et Maria Catalina étaient toutes occupées de l'enfant chétif, le père et le fils se quittaient peu, le premier racontant au second, inlassablement, ses exploits militaires.
"Toi mon père, ployant ta tente voyageuse,
"Conte-nous les écueils de ta route orageuse".
C'est l'époque où le général apparaît pour la première fois dans l'oeuvre de son fils. De ce mois d'août 1823, sont datées deux odes: "A mon père", qui sera publiée en septembre accompagnée d'une notice biographique du général, et "A mes amis", où le poète associe son père et son fils.
L'attitude de Victor vis-à-vis de Maria Catalina était certainement très correcte et apparemment cordiale, dictée par le respect et l'amour qu'il portait à son père, mais sans plus. Adolphe Trébuchet avait envoyé une lettre pour être remise au général. Lorsque Victor lui écrit que la commission a été faite, il termine: "Mon père, ma femme, Abel et toute la famille Foucher t'embrassent". Maria Catalina ne faisait pas partie de la famille.

 

Le 9 septembre, les grands-parents Hugo sont à Blois. Le général écrit à Adèle: "Léopold est arrivé ici très bien portant; il n'a pas jeté le moindre cri dans sa route et a fait l'admiration des voyageurs qui ont partagé l'intérieur de la voiture avec nous. Sa nourrice et sa grand'maman l'ont tour à tour tenu sur leurs genoux et sur leur sein".
Dans le cours de cette lettre, il spécifie: "Dites à Victor qu'en vous écrivant, c'est également à lui que s'adressent ces mots; il le pensera bien, mais je ne suis pas fâché qu'il le sache". "Una sunata pè i sordi!" (36) aurait dit Maria Catalina en sa langue maternelle. Victor doit désormais savoir qu'il ne peut écrire à son père en ignorant l'épouse.

(36) Littéralement: une sonnerie de cloches pour que les sourds entendent.

La leçon porte d'ailleurs ses fruits. Dans sa réponse du 13 septembre, Victor évoque la grand-maman dès les premières lignes: "Les tendres soins que ta femme a prodigués durant toute la route à son pauvre petit-fils nous ont attendris et touchés profondément. Chaque jour nous prouve de plus en plus qu'elle a pour nous ton coeur, et c'est un témoignage qu'il m'est doux de lui rendre". Dans cette lettre, il laisse un peu de papier que réclame Adèle pour écrire à Maria Catalina. Peut-être même, c'est lui qui en a l'initiative. "Ma chère maman. Depuis votre départ, je n'ai cessé de penser à mon Léopold et cette pensée est inséparable des bontés que vous avez eues pour ce cher enfant et de toutes celles que vous avez eues pour nous, et si je suis si à plaindre d'être loin de lui, il est bien heureux d'être près de vous. J'ai été charmée de sa bonne conduite pendant le voyage, j'espère qu'il a continué d'être aimable et de vous sourire, car il serait bien ingrat s'il en était autrement... Agréez, chère maman, tous mes sentiments de respect".
Adèle a moins de difficultés que Victor à utiliser certains mots. Il est impensable que son mari s'adresse à Maria Catalina en l'appelant "sa chère maman". Mais qui l'en blâmerait?.
Ce titre de mère, Maria Catalina était en train de le mériter. Elle, qui n'avait pas eu d'enfant, faisait son apprentissage, aidée par Aimée, la servante qui avait été bonne d'enfants et appartenait à une famille nombreuse, par la cuisinière, mère de famille prête à accoucher, et par la supérieure de l'Hôtel-Dieu qui, depuis cinquante ans, s'occupait d'enfants trouvés. "Vous avez senti, chère maman, disait Adèle, toutes les inquiétudes de la maternité; vous en aurez toutes les jouissances, vous aurez votre petit-fils qui vous aimera plus que sa propre mère, puisque vous avez été sa véritable mère".
Victor et Adèle ont projeté d'aller à Blois en décembre. La jeune maman attend avec impatience de revoir son cher enfant. Pour l'instant, elle se console de savoir qu'il est l'objet des soins attentifs de Maria Catalina. "Je suis triste seulement de penser que je ne serai que très secondaire dans sa tendresse puisque je ne serai que sa seconde mère; et que je n'aurai même pas le droit d'en être jalouse".
Hélas! Adèle ne devait plus revoir son enfant.

 

Le petit Léopold est mort le 9 octobre 1823. Depuis plusieurs jours, Maria Catalina s'était rendue compte qu'il y avait peu d'espoir de le sauver et, dans son désespoir, elle s'était adressée à la mère de Jésus. Le 6 octobre, le général avait écrit à Victor: "Ma femme me charge de vous annoncer qu'elle a voué votre bel ange à la Vierge pendant un an, ainsi pendant cette époque de temps il ne doit porter que du blanc".
Autant le général était mécréant, autant Maria Catalina était croyante. Comme ses compatriotes, elle avait une foi particulière pour la Vierge Marie: les Corses n'avaient-ils pas mis son image sur leur drapeau au temps où ils se battaient pour la liberté? A Cervioni, sur la montagne de la Scupiccia qui domine le village, il y a une très belle statue en marbre de Notre-Dame du Bon Secours. Pendant la neuvaine qui précède le 15 août, la petite Thomas avait, à plusieurs reprises, fait le pèlerinage, les pieds nus sur le sentier rocailleux. Trente ans après, sa foi demeurait intacte et son mari n'avait rien fait pour l'en détourner. Le ci-devant Brutus Hugo des armées républicaines, l'officier franc-maçon, l'auteur de "La Révolte des Enfers" (37) s'était très bien accommodé des pratiques religieuses de son épouse, même s'il s'étonnait parfois de la durabilité de ses croyances.

(37) Long poème héroï-comique en 14 chants de cent vers chacun où la bataille entre le Ciel et l'Enfer est traitée à la manière bouffonne.

"La Vierge à qui elle avait voué son ange aurait dû le lui conserver, écrivait-il à Pierre Foucher. Cet événement pourra bien affaiblir sa confiance en sa patronne, et j'avoue qu'à sa place elle perdrait entièrement la mienne".
Lorsque le général avait compris que son petit-fils était en danger de mort, il avait averti Pierre Foucher. Sa lettre était arrivée le 5 octobre. Adèle l'avait décachetée et avait appris la première la mauvaise nouvelle. Le lendemain, Victor écrivait à son père et Adèle à Maria Catalina. Ils étaient malheureux, mais résignés. Sans doute, ils s'y attendaient. Le pauvre bébé avait près de trois mois et ne mesurait pas cinquante centimètres. "Je m'abandonne, disait Victor, avec une tendre confiance aux sollicitudes maternelles de ta femme. Dis-lui, répète-lui cent fois que nul au monde ne sent plus profondément que moi tout ce qu'elle fait pour ce pauvre enfant, qui sera plus encore à elle qu'à moi".
La mort était survenue à trois heures de l'après-midi. Le général était au rez-de-chaussée où il se tenait d'habitude. Sa femme était à l'étage. Il entendit des cris et des sanglots. Maria Catalina manifestait bruyamment sa douleur comme dans les pays méditerranéens, comme dans son pays natal. "Je suis monté... et j'ai mêlé mes larmes aux siennes", écrivait-il à Pierre Foucher le lendemain. Les mauvaises nouvelles passaient toujours par le beau-père de Victor. "Ce cher enfant a expiré sous un baiser de ma femme... La bonne l'a emporté dans sa chambre pour le revêtir de ses derniers habits, mais non pour l'ensevelir, ma femme ne l'a pas voulu. J'ai permis que, sur les sept heures du soir, elle allât le revoir; c'était un ange endormi, elle l'a pris dans son berceau, elle l'a couvert de caresses et l'y a replacé en apparence avec beaucoup de calme et de résignation. Mais remontée chez elle, ce n'a plus été la même chose; ses sanglots ont obligé à couper ses lacets et toute la soirée s'est passée en soins affectueux de notre part, de la sienne en divagations très alarmantes... Ce matin, elle souffre partout, elle pleure, n'accuse point la Vierge, mais lui recommande son ange et n'a pas encore déraisonné. Dieu veuille que ce ne soit qu'une crise et qu'elle en soit quitte pour celle-là".
Maria Catalina, femme inféconde, venait de connaître les affres d'une mère qui perd son premier enfant. "Tu as senti tout ce que je sens; ta femme éprouve tout ce qu'éprouve Adèle", disait Victor à son père, le 13 octobre, dans une lettre écrite pour consoler.
Les Béthune apportèrent aussi le réconfort de leur amitié. Ils emmenèrent les Hugo dans leur propriété de Beauregard. Le 15 octobre, le général écrivait à Foucher: "Mme Hugo paraît très calme avec toutes les aimables dames de la famille Sully, mais il est un souvenir que l'on n'effacera jamais dans son coeur; son bel ange la suit et lui sourit partout".
Le petit Léopold avait été inhumé en terre solognote, non loin de Chabris, selon la volonté de Maria Catalina. Le 10 octobre, dans sa lettre à Pierre Foucher, le général Hugo avait écrit: "Voilà les désirs qu'elle a exprimés hier: que son cher enfant soit embaumé entier dans une petite caisse de chêne, que nous le portions à la Miltière, qu'on y bâtisse un petit emplacement; c'est là où elle veut que l'on entretienne des fleurs et qu'il sera l'objet d'un culte de sa part. Ce voeu était dans mes intentions et tout va se disposer en conséquence".

 

La Miltière était un grand domaine de plus de 77 hectares, situé en Sologne, commune de Pruniers, arrondissement de Romorantin, à la limite sud du Loir-et-Cher (38).

(38) Voir dans le "Journal général du département de Loir-et-Cher, annonces judiciaires, demandes et avis divers" du 28 septembre 1830, l'annonce, par le ministère de Me Pardessus, notaire à Blois, de la vente par licitation du domaine de la Milletière. (Nous utiliserons l'orthographe du général Hugo: la Miltière).

C'étaient des bois taillis, des terres en bruyères, des prés, des terres labourables, un grand étang et un petit, portant les jolis noms de la Bruyère des Landes, les Bruyères de la Croix, le Pré Bâtarde, le Roté, la Grande-Tenue de la Miltière, le Jardin du Fermier, la Grande-Taille, la Petite-Taille, le Pâtureau Neuf, la Terre aux Abeilles, la Brumaille.
Un enclos de cinq hectares, appelé le parc de la Miltière, était distribué en jardins anglais avec allées.
Dans cet enclos, un corps de bâtiment était composé d'une maison de maître avec plusieurs chambres à cheminée et cabinets, grenier dessus. Dans la cour, les latrines et un cellier. A la suite, un grand cénacle servant de boissier, une écurie à deux chevaux, une grande grange, une autre écurie, une bergerie pouvant contenir 200 moutons, grenier dessus, une autre bergerie, un puits à eau, un colombier, une chambre de fermier avec un four à cuire la pain, deux étables, un poulailler, un toit à porcs. Une pièce d'eau vive servait d'abreuvoir pour la ferme.
Une locature de près de trente hectares, dite l'Audinière, située dans la commune de Lassay, dépendait du domaine de la Miltière.
A la mort du petit Léopold, le général Hugo et sa femme étaient en pourparlers pour acheter cette propriété. L'acte de vente est daté du 12 décembre 1823 (39).

(39) Voir l'acte d'enregistrement du 22.12.1823, extrait des Actes civils publics, vol. 257, Arch. de Loir-et-Cher, Blois, F 1682. Maria Catalina y est appelée Cécile Thomas y Saetoni, comtesse de Salcano, ce qui prouve que, depuis l'île d'Elbe, Léopold continuait à l'appeler Cécile.

Les Hugo ont payé 31.000 francs un domaine qu'ils croyaient valoir 45.000 et qui, en fait, ne valait pas la somme déboursée. Mais, la tombe toute fraîche du petit-fils ajoutait à la Miltière une valeur inestimable.
Ce n'est qu'au printemps de 1825 que les parents du petit Léopold viendront pleurer sur sa tombe. Bien plus tard, dans le "Victor Hugo raconté...", Adèle évoquera cette "excursion" en Sologne et la maison de la Miltière: "Un corps de logis, d'un seul étage, n'avait de curieux qu'un balcon de pierre, seul reste d'un vieux château, d'où l'on avait sous les pieds un étang poissonneux entouré d'ifs et de chênes. Au delà, ce n'était plus que sables, marais, bruyères plantées ça et là de chênes et de peupliers".

 

Les Hugo reviennent à Blois au début de la quatrième semaine d'octobre. La maison, vide du petit Léopold, est bien triste. Maria Catalina pleure et parfois déraisonne. Le 25, le général écrit à son fils: "En entrant ici, elle n'a pu retenir le torrent de larmes que notre approche préparait et ses pleurs ont redoublé quand elle est entrée dans sa chambre à coucher, lieu, pour nous, de tant de pieux et douloureux souvenirs... Je suis bien aise que vous vous fassiez une raison, votre cher amour ne pouvait vivre longtemps; mais, dit toujours ma femme, Dieu en avait tant d'autres à prendre qui n'auraient fait faute à personne, qu'il aurait dû nous laisser celui-là".
Les lettres de condoléances arrivent aussi bien à Blois qu'à Paris. Eugène aussi écrit à son père. Il a oublié son geste fou du 4 mai. Dans sa lettre du 16 novembre, il dit: "Permets-moi de présenter mes respects à Madame notre belle-mère, et ne néglige pas de lui rappeler que je ne suis pas le moins soumis de tes fils éternellement affectionnés; c'est un témoignage d'estime et d'attachement que je dois lui rendre".
Il écrit même directement à Maria Catalina et Léopold est heureux de l'annoncer à Victor et Adèle. Le 10 janvier 1824, après avoir dit sa grande consolation d'être tendrement aimé par ses enfants ("ma femme, qui partage tous mes sentiments pour eux, est fière d'avoir contribué à leur union et d'en être payée par leur affection filiale"), il ajoute: "Elle a reçu une jolie lettre d'Eugène et j'ai été très enchanté de la réponse toute maternelle qu'elle lui a faite".
Les relations entre les deux ménages Hugo, celui de Blois et celui de Paris, sont de plus en plus cordiales. Victor a moins de réticences pour "embrasser" sa belle-mère: "Ma femme t'embrasse tendrement, ainsi que ton excellente femme. J'en fais autant" (16 octobre 1823); "embrasse pour nous ta femme" (16 décembre).
Quant aux épouses, elles échangent des cadeaux: des dessins, des broderies. Le 18 janvier 1824, Maria Catalina remercie Adèle: "J'ai reçu votre joli bonnet: chacun, ainsi que moi, a trouvé qu'il était l'ouvrage de la patience, du bon goût et du talent. En effet, il vous a fallu beaucoup de temps pour le faire et je dois m'en féliciter, puisque je n'ai pas cessé pendant ce temps d'occuper une partie de vos souvenirs. Je vous en remercie donc infiniment en vous faisant le juste éloge, car il est très beau et très bien fait. Il me reste à méditer ce que j'ai à broder à mon tour qui puisse vous rendre le plaisir qu'il m'a fait. Embrassez Victor bien affectueusement pour moi... Votre mère bien tendrement affectionnée".
Tout est donc pour le mieux dans les relations entre le père et le fils. D'ailleurs Victor et Adèle ont promis de venir à Blois au printemps.

 

Le 9 janvier 1824, Victor écrivait à son père: "Tout porte à croire que Léopold est revenu. Chut!". La nouvelle fut confirmée. Adèle attendait un enfant.
Le général et sa femme attendaient le printemps. Le 22 février, Léopold écrit à son fils: "Ma femme regarde chaque jour les boutons et les feuilles de son jardin anglais; les premières qui écloront lui donneront ainsi qu'à moi la douce espérance de presser bientôt son excellente petite mère sur nos coeurs, ainsi que toi bien entendu. Quelle joie, si cela est! Si de nouvelles espérances!...".
Victor et Adèle ne viendront pas à Blois. C'est lui qui en informe son père le 27 mars: "Ma femme avance dans sa grossesse... Tout en m'affligeant, je ne puis m'empêcher la défense que lui ont faite les médecins d'aller en voiture".
Le général fut certainement déçu. Depuis deux ans, il espérait la venue de son fils et avançait toutes les bonnes raisons pour le convaincre: la joie des vendanges ou la splendeur du printemps, le plaisir de la chasse à la Miltière où il laissait vivre paisiblement lièvres, perdrix, et autres gibiers, ou encore des fouilles archéologiques sur les ruines romaines de la commune de Gièvres.
En revanche, Victor lui procura une joie immense en proposant à Maria Catalina d'être la marraine de l'enfant qui allait naître.
A la mi-mai, les Hugo vont habiter la Miltière, au milieu des moutons et des paniers d'abeilles. Le 12 juillet, le général y est encore tandis que sa femme est rentrée à Blois "pour le rétablissement de sa santé". Il écrit à Adèle: "Ma femme s'occupe de vous faire réunir une quarantaine de livres de beurre pour votre petite provision d'hiver, c'est vers cette époque qu'elle vous la fera passer; le faire maintenant, ce serait (et même tant que les chaleurs dureront) s'exposer à le perdre. Ce qui l'a déterminée à cela, c'est qu'elle a lu votre lettre avant moi et que, vous voyant enfin dans votre ménage (40), elle a songé à y mettre quelque chose d'utile.

(40) Victor et Adèle avaient vécu jusque là chez les Foucher. Ils venaient de s'installer au 90 de la rue de Vaugirard.

"Elle avait le projet de broder une lyre avec vos chiffres pour la fête de Victor, mais le délabrement de sa santé et mille petites choses survenues l'en ont empêché; avec elle ce qui est différé n'est pas perdu".
Quelques jours après, Léopold rentrait à Blois. "J'y ai trouvé ma femme mieux et tout ce qui accompagnait d'une manière fâcheuse sa grave indisposition a disparu".
Cependant, sa santé restait fragile. Le 29 juillet, Victor écrit: "Remercie bien ton excellente femme de son attention délicate pour ma fête. Je ne saurais te dire combien j'ai été touché, ainsi que mon Adèle. Remercie-la encore de l'envoi de beurre qu'elle nous promet; cela sera fort utile cet hiver. Seulement nous désirons qu'elle soigne sa santé et se donne le moins de peine possible".
Maria Catalina n'oublie pas les fêtes et les anniversaires. Elle envoie des cadeaux: des fruits, des broderies ou du matériel archéologique: poteries, médailles antiques et modernes, un anneau, une épingle "qu'elle croit en or".
Le 16 août, Adèle écrit à son beau-père: "Nous sommes sensibles à vos bontés, et surtout à celles de notre bonne mère; toutes ses attentions nous touchent bien tendrement, et nous prouvent combien elle mérite d'être aimée. Victor va lui écrire pour la remercier mille fois... Je suis bien contente de pouvoir vous dire que je me porte bien; je compte tout au plus aller trois semaines, et j'espère que tout ira bien. Ainsi, cher papa, venez vite, si vous ne m'écoutez pas je le demande à notre bonne marraine; elle ne refusera pas que je vous voye avec mon gros ventre, mon cher papa. Dites-moi, je vous prie, les noms de la grand'maman, afin que, si c'est une fille, je sache d'avance comment la nommer. Si c'est un garçon, je le nommerai comme le premier, afin qu'il partage votre nom, et la tendresse que vous portiez à mon pauvre petit".
Le 21, le général répond: "Les prénoms de ma femme sont Cécile, Marie, Catherine, mais elle a le projet, pour vous être agréable et su cela vous convient, d'ajouter un nom de plus à votre enfant; si c'est une fille, celui de Léopoldine".
Nous voyons qu'il placait, avant ceux de l'état civil, le prénom dont nous ignorons l'origine et par lequel il avait toujours appelé sa maîtresse et son épouse.
Le 28 août, un peu avant la date prévue, Adèle accouchait. C'était une fille. On connaît le malheureux destin de Léopoldine Hugo, morte noyée à 19 ans près de Villequier. Son prénom, que Maria Catalina avait voulu, a été immortalisé par le génie poétique de son père.
A la naissance de la petite fille, le général et son épouse n'étaient pas encore à Paris. Ils s'y rendirent en septembre. Le 16, Léopoldine-Cécile-Maria-Pierre-Catherine Hugo était baptisée à Saint-Sulpice. Le parrain était Pierre Foucher.

 

A son retour de Paris, le général Hugo avait perdu tout espoir de reprendre du service malgré l'appui d'amis aussi fidèles que M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la marine et des colonies, et M. de Coetlosquet, directeur général au ministère de la guerre. Une ordonnance du 16 février 1825 le met à la retraite dans son grade de maréchal de camp.
Depuis quelques temps, il pensait à se reconvertir dans les affaires et s'intéressait à une "Société d'Assurances mutuelles en garantie" (41). Il caressait également l'espoir de récupérer les sommes dépensées pour l'achat du couvent de Madrid. Le 6 mars, il annonce à Victor que lui-même et sa femme ont décidé de se rendre à Paris pour une vingtaine de jours. Ils y resteront environ cinq semaines.

(41) Cf la lettre de Louis Hugo du 3 juillet 1824, in "La correspondance du colonel Hugo", par Louis BELTON, imp. R. Duguet et Cie, Blois, Arch. de Loir-et-Cher, F 1682.

Nous avons vu que le général avait acheté la propriété de Madrid après le divorce prononcé par les tribunaux espagnols. Il l'avait eue, en seconde main, du général Marie. Il pensait alors que Sophie n'avait plus aucun droit sur ses investissements. Par contre, Maria Catalina avait - théoriquement sans doute! - participé à cet achat.

Aujourd'hui, il savait que ce divorce à l'espagnole n'avait aucune valeur. Ses enfants le savaient aussi et, espérant un procès gagné contre le général Marie, ils demandèrent leur part.
Le général et sa nouvelle épouse se montrèrent plus généreux encore qu'ils ne pouvaient l'espérer et, le 12 avril, Léopold, Maria Catalina, Abel et Victor signent un acte sous seing privé pour le partage d'éventuelles sommes à récupérer:
"Aujourd'hui douze avril mil huit cent vingt cinq, entre nous soussignés Joseph Léopold Sigisbert Hugo et son épouse, Abel Hugo et Victor Marie Hugo ses fils, stipulant tant en leur nom qu'en celui d'Eugène Hugo leur fils, beau fils et frère, il a été convenu ce qui suit:
"Il sera pris très incessamment des mesures tant conciliatoires que légales envers Monsieur le général Firmin Marie, vendeur au général Hugo susmentionné, du domaine connu à Madrid sous le nom de couvent des ex-trinitaires déchaussés, pour rentrer dans la propriété des sommes déboursées pour cette acquisition et de leurs intérêts.
"Lors de la rentrée dans le capital que le tout composera, et déduction faite des frais que cette action aura entraînés, il sera fait de ce capital quatre portions égales, savoir: deux dans lesquelles MM. Abel et Victor Hugo entreront de suite en possession; une troisième pour Eugène, dont le placement inaltérable sera fait par les soins des soussignés réunis en conseil de famille; et la quatrième dont le général et son épouse jouiront leur vie durant et qui à la mort du dernier des deux rentrera dans l'héritage de ses enfants soit en argent, soit en propriétés".
"Au moyen de cet arrangement, que chacun des soussignés sera libre de déposer et de faire enregistrer, antérieurement ou postérieurement au partage de la somme qu'il concerne, l'épouse soussignée du général Hugo (renonce) à toute espèce de droits civils ou autres dont il est question dans le présent sous seing..." (42).

(42) Arch. du Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

Maria Catalina ne fit donc pas valoir ses droits. Peut-être parce qu'elle était convaincue de la vanité d'un tel acte, le procès contre le général Marie ayant peu de chances d'aboutir; plus sûrement par générosité et parce qu'elle savait que l'argent engagé en son nom en Espagne était celui du premier ménage Hugo.
D'ailleurs, la situation financière du couple était en train de se stabiliser. Le lendemain, par suite de l'ordonnance du 16 février 1825, le général Hugo obtenait la reconnaissance de son droit à une pension de 21.000 francs et ce, à compter du 1er janvier.

Léopold et Maria Catalina quittent Paris à la mi-avril emportant la promesse de Victor de venir à Blois. Une dizaine de jours plus tard, le temps pour Léopold de soutirer son vin, de mettre de l'ordre dans son verger, de visiter son domaine de la Miltière, la petite famille arrive par la malle-poste. "Je frappais à une petite porte donnant sur un jardin; un homme qui travaillait au jardin venait m'ouvrir. C'était mon père" (43).

(43) Lettre du 17 avril 1864 de Victor Hugo au dessinateur Queroy pour le remercier de son album "Les Rues et Maisons du vieux Blois".

Le général voyait enfin se réaliser un rêve vieux de trois ans: recevoir son Victor accueilli par sa femme dans sa maison.
Le voyage de Blois va nous permettre de mieux connaître la maison sise au 73 de la rue du Foix, maison qui, rappelons-le, appartient en propre à Maria Catalina. La première description est du 28 avril 1825, dans une lettre à Alfred de Vigny: "La maison de mon père est en pierres de taille blanches, avec des contrevents verts comme ceux que rêvait Jean-Jacques Rousseau; elle est entre deux jardins charmants, au pied d'un coteau, entre l'arbre de Gaston (44) et les clochers de Saint-Nicolas.

(44) Il s'agit d'un ormeau planté sur la Butte des Capucins. La tradition attribuait cette plantation à Gaston d'Orléans.

L'un de ces clochers n'a pas été achevé et tombe en ruine. Le temps le démolit avant que l'homme l'ait bâti".
Une deuxième fois, Victor Hugo évoquera cette maison dans "Les feuilles d'automne II", un poème célèbre écrit en 1830 et dédié au peintre Louis Boulanger:
"Louis, cette maison
"Qu'on voit, bâtie en pierre et d'ardoise couverte,
"Blanche et carrée, au bas de la colline verte,
"Et qui, fermée à peine aux regards étrangers,
"S'épanouit charmante entre ses deux vergers,
"C'est là - Regardez bien. C'est le toit de mon père". (45)

(45) Aux archives de Blois, se trouve un brouillon écrit peut-être vers 1900: "Le père de V.H. habitait une maison rue du Foix qui portait autrefois le numéro 73 (actuellement N°65). Elle est habitée aujourd'hui par M. Eugène Baratte. - Cette maison possède un beau jardin, avec des arbres magnifiques, qui se trouve comme enclavé dans les dépendances de l'ancienne Recette générale. Quand on se promène sur les terrasses du Bd de l'Est, on le voit en bas émerger au-dessus des clos voisins comme un bouquet de verdure.- Deux arbres (des ormes je crois) ont été plantés par le général Hugo à la naissance de ses petits-enfants. Ces arbres existent encore et sont conservés par M. Eugène Baratte avec un soin jaloux".

Intérieurement (46), la maison de Maria Catalina comprenait, au rez-de-chaussée, une cuisine comportant notamment une rôtissoire garnie de ses cordes et de ses poids; un cabinet servant de chambre de domestique; le cabinet de travail du général avec une bibliothèque de 594 volumes, ses manuscrits, un télescope, une lunette astronomique et un baromètre; un salon ouvrant au vent bas et au midi, orné de tableaux représentant des faits militaires, des portraits des généraux Kléber et Desaix, de deux vues des bord de la Néva et de trois gravures de portraits de famille. Parmi ces dernières, certainement un portrait du petit Léopold, dessiné par Adèle, devant lequel Maria Catalina s'installait pour travailler, et un portrait de Léopoldine dessiné par Victor.

(46) D'ap. l'inventaire fait à la mort du général. Arch. du Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

Au premier étage, un petit salon, des chambres et leurs cabinets de toilette. Celles du général et de son épouse ouvraient au midi. Une autre était éclairée au nord. C'est sans doute dans celle-ci que Maria Catalina installa Victor, Adèle et Léopoldine. Et c'est celle qui constitue peut-être le décor de l'acte premier de "Marion de Lorme".
Au deuxième étage, une chambre à coucher avec deux cabinets.
Dans le jardin, une écurie, un cénacle, une remise avec une carriole et une charrette, une cave où le général mettait sa provision de vin.
Si l'on excepte le temps d'une visite à Chambord et d'un court séjour à la Miltière, c'est dans cette maison de la rue du Foix que séjournera le jeune ménage Hugo, Victor jusqu'au 19 mai, Adèle une dizaine de jours en plus. Cette dernière quittera Blois après une crise de neurasthénie pendant laquelle les affectueux rapports avec Maria Catalina seront remis en question.

Au moment où il allait quitter Paris pour Blois, Victor avait reçu du roi un brevet de chevalier de la légion d'honneur et une invitation à son sacre. Il fut décidé qu'Adèle resterait auprès des beaux-parents pendant que son mari se rendrait à Reims. Pour la première fois depuis leur mariage, les jeunes époux allaient être séparés.
L'idée de la séparation tourmente Victor en premier. Il la ressasse et en amplifie les effets néfastes. Il fait part à chacun de la douleur qui l'attend. Le 27 avril, donc au tout début du séjour à Blois, il annonce la nouvelle à J.B. Soulié: "Je vais donc vous revoir cher ami, et il me faut cette espérance pour apporter quelque adoucissement au chagrin de quitter mon Adèle pour la première fois". Le lendemain, il écrit à Vigny: "Ce voyage me force de quitter pour quinze éternels jours cette Adèle que j'aime comme vous aimez votre Lydia et il me semble que cette première séparation va me couper en deux. Vous me plaindrez, mon ami, car vous aimez comme moi".
Dans la tête de Victor Hugo une araignée tisse une toile de profonde tristesse. Pour le jeune poète, comme il l'écrira dans "Les travailleurs de la mer", "la mélancolie, c'est le bonheur d'être triste". Aussi, il baigne dans un état voluptueux et il fait partager à sa femme ses émotions et sa désespérance.
Le jeudi 19 mai, à 8 heures du matin, Victor quitte Blois. "Il partirait pour les grandes Indes qu'il n'aurait pas le coeur plus déchiré" (47).

(47) André LE BRETON: "La jeunesse de Victor Hugo", Hachette 1928, p 151.

A la halte d'Orléans, il écrit à sa femme. Il a "le coeur si plein de douleur", qu'il lui faut s'épancher: "Je ne pense qu'avec un grand abattement aux 14 lieues qui me séparent de toi, aux 8 heures que je viens de passer sans te voir. Que sera-ce donc demain? Que sera-ce après-demain, et après? et après?".
Adèle fait écho. Le soir, après dîner, elle s'enferme dans sa chambre pour écrire à son Victor: "Ma journée... elle a été bien triste, je n'avais pas auprès de moi mon bien-aimé, je le cherchais partout, je ne le trouvais pas".
Ces lamentations vont durer cinq jours au rythme d'une abondante correspondance. Victor écrit aussi bien à huit du matin, qu'à midi et demi, qu'à neuf heures du soir.
Jusque là, la tristesse que cultivent les jeunes époux ne met personne en cause. Elle renforce même leurs sentiments généreux. "Embrasse mon excellent père et son excellente femme", écrit Victor. "Tes parents ont fait ce qu'ils ont pu pour m'être agréable", répond Adèle. Le lendemain du départ, Victor a même pour Maria Catalina un excès de tendresse inattendu: "Embrasse pour moi mon noble et charmant père, et celle qui ne fait qu'une chair et qu'un coeur avec lui".
Victor s'arrête à Paris pour quelques jours. Il loge chez les Foucher. Il voit du monde. On parle du général en terme chaleureux. Maria Catalina n'est pas oubliée: "Dis à sa femme que tout le monde ici l'aime et a raison".
Fort occupé à se préparer pour le sacre, Victor oublie parfois la séparation. Pendant ce temps, Adèle s'enferme de plus en plus dans sa chambre et dans son chagrin. On lui conseille de sortir: elle refuse. Et c'est Maria Catalina qui déroge à son habitude de faire la sieste pour promener Didine. Le général et sa femme font leur possible pour distraire Adèle. Lui, toujours aussi jovial, débouche des bouteilles de vin et fait boire tout le monde à la santé de son illustre fils. Elle, apporte du tissu et associe Adèle à la confection d'une robe pour la petite fille.
"Ils font ce qu'ils peuvent et je les en remercie bien tendrement", écrit Adèle. C'était le 21 mai.

Le lendemain, c'est un dimanche. Evidemment le courrier n'est pas distribué. Le 23, le facteur passe à midi: pas de lettres. Le 24, non plus. L'orage menace. Les nerfs d'Adèle craquent. A sept heures du soir, elle monte dans sa chambre.
"Mon bien-aimé, combien j'ai besoin de t'écrire! quand tu n'es pas auprès de moi, je suis seule au monde... je voudrais te rendre compte de ma journée, mon chéri, il n'y a nulle différence avec les suivantes (?), je suis toute la journée seule avec ma fille, le matin, dans la crainte de gêner Mme Hugo, je reste chez moi jusqu'au déjeuner; aussitôt le déjeuner fini, Mme Hugo va dormir jusqu'à quatre heures. Oh! mon Victor, que cette femme est froide! son espèce de zèle n'a duré qu'un moment, il semble qu'elle m'évite, hier elle se plaignait de souffrir, j'ai tâché, moi, le coeur abattu, de la consoler et même de l'égayer, elle ne me parle jamais ou ne me répond que des paroles sèches ou contrariantes, je suis ici constamment seule, excepté comme tu le comprends, aux heures des repas, elle n'a même pas la moindre attention, elle a l'air de dire que c'est assez bon pour moi; au surplus tu la connais, mon bien-aimé, tu sais comme elle a été pendant quelque temps, il semble qu'elle n'ait personne chez elle...".
Pendant qu'Adèle épanche son coeur, Maria Catalina est au salon. Elle a des visites: les dames Brousse. La plus jeune monte à l'étage: Adèle pleure. A huit heures, l'orage éclate:
"Tu connais ma poltronnerie, je prend ma fille à moitié endormie, et je vais joindre la compagnie, il fallait que ma peur fut bien forte, on ne m'avait pas dit d'y aller; aussitôt que ces dames ont été parties, Mme Hugo a dit: "Je vais me coucher; je dis adieu comme si elle eût été mère pour moi, adieu maman, lui ai-je dit, le ciel est bien chargé, je vais avoir peur. - Ah bah! a-t-elle dit, est-ce qu'il y a de quoi?".
Maria Catalina était probablement étonnée du comportement d'Adèle. Orpheline à moins d'un an, elle qui avait couru les champs de bataille derrière son amant, pouvait-elle comprendre cette jeune femme qui avait vécu aux côtés de sa mère jusqu'à huit mois après son mariage et qui se trouvait séparée de son mari pour la première fois? Comme le dit Jean Massin, "elle était peut-être exaspérée de voir sa bru réclamer par tout son comportement des égards infinis pour son veuvage très momentané". Elle était aussi souffrante, Adèle nous l'a dit, et avait besoin de repos.
Adèle se trouve donc seule dans sa chambre (pas si seule puisqu'elle avait son enfant). Elle reprend la lettre interrompue et se soulage de son angoisse.
"Mon bien-aimé, après t'avoir raconté les faits tels qu'ils sont, je dois te dire que je pardonne à Mme Hugo. Je te conte tout cela, demain, peut-être elle sera aimable, elle pensera qu'elle a chez elle une jeune femme qui adore son mari, qui en est séparée, qui a toujours été entourée de soins, de sollicitude et de tendresse, et qui réclame l'hospitalité qu'elle doit s'attendre à avoir chez le père de son mari, c'est à dire des soins, des attentions accordées avec bonté, et l'apparence au moins du plaisir qu'on éprouve à la recevoir. Mon chéri, je suis soulagée, mais j'exige de toi que tu n'en parles à personne, jamais à ton père, ne t'avise pas de lui écrire, mon Victor, toujours il ne saura de moi que du bien de sa femme; toujours devant lui je lui donnerai raison; mais réponds-moi tout ce que tu voudras, tes lettres à mon adresse m'appartiennent; mais de grâce ne dit rien à ton père: lui-même, mon Victor, avait l'air de se plaindre à moi de n'être pas gaie, ils traitent cela de faiblesse. Je t'en supplie, n'écrit rien à ton père, je le remercierai toujours de ses bontés et louerai sa femme; telle est ma manière de voir; autrement tu viendrais me chercher à Blois, nous partirons deux jours après, je retiendrais nos places, nous leur donnerions un prétexte quelconque.
"Dans tous les cas, nous ne resterons pas longtemps, je ne suis pas habituée aux caprices, quand je fais tout ce que je peux, l'on me reçoit toujours avec plaisir.
"Adieu, chéri, Didine dort".

Les propos tranquilles, quoique encore décousus, qui terminent la lettre peuvent faire espérer que tout sera oublié le lendemain. Il n'en sera rien.
Le 26, Adèle confirme à Victor qu'elle est décidée à partir et Maria Catalina est toujours en accusation: "Mon bien adoré, j'ai appris aujourd'hui des choses qui me prouvent que Mme Hugo nous supporte avec peine et qu'elle s'en plaint. Tout cela serait trop long à te raconter et te distrairait du but de ton voyage; cette femme est fort extraordinaire mais elle est fausse. Je suis mal ici et nous ne pouvons y rester, mais comme il faut qu'elle ne s'en doute nullement, et surtout ton père qui ne me le pardonnerait pas, il faut que tu écrives que des affaires que tu ne prévoyais pas te forcent à rentrer à Paris, et qu'alors tu n'as que le temps de venir me chercher, que du reste tu conserveras toujours le doux souvenir de la manière dont ils nous ont reçus, écris cela parce que ça les engagera à avoir des soins pour moi".
Le 27, Adèle annonce à son mari qu'elle a arrêté des places sur la diligence de Paris. Maintenant que sa décision est prise, elle n'invoque plus la froideur de "Mme Hugo". Elle explique qu'elle a besoin de son mari, moralement, physiquement, et qu'elle veut l'aider, par sa présence, à travailler en toute sérénité à son ode sur le sacre. D'ailleurs, dit-elle, "Mme Hugo est revenue à moi bien tendrement. Cette pauvre femme a une maladie de nerfs qui la tourmente beaucoup. Cher Victor, écris à papa que tu les remercies bien tendrement, car alors, mon ami, elle était malade. Oh! je lui pardonne de bon coeur, pauvre femme!".
Le lundi 30 mai, le lendemain du sacre, Adèle quitte Blois.

C'est la veille du sacre que Victor reçoit les lettres du 24 et du 26. Trois jours plus tôt, il demandait à Adèle d'embrasser son père, "ainsi que sa femme dont les soins maternels remplacent les miens". Le matin encore, il écrivait: "Remercie bien ta bonne mère Hugo de la petite robe qu'elle a donnée à Didine. Cela m'a touché au coeur".
A trois heures de l'après midi, alors que le roi vient d'entrer dans Reims, Victor a lu les deux lettres et y répond:
"Ce que je vais t'écrire est pour toi seule mon Adèle. Je viens de lire tes deux lettres; elles m'ont désolé. Je ne tiens plus à Reims, je suis sur des charbons ardents. Comment! on te laisse seule, seule dans ton isolement! On est froid et inattentif pour mon Adèle bien-aimée dans la maison de mon père! Je ne suis pas indigné, cher ange, je suis profondément, oui, bien profondément affligé. Moi qui connais l'admirable douceur de ton caractère et la bonté sans bornes de mon père, je suis atterré de ce qui se passe là-bas. Ce ne sont pas des soins, des attentions que tu as le droit de réclamer, c'est la tendresse et la sollicitude paternelle, c'est quelque chose de plus peut-être que mes propres soins. Mon pauvre et excellent père! que ne lit-il ce qu'il y a dans mon coeur en ce moment, il y verrait qu'elle douleur inexprimable se mêle à mon dévouement infini pour lui, à mon profond amour pour toi!".
A six heures, avant de se rendre à l'invitation de M. de La Rochefoucauld, il reprend sa lettre:
"Ma tête ne m'appartient plus. Je me croyais tellement sûr des soins qu'on aurait pour toi! il me semblait que mon absence te rendait sacrée. Remercie bien Mme Brousse d'une amitié qui m'est chère puisqu'elle te soulage, et des soins qu'une autre devait te rendre. Ne t'affecte pas du reste. Que t'importe la bonne ou la mauvaise humeur d'une personne étrangère dont tu ne dépends pas, dont tu ne dépendras jamais".
Maria Catalina n'est plus la grand-maman du petit Léopold, la chère maman des bords de la Loire. Elle ne peut plus être la fille Thomas puisqu'elle porte le nom des Hugo. Elle n'est plus rien: c'est l'étrangère.
D'ailleurs, plus ou moins, elle a toujours été l'étrangère pour les fils du général. Lorsque, au début de son séjour à Blois, Victor annonçait à Alfred de Vigny qu'il était invité au sacre de Charles X, il énumérait tout ce qu'il allait quitter pendant quinze jours: la délicieuse ville de Blois, la maison blanche aux volets verts, son excellent père et, par dessus tout, sa femme bien-aimée. De Maria Catalina, il n'en était pas question.

De sa visite au château de Chambord, Victor Hugo conservait précieusement une relique: un morceau du chassis de la croisée sur laquelle François 1er avait inscrit les deux vers:
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s'y fie!

Il dut penser qu'Adèle ne faisait pas mentir la maxime. Ayant retrouvé ses parents, puis son mari, elle abandonna l'attitude qu'elle avait eu à Blois et oublia tous les griefs formulés contre Maria Catalina. La correspondance aux formules affectueuses reprit, comme avant. L'échange de cadeaux recommença, comme avant.
Dès son arrivée à Paris, Adèle chargea son père d'informer la femme du général de son arrivée à bon port. Les Foucher vinrent d'ailleurs à Blois, et Victor écrit à son père: "Mon Adèle te prie d'embrasser pour elle ses deux mères" (18 juillet 1825).
Une lettre de Léopold à Adèle, du 21 août, nous apprend même que Victor et son épouse ont fait le projet de revenir à Blois l'année suivante: "Ma femme est enchantée de vous savoir bien portante, ainsi que sa petite-fille et filleule: elle vous répète, ainsi que moi, que ma mise à la retraite ne doit en rien déranger vos projets de venir avec nous le printemps prochain; aussi dites-le bien de sa part et de la mienne à Victor".
Pendant que le général écrit cette lettre, Victor, Adèle et Léopoldine sont sur le chemin du retour, d'un voyage en Suisse, en compagnie de M. et Mme Charles Nodier et leur fille. A l'aller, ils s'étaient arrêtés au château de Saint-Point, chez Lamartine.
Au mois d'octobre, le général et sa femme sont attendus à Paris. Adèle écrit directement à sa "chère maman" pour connaître la date exacte du voyage: "J'espère, chers bons parents, vous voir à Paris très incessamment. Si vous pouviez être à Paris lundi 31 de ce mois, vous partageriez un déjeuner où nous réunissons quelques amis, et où nos bons parents compléteraient notre bonheur qui ne peut être entier sans eux. Si à Blois, vous trouviez, chère maman, un beau poisson qui pût arriver frais à Paris, vous seriez bien bonne de penser à me l'envoyer pour ce jour... Ecrivez-moi au juste quand vous serez à Paris, c'est le but que vous devez vous proposer si vous nous aimez. - Adieu, chère maman, ma fille, mon Victor vous embrassons. - Votre respectueuse fille" (48).

(48) Arch. de Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

Le projet fut abandonné. Léopold et sa femme ne vinrent pas à Paris cette année là.

 

Revenons à Blois pour les événements de ce second semestre 1825.
Le 23 mai, Léopold avait été promu lieutenant-général honoraire. Les félicitations arrivent de toutes parts, aussi bien des Hugo que des Michaud, des Foucher que des Trébuchet, des amis du général que ceux de Victor: Chateaubriand, Soumet, Nodier, Rabbe, Deschamps, etc... Les journaux de Paris annoncent cette promotion de la manière la plus flatteuse.
Victor a publié son ode sur le Sacre de Charles X. Un exemplaire, promis personnellement à Maria Catalina, tarde à arriver à cause, selon Victor, de la négligence de l'éditeur. Impatiente, elle charge une de ses amies de faire venir la brochure qui arrivera en même temps que celle que Victor lui destine.
Pendant l'été, le général et sa femme partagent leur temps entre Blois et la Miltière. Ils se rendent en Sologne, ensemble ou séparément, pour y surveiller des travaux qui ont été commandés et hâter leur exécution. Malgré la mise en garde de Victor ("les pays humides et sablonneux exhalent des miasmes morbifiques dans les grandes chaleurs"), le général, plus encore que Maria Catalina, se plaît à la Miltière. La beauté des verts bocages, le bondissement des agneaux, le calme des noires génisses l'inspirent et il envoie un très joli poème à son fils. Le dernier quatrain, en opposition avec les précédents, exprime la mélancolie d'un homme qui a passé la cinquantaine et qui se sent vieillir:
"Mais hélas! tout près dans la plaine,
"Aux coups d'un homme qui fauchait,
"J'ai vu le temps qui nous entraîne,
"Et l'épi blond qui mûrissait".

Avec l'automne, Léopold reprend ses travaux de plume. Au mois de novembre, il fait éditer un roman: "L'Aventurière tyrolienne", auquel il donne une suite. Mais surtout, il rédige un ouvrage sur l'art militaire, un livre plein d'inventions qu'il juge de la plus haute importance. Le 20 décembre, il écrit à Victor: "J'ai la tête brisée de ces travaux et, si je suis les conseils de ma femme, je n'en entreprendrai plus d'autres".
Les remarques de Maria Catalina font remonter en surface des souvenirs d'il y a plus de vingt ans, du pays de sa jeune maîtresse, cette île où les hommes portaient une curieuse coiffure vaguement inspirée ce celle des Phrygiens: a beretta misgia.
"Aussi, disait-il à Victor, comme les bonnets corses ont la forme d'un éteignoir, je tâcherai de m'en procurer qui étouffe le cours de mes idées".
Qu'il était loin ce temps! Qu'il était loin ce pays! Pendant les rudes soirées de l'hiver 1825, alors que la Loire chariait des glaçons ou inondait le jardin anglais, le vieux ménage devait parfois s'entretenir des vertes années et, de temps en temps, l'un ou l'autre tirait peut-être des tablettes de la bibliothèque un "Voyage en Corse", en deux volumes, qui pourrait être celui édité en 1821 par Joly de Lavaubignon.

"Je sais, excellent père, que tu es loin d'être riche", écrivait Victor, le 18 juillet 1825, en portant à sa connaissance une dette non éteinte de 486,80 francs, contractée par Sophie envers M. de Larivière, l'instituteur des enfants Hugo aux Feuillantines. Victor s'était empressé d'envoyer une somme de 200 francs à son ancien maître et il demandait, à Léopold, sa participation pour le restant. Celui-ci répondit positivement, mais son engagement était pour le premier janvier. Le général était, en effet, désargenté, au point de remettre à plus tard le voyage qu'il devait faire à Paris.
Ce voyage avait pour raison sa collaboration, en tant qu'administrateur, à une affaire bancaire: la Société Lambert, plus exactement la Société d'avances mutuelles sur garantie. C'est en 1826, et surtout en 1827, que le général fera de nombreux voyages à Paris, nous privant ainsi d'une précieuse correspondance pendant ces deux années. La dernière lettre connue de Victor à son père date du 3 novembre 1826, lorsqu'il annonce la naissance d'un nouvel enfant: Charles.
A quelle date Léopold et Maria Catalina se fixent-ils définitivement dans la capitale? Nous sommes tentés de la situer au mois de décembre 1827, au vu d'une lettre du Directeur de la dette inscrite, section des pensions, du 22 de ce mois (49).

(49) Arch. du Loir-et-Cher, Blois, F 1682.

Cette lettre informe le général qu'il pourra percevoir sa pension auprès du Payeur du département de la Seine, à compter du 1er avril 1828. Cette date, de l'installation à Paris, semble confirmée par Adèle dans le "Victor Hugo raconté...": "Le général Hugo, établi momentanément à Paris, assista au mariage". Il s'agit de celui d'Abel avec Mlle Julie Duvidal de Montferrier, célébré le 20 décembre. Quant au mot "momentanément", il signifie que Léopold conservait sa maison de Blois et sa propriété de Sologne.
Adèle ajoute: "La réconciliation était complète entre le père et les fils. Abel et Victor étaient revenus tout à fait et avaient accepté leur belle-mère".
Toujours d'après le "Victor Hugo raconté...", le général et sa femme s'étaient installés Rue Plumet pour être près des enfants qui habitaient le quartier. Victor venait souvent les voir.

C'est encore au "Victor Hugo raconté..." que nous empruntons le récit de la dernière visite que Victor fit à son père. C'était le 28 janvier 1828, après dîner. Adèle l'accompagnait.
"Le général était en humeur de gaîté et de causerie. On ne se sépara qu'à onze heures. Le fils était rentré et se déshabillait, quand on sonna vivement à la porte. Ce coup de sonnette à une heure où les visites ont cessé lui fit peur. Il courut, ouvrit la porte et vit un homme qu'il ne connaissait pas.
"- Que voulez-vous?
"- Je viens de la part de Mme la comtesse Hugo vous dire que votre père est mort".
Le général Hugo venait de succomber à une attaque d'apoplexie foudroyante (50).

(50) La date officielle de sa mort est le 29 janvier 1828.

Il avait 55 ans. Son corps reçu une inhumation provisoire au cimetière de l'Est (Père-Lachaise). Ses fils avaient décidé de lui élever un monument. Abel fut chargé des démarches. La réalisation fut confiée à l'entreprise Pector qui s'était chargée des funérailles: la note des frais est conservée aux archives de Blois.
Le monument est constitué de "deux sépultures formées par deux voûtes en moellons durs". Une pierre d'un seul morceau recouvre le tout et supporte une pyramide en marbre blanc veiné avec inscription. Une grille à barreaux droits entoure un terrain de quatre mètres. Aux quatre coins: des flammes, à chaque barreau: une lance et une palmette.
Au départ, le monument était destiné à recevoir le seul corps du général. Une concession de deux mètres avait été obtenue. Maria Catalina exigea un emplacement pour elle à côté de son mari. Abel demanda une deuxième concession et fit exécuter les travaux en conséquence.
La facture Pector, qui nous a été conservée parce que impayée pendant longtemps, n'est pas datée mais fait courir les intérêts à partir du 13 août 1828, date qui pourrait être celle du début des travaux. Elle comporte la somme qui a servi à l'achat des deux premiers mètres et, plus loin, une même somme pour l'"achat de deux mètres de terrain demandés par Mme la comtesse Hugo pour une deuxième sépulture".
C'est le 13 octobre 1828 que le Préfet de la Seine fit concession "au comte Abel Hugo de deux mètres de terrain au cimetière de l'Est, pour y fonder la sépulture particulière de Dame la comtesse Hugo, née Marie Catherine Cécile Tomasi Saetoni, sa belle-mère" (51).

(51) Arch. privées de M. Jean Hugo, Mas de Fourques, Lunel (Hérault).

Or, le 25 octobre 1837, le corps de Sophie Trébuchet, qui reposait au cimetière de l'Ouest, sera transféré au cimetière de l'Est et déposé dans la sépulture que s'était réservée Maria Catalina. La première épouse du général Hugo était vengée: elle récupérait la place qui lui avait été "volée"; elle la conserve encore.
Nous supposons que la décision avait été prise et exécutée par le seul Abel. Ce jour-là, il faisait beau et chaud et Victor déjeunait avec une autre "voleuse" de mari: Juliette Drouet.

Le 13 mars 1828, Victor Hugo répond à une demande d'argent du jeune poète genevois Ymbert Gallois. Celui-ci était venu à Paris pour y chercher la gloire; il y trouvera la mort quelques mois plus tard.
"Cher Monsieur, vous vous adressez à un homme qui a autant d'impuissance à vous obliger que de désir de le faire. Vous savez que, malheureusement pour moi, j'hérite; mais vous ne savez pas que rien n'est plus ruineux que d'hériter. Voilà six semaines que le peu d'argent que j'ai passé en inventaire, poses de scellés, vacations d'huissiers, droits de succession, etc., etc., car c'est ainsi que cela se passe dans ce pays. Il faut être fort riche pour hériter. Je suis donc pour le moment dans une position qui ressemble assez à la vôtre. Je serai probablement fort à mon aise dans six mois, je suis gêné aujourd'hui...".
Cette lettre est une fin de non-recevoir bien argumentée. Or nous savons qu'à cette époque les enfants Hugo ne pouvaient encore avoir engagé de gros frais pour entrer en possession de l'héritage de leur père. Les scellés avaient été apposés sur l'appartement de la rue du Foix, le 5 février, et à la Miltière, les 7 et 8 février. Ils n'étaient pas encore levés.
Le 2 juin seulement, une ordonnance du Président du tribunal de Blois ordonnera les opérations d'inventaire. Celles-ci débutent le lendemain à Blois, le 21 à la Miltière. Les 4 et 5 novembre on procédera au classement et à l'analyse des papiers du général et des titres restés en l'étude de Me Jean-Anne Pardessus, notaire à Blois. C'est tout pour l'année 1828.
L'héritage du général comportait, pour l'essentiel, la maison rue du Foix, N°71 (nous savons que celle du N°73 appartenait en propre à sa seconde femme) et le domaine de la Miltière. Au passif, quelques dettes. Il semble que sa liquidation ne posera pas de difficultés majeures. Or, elle opposera les enfants Hugo à Maria Catalina dans un procès qui durera plus de quinze ans (52).

(52) Toutes les pièces concernant la liquidation de l'héritage du général Hugo sont conservées aux Archives de Loir-et-Cher, Blois, dossier F 1682, déjà cité.

 

Qu'est devenue Maria Catalina après la mort de son mari? Elle est probablement restée à Paris pendant quelques mois, au moins jusqu'aux opérations d'inventaire du mois de juin, puis est rentrée à Blois.
Une lettre (53) du 15 octobre, qu'elle adresse à sa belle-soeur, le veuve Martin, nous apprend qu'elle a fait un séjour à Chabris chez la marquise de Béthune.

(53) Maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges, Paris, doc. 2.921 F.H. Voir appendice 3. Les documents de la place des Vosges nous ont été signalés, comme ceux concernant Almeg, par M. A. Brunetti.

Elle vient de rentrer chez elle et compte se rendre à Paris dans quelques jours. Marguerite Martin lui avait probablement dit qu'elle l'attendait, mais aussi que les enfants du général désiraient sa présence pour régler certaines questions concernant la succession. "Patientez ma bonne soeur, dit-elle, vous serez avertie de mon arrivée". Au bas de la lettre, elle ajoute: "Veuillez dire à Victor et à sa femme mille choses aimables de ma part. Embrassez Abel et sa femme pour moi".
La Goton, que Sophie et les enfants avaient détestée, continuait donc à entretenir des relations avec ses neveux et s'immisçait dans les affaires de famille comme le montre cette lettre que Victor lui écrivait le 11 novembre:
"Vous avez tort, ma chère tante, de revenir sur un passé qui est oublié. Après tous les malheurs de notre famille, le pire de tous serait le manque d'union. Croyez donc que nous vous aimons tous. Ne réveillez plus les souvenirs pénibles d'une époque où mon père a tout compromis, sa propre fortune et celle de ses enfants. L'en avons-nous moins aimé? - Aujourd'hui nous avons tous une pauvreté commune à supporter. C'est un triste résultat des fautes que nous n'avons pas commises. Que voulez-vous? Résignons-nous. - J'ai envoyé votre lettre et papier qu'elle contient à Abel. - Votre neveu dévoué".
Nous ne savons pas si, à cette date, Maria Catalina est à Paris. Elle y est certainement le 29 novembre. Le 10 décembre, conjointement avec les enfants du général, elle signe une reconnaissance de dette envers MM. Jubault et Trouvain pour le solde du prix d'une calèche que le général-banquier s'était offerte. Maria Catalina s'engage pour la moitié (950 francs), Abel et Victor pour l'autre moitié. Elle habite alors un appartement au N°15 de la rue Saint-Maur.

 

A la mort du général, Maria Catalina se trouva privée des ressources de son mari. La loi ne lui accordait pas de pension de reversion. Elle entreprit alors une série de démarches pour obtenir un secours (54).

(54) Dossier du lieutenant-général Hugo, Service Historique de l'Armée, Vincennes, GD2/1054. Ce dossier contient onze documents reproduits en appendice sous les numéros 4 à 14.

Le 29 novembre 1828, elle a recours, sans succès, aux bontés du ministre de la guerre; le 22 février 1829, elle renouvelle sa demande qu'elle remet personnellement au ministre.
Le baron Victor Hugo (il s'était adjugé ce titre à la mort du père, Abel ayant pris celui de comte et Eugène celui de vicomte) intervient en faveur de sa tante Marie Martine Lawzurica, veuve de Francis qui était mort moins de quatre mois après son frère. Il semble qu'il soit intervenu en même temps en faveur de Maria Catalina. Une lettre du 14 août à M. de la Bourdonnaye, ministre de l'Intérieur, laisse même supposer qu'il leur donne un soutien financier: "Toute la fortune de mon père, à peu près, est détenue sous séquestre par le roi d'Espagne, contrairement au traité de 1814. Il est vrai que j'ai une femme et trois enfants. Il est vrai que je soutiens des veuves et des parents de mon nom".
Pour répondre à la demande de Mme Hugo, le ministre fait ouvrir une enquête. Il en résulta qu'elle avait un appartement à Blois, la moitié d'une propriété en Sologne, un appartement au premier étage de la rue Saint-Maur, à Paris (ce qui est faux) et des capitaux chez un banquier.
Le 5 mars, pour hâter une réponse du ministre, elle lui écrit que, dans sa position, elle ne peut prolonger son séjour à Paris. Elle a d'ailleurs abandonné l'appartement de la rue Saint-Maur et habite au N°4 de la rue des Ecuries d'Artois, probablement en pension, chez un M. d'Otémar. La réponse du ministre est du 14 mars. Elle est négative et en contradiction avec les promesses verbales: "Je ne doute pas que la cessation de la pension dont jouissait M. le comte Hugo n'ait diminué vos moyens d'existence; mais cette pension ne composait pas toute sa fortune, et je ne suppose pas que la position dans laquelle il vous a laissée, soit telle qu'elle vous mette dans le cas de recevoir les secours destinés exclusivement à soulager les anciens militaires et les veuves dénués de toutes ressources".
Le 14 mars, elle entreprend de justifier sa demande: elle est propriétaire, par moitié, d'un bien en Sologne dont le revenu d'environ 1000 francs est grevé d'une rente viagère de 800 francs; elle possède une maison d'habitation acquise 6000 francs. "Voilà, Monseigneur, le riche patrimoine de la veuve d'un lieutenant-général dont l'épée a 30 ans défendu et servi la France, qui commandait à Thionville lors du blocus de 1814, et qui a refusé des millions offerts par l'étranger pour livrer cette place sur les murs de laquelle son coeur, tout français, ne voulait voir flotter qu'un drapeau français". Le ministre accorda un secours de 250 francs.
Le 21 mai, Maria Catalina est à Blois. On lui avait laissé espérer un droit à une pension annuelle sur l'ordre de Saint-Louis. Elle avait été mal informée: il n'y a pas de pension pour les veuves des Chevaliers de cet ordre.
Au mois de septembre, elle est de retour à Paris. Son adresse est au N°13 de la rue neuve de Berry. Une demande adressée au comte de Bourmont, ministre secrétaire d'Etat à la guerre, lui vaut un secours de 130 francs.
L'année d'après, le 25 décembre 1830, elle est à Blois. Sans doute ses moyens ne lui permettent pas de passer l'hiver à Paris. Elle rédige, de sa main, une demande de pension alimentaire. Le maire de Blois atteste son "état de détresse extrême". La lettre est transmise au ministre par un protecteur influent. Elle n'obtient rien.
Dans cette lettre, comme toutes celles écrites personnellement par Maria Catalina, le style est agréable. La pensée aussi ("les malheureux ont toujours beaucoup de choses à dire"). Seule l'orthographe laisse à désirer.
Une loi du 11 avril 1831 crée enfin un système cohérent des pensions de l'armée. Les veuves ont droit au quart de la pension d'ancienneté "pourvu que le mariage ait été contracté deux ans avant la cessation de l'activité ou du traitement militaire du mari". Maria Catalina entre dans cette catégorie. Elle établit un dossier et va sans doute obtenir satisfaction, même si l'établissement de son identité va poser des problèmes.
En effet l'instruction de sa demande doit être revue parce que "suivant l'acte de naissance de la veuve son nom patronymique est THOMAS, Marie-Catherine, fille de Nicolas THOMAS et de Anne-Marie SAETTONI; le dit-acte indique en outre qu'elle est née le 5 novembre 1783. Au contraire dans l'acte de décès elle est désignée sous les noms et prénoms de SAETONI (Marie-Catherine-Cécile Tomasi), et dans l'acte de mariage sont ceux de I SAETONI (Marie-Catherine Thomas) comtesse de Salcano née le 5 novembre 1784, fille de Nicolas de LIGNY THOMAS et de Lina SAETONY de CHAMPOLARD. Ces différences graves rendent l'identité douteuse".
Heureusement, l'acte de naissance établi par la mairie de Cervione, canton de Campoloro, est correct et elle obtient enfin gain de cause.

 

L'année 1829 ne fait guère avancer le règlement de l'héritage du général malgré deux décisions importantes: le 29 août, Abel et Victor acceptent la succession de leur père sous bénéfice d'inventaire et, le 15 décembre, Maria Catalina assigne les enfants de son mari devant le tribunal de Blois afin que soient ouvertes les opérations de compte, liquidation et partage de la communauté.
Le tribunal, réuni le 24 décembre, ne peut que constater l'absence d'un héritier non représenté: Eugène Hugo. On l'avait tout simplement oublié. Et cela est étonnant, du moins de la part d'Abel, le seul à s'intéresser de près aux opérations de Blois. Victor, lui, a d'autres préoccupations et est fort ignorant des affaires de famille comme en témoigne sa lettre du 18 décembre à Saint-Valry:
"Vous me savez obéré, écrasé, surchargé, étouffé. La Comédie-Française, "Hernani", les répétitions, les rivalités de coulisses, d'acteurs, d'actrices, les menées de journaux et de police, et puis, d'autre part, mes affaires privées, toujours fort embrouillées, l'héritage de mon père non liquidé, nos biens d'Espagne accrochés par Ferdinand VII, mon indemnité de Saint-Domingue menacée par Boyer, nos sables de Sologne à vendre depuis vingt trois mois, les maisons de Blois que notre belle-mère nous dispute et nous volera, par conséquent rien ou peu de chose à recueillir dans les débris d'une grande fortune, sinon des procès et des chagrins".
Victor ignore que la Miltière n'a pas encore été mise en vente et que l'une des maisons de Blois ne fait pas partie de la succession. D'autre part, Maria Catalina n'a jamais manifesté l'intention d'avoir plus que son dû et, s'il est persuadé du contraire, il faut croire qu'il fait écho à certains propos tenus par son frère.
Quant aux biens d'Espagne, il devrait avoir perdu ses illusions. Toutes les démarches, entreprises aussi bien par le père que par les enfants, n'avaient eu aucun succès. Abel avait même fait appel à une vieille connaissance, l'avocat Duvergier, jurisconsulte déjà célèbre, et celui-ci avait conseillé d'attendre la conclusion d'affaires semblables, en cours devant les tribunaux. Les sentences rendues ne pouvaient les engager à poursuivre et une solution politique devenait de plus en plus improbable au fur et à mesure que les années passaient.

 

Pour Victor, l'ignorance des affaires de famille ne peut étonner au moment où, semble-t-il, il rompt toutes relations avec Maria Catalina. Celle-ci s'en plaint dans une lettre du 18 janvier 1830 à Marguerite Martin (55).

(55) Doc. 2.922. F.H., Maison Victor Hugo, place des Vosges, Paris. Voir appendice N°15.

Elle écrit à sa belle-soeur pour lui souhaiter la bonne année, mais surtout lui rappeler que le deuxième anniversaire de la mort du général est proche. Loin de Paris, ne pouvant se recueillir sur la tombe de l'homme avec lequel elle a vécu plus de vingt cinq ans, elle demande à la Goton de se rendre, le 29, au Père-Lachaise si la rigueur du froid ne l'arrête pas. Et elle ajoute:
"J'aurais désiré avoir des nouvelles d'Adèle. Elle m'aurait fait plaisir de m'écrire et de me parler de ses petits enfants. Quand vous la verrez, embrassez-la pour moi. Dites à Victor que, connaissant l'attachement qu'il avait pour son père, il m'étonne de sembler oublier sa veuve, sachant l'affection que son père m'a toujours vouée".
Il y a beaucoup d'amertume dans ces propos, mais il faut bien qu'elle se fasse une raison. Aussi, elle ne parle plus d'Adèle et de Victor dans une lettre (56) du 10 octobre de la même année, à la même Mme Martin, deux jours avant de partir pour la campagne de Mme de Béthune: "C'est une véritable amie pour moi; elle partage mes peines et tâche de soulager la veuve d'un homme pour lequel elle avait de la vénération. Je vous assure, ma soeur, que je suis bien heureuse de la voir dans mon malheur".

(56) Doc. 2.923. F.H., Maison Victor Hugo, place des Vosges, Paris. Voir appendice N°16.

Maria Catalina ne reçoit même plus de lettres de Louis Hugo. Celui-ci ne lui avait consenti sa sympathie que dans la mesure où son frère l'avait choisie pour épouse.
Les mêmes sentiments guident Victor. Maintenant qu'il cultive le souvenir du père et de la mère réunis dans la mort, Maria Catalina n'a plus de place dans ses pensées ou, exceptionnellement, une place misérable.
Il se montrera même de mauvaise foi envers la veuve de son père. Lorsque, en 1833, M. Pector se manifeste pour être payé des frais des funérailles et du monument, il lui écrit pour "lui témoigner sa surprise et son mécontentement de ce que Mme la comtesse Hugo, qui a entre les mains tout l'actif de la succession, n'ait pas encore acquitté une dette de cette nature".
La "surprise" de Victor est pour le moins surprenante. L'actif de la succession n'est pas entre les mains de Maria Catalina, mais de Me Pardessus, notaire à Blois, et la liquidation est confiée au tribunal de cette ville. D'autre part, nous savons qu'Abel et Victor avaient décidé la construction du tombeau de leur propre initiative (excepté pour la seconde sépulture) et s'étaient engagés à en couvrir les frais. L'aveu se trouve d'ailleurs dans une lettre de Me Duvergier du 2 février 1838: "Pour les frais de funérailles et de tombeau, MM. Hugo consentirent à ce que Mme Hugo n'en supporte rien".

 

En 1830, les opérations pour régler la succession du général Hugo se multiplient. On peut même espérer que tout sera terminé dans l'année.
- 15 janvier: le tribunal donne défaut contre Eugène, ordonne la visite et l'estimation des immeubles, la vente des effets mobiliers, ordonne que soient ouvertes les opérations de compte, liquidation et partage et commet à cet effet Me Pardessus.
- 19 janvier: le jugement est signifié à Abel, Eugène et Victor.
- 30 janvier: les experts, désignés par le tribunal, prêtent serment.
- 1er février: signification à avoués du serment des experts et sommation de se trouver à la Miltière le 16.
- 17 février au 10 mars: opérations d'expertise.
- 11 mars: les experts déposent leur rapport. Les immeubles sont estimés à 27.300 francs. Le partage en nature est impossible.
- 2 avril: audience du tribunal; défaut contre Eugène et réassignation pour le 23.
- 23 avril: le tribunal homologue le rapport des experts et ordonne la vente par licitation aux enchères.
- 15 au 21 mai: vente des meubles et effets mobiliers de Blois. Produit de la vente: 3255,65 francs. Maria Catalina en achète une partie pour 1832,85 francs.
- 22 mai: M. Payen, avoué, dépose un cahier des charges pour la vente des immeubles.
- 4 juillet: adjudication des immeubles en l'étude de Me Pardessus. La maison de la rue du Foix, N° 71, est soumise aux enchères pour 1700 francs. Elle est adjugée à Maria Catalina pour 1720 francs. Le domaine de la Miltière, dont la mise à prix est de 25.650 francs, ne trouve pas acquéreur.
- 21 juillet: une seconde fois, personne ne se présente pour acheter la Miltière.
- 11 août: Maria Catalina demande au tribunal d'ordonner la vente de la Miltière au-dessous du prix d'estimation. Le lendemain, ses conclusions sont signifiées à Abel et à Victor.
- 20 août: le tribunal donne droit à la demande de Maria Catalina.
- 1er septembre: le jugement est signifié à avoués.
- 3 novembre: adjudication de la Miltière. Aucun enchérisseur ne se présente.
Il faudra attendre un an pour trouver un acheteur. Le 17 novembre 1831, la Miltière est adjugée à M. Desjardins, capitaine attaché à l'ambassade de France à Madrid, pour 20.020 francs. Le général Hugo et sa femme l'avaient payée 31.000 francs.
M. Desjardins fut chargé de conserver 14.000 francs pour assurer le service de deux rentes, de 400 et 376 francs, constituées lors de l'achat du domaine de Saint-Lazare, au profit du vendeur et de ses deux gouvernantes. A la mort du général, Abel avait payé le semestre en cours, les suivants avaient été prélevés sur la masse active de la communauté.
Du 12 au 14 mai 1832, on procède à la vente des meubles et objets mobiliers de la Miltière. Elle produit 681,04 francs. Maria Catalina en acquiert une petite partie pour 32 francs.
Pendant cinq ans, jusqu'à la mort d'Eugène, on n'entendra plus parler de la succession du général Hugo.

 

Eugène Hugo meurt le 5 mars 1837. Sa folie, son internement avaient empêché que la liquidation de l'héritage du général soit menée à bonne fin. Sa disparition va permettre la reprise des instances devant le tribunal de Blois. Les opérations vont néanmoins durer plus de sept ans. Un procès verbal de partage, établi le 15 décembre 1840, sera contesté par les fils Hugo. Il sera rectifié le 10 juillet 1844 après un jugement du 2 janvier. Nous n'entrerons pas dans les détails des assignations, sommations, réquisitions, mémoires, conclusions, poursuites, comparutions, audiences, jugements, etc... contenus dans un volumineux dossier conservé par le service des archives de Loir-et-Cher. Nous nous bornerons à évoquer les points litigieux qui ont opposé les fils Hugo à Maria Catalina.
Après la mort de leur frère, Abel et Victor demandent à Me Duvergier, leur ami depuis vingt ans, de prendre en mains la défense de leurs intérêts. Le célèbre avocat n'interviendra pas personnellement devant le tribunal. Il se limitera à conseiller, depuis Paris, Me Talbert, avoué à Blois, auquel les enfants du général donnent procuration pour les représenter.
Dans les instructions de Duvergier à Talbert, les dispositions d'esprit des fils Hugo envers Maria Catalina sont clairement exprimées: "L'intention de MM. Hugo est de se montrer conciliants et même généreux s'il le faut envers leur belle-mère" (15 août 1837).
Le 2 février 1838, le règlement de le succession n'ayant guère avancé, Duvergier veut savoir quel est "l'adversaire acharné" que rencontrent MM. Hugo: Me Pardessus ou Maria Catalina? "Mme Hugo serait-elle par hasard le personne qui élèverait contre les enfants de son mari les prétentions que vous m'indiquez? Ce serait à coup sûr une haute inconvenance et j'ajoute une insigne maladresse... Il importe à nos clients de savoir à qui ils ont à répondre; car leur langage doit être différent selon les personnes... Ils ont témoigné à Mme Hugo le désir de faire une liquidation amiable, et la volonté de ne point se montrer envers elle ni exigeants, ni rigoureusement attachés à leurs droits. Ils lui laissent volontiers recueillir les débris de la succession de leur père; mais si on répond à leur désintéressement par des tracasseries il faudra bien qu'ils changent de ton et de manière, et qu'ils se défendent, non pour gagner, mais afin de ne point perdre".
Pour Duvergier, le meilleur arrangement est celui qui entérine les prétentions des frères Hugo desquelles il résulte, comme nous le verrons, qu'ils n'ont nullement l'intention, quoique en dise Duvergier, de laisser profiter Maria Catalina de droits qu'elle ne possède pas. Pour l'avocat, il ne peut être question d'être tendre pour l'adversaire qui ne s'inclinerait pas devant les exigences de ses clients. "Il est vraiment inconcevable que Mme Hugo manifeste des intentions hostiles. Veuillez, Monsieur, lui dire, au nom de MM. Abel et Victor, que ceux-ci ne veulent rien exiger d'elle d'injuste ou même de trop rigoureux; qu'ils désirent seulement que tous les créanciers soient payés. Mais que si, malgré l'abandon avec lequel ils veulent agir, Mme Hugo élève des difficultés, alors nous ferions valoir toutes nos prétentions, selon le droit".
En 1841, M. Foucher intervient auprès de Talbert: "Il est facile d'éviter toutes les contestations puisqu'il existe dans la succession de quoi payer toutes les dettes. Les difficultés ne pourraient donc s'élever que sur le plus ou le moins que Mme la comtesse Hugo pourrait retirer. L'intention de MM. Hugo est je crois de prendre les sommes suffisantes pour payer les dettes et de laisser le surplus à Mme la Comtesse".
Il est impensable que Maria Catalina soit contraire à un tel arrangement, et pourtant il est vrai que l'entremise du beau-père de Victor n'eut aucun résultat. Il faut en déduire que les déclarations d'intention étaient en contradiction avec les prétentions. Ces prétentions ne venaient probablement pas de Victor, comme semble le prouver la médiation de M. Foucher, mais d'Abel.

 

Me Pardessus, notaire liquidateur commis par le tribunal, avait été le mandataire du général Hugo et avait continué à gérer les intérêts de sa veuve. A l'ouverture de la succession, il avait présenté un compte des recettes et dépenses à partir de 1823. Nous ignorons pourquoi il avait choisi cette date qui excluait la comptabilité relative à l'achat du domaine de Saint-Lazare.
Nous rappelons que le domaine avait été acheté conjointement par Léopold et Maria Catalina, huit mois après leur mariage. Or, les fils Hugo prétendaient qu'il avait été acheté pendant la première communauté, à l'aide d'un prête-nom, et exigeaient les comptes du notaire à partir de 1820. Dans sa lettre à Talbert, du 2 février 1838, Duvergier disait pouvoir démontrer que Saint-Lazare avait été acheté avant la mort de Sophie: "En général ces sortes de preuves sont difficiles à faire; mais par un concours singulier de circonstances MM. Hugo ont entre les mains des documents qui ne peuvent laisser aucun doute sur ce point. Il serait trop long de vous indiquer ici comment MM. Hugo croient pouvoir faire cette preuve. C'est d'ailleurs une chose parfaitement connue de M. Pardessus qui ne la contestera pas".
Me Pardessus la contesta. Il produisit sans doute l'acte de vente qui se trouve dans le dossier du service des archives, mais il refusa de montrer ses comptes.
Duvergier se fit menaçant. Il fit déposer des conclusions tendant à commettre un autre notaire au lieu et place de Me Pardessus. Il fit intervenir le Procureur du roi par l'intermédiaire du beau-père de Victor. Il parla de sanctions disciplinaires et d'assignation en garantie devant un tribunal de la capitale: "Devant le tribunal de Paris, il n'aura plus l'influence qu'on dit qu'il exerce à Blois".
Rien n'y fit. Me Pardessus resta sur ses positions et les fils Hugo ne purent exhiber des documents qu'ils n'avaient pas. Il semble qu'ils se basaient sur un retrait d'argent effectué par leur père chez MM. Ternaux, les dépositaires des fonds qu'il envoyait de Naples ou d'Espagne.
L'affaire fut portée devant le tribunal qui, par un jugement du 2 janvier 1844, déclarait MM. Hugo non recevables et mal fondés en leurs conclusions:
"Considérant que les enfants Hugo sont sans intérêt pour demander le détail du compte fait précédemment entre le dit Me Pardessus et feu M. Hugo leur père à la date du 4 juillet 1823, qu'en effet ils ne justifient pas que la dame Sophie Françoise Trébuchet, leur mère, première femme de M. Hugo d'avec lequel elle était séparée de corps suivant jugement en date du 3 février 1818, ait dans les trois mois et quarante jours suivants accepté la communauté qui existait entre eux, qu'à défaut de cette justification elle est censée y avoir renoncé aux termes de l'art. 1463 du Code civil, et que dès lors il est sans importance de savoir si une portion quelconque de la somme provenait de la dite communauté puisqu'au moyen de la renonciation... de la dame Trébuchet tout ce qui en dépendait est devenu la propriété exclusive de M. Hugo son mari".
Indépendamment de toutes les considérations d'ordre juridique, notons qu'il y a quelque chose d'indécent dans les démarches d'Abel et de Victor pour récupérer de l'argent sur la vente de Saint-Lazare. Rappelons qu'au mois de décembre 1822 ils demandaient de l'argent à leur père pour faire face aux dépenses occasionnées par la maladie d'Eugène et que Léopold et Maria Catalina vendirent le domaine pour aller au secours du pauvre dément.

 

Un sieur Bodin ayant réclamé le montant d'une dette contractée par Sophie, le notaire refusa de la prendre en compte dans la succession du général. Les enfants ripostèrent:
"On repousse Bodin, écrit Duvergier à Talbert, qu'on dit être créancier de Mme Hugo (la première femme du général). L'observation est juste; mais si l'on y tient, MM. Hugo, de leur côté, seront obligés de faire valoir leurs droits contre la succession de leur père, du chef de leur mère. Ils feront remarquer que par jugement en date du 3 février 1818 la séparation de corps et de biens a été prononcée contre le général, qu'il a été condamné à payer à sa femme une rente viagère de 3000 francs, qu'il n'a jamais payé un sol; que Mme Hugo a emprunté pour vivre, qu'elle était en mourant une créancière de son mari, non pas seulement des arrérages de la pension, mais du montant des sommes qu'elle avait été obligée d'emprunter, notamment à M. Bodin".
Dans les conclusions déposées par Me Razouer, avoué des fils Hugo en remplacement de Talbert nommé juge de paix, Abel et Victor réclament une somme de 10.150 francs comme héritiers de leur mère. Cette somme représente la totalité de la pension due par Léopold pendant les 3 ans, 4 mois, 18 jours courus depuis la séparation de corps jusqu'au décès de Sophie. Maria Catalina opposa la prescription et le tribunal lui donna raison.
Que Léopold n'ai pas régulièrement et entièrement payé la rente viagère à Sophie, c'est possible. Qu'il n'eut "jamais payé un sol", c'est certainement faux. Nous avons déjà fait état de cette lettre du 6 mai 1818 dans laquelle Abel accusait Maria Catalina de soustraire les lettres qu'il envoyait à son père. Il y est écrit: "Tu demandes que je t'accuse réception des 80 francs que tu m'as envoyés tous les mois pour ma mère depuis juillet 1817. Tu peux être tranquille... Tu avais promis de compléter les 100 francs que tu t'étais engagé à donner à ma mère sur ton traitement de la Légion d'Honneur. Si tu veux m'envoyer les pièces et ta procuration, je me chargerai...".
Nous savons d'autre part que lorsqu'on avait écrit dans le "Conservateur" du 3 mars 1820 qu'Abel et Victor s'étaient lancés dans la littérature pour subvenir aux besoins de leur mère, Léopold avait réagi vivement. Le 28 avril, il écrivait au doyen de la faculté de droit: "Je paie depuis deux ans à mes jeunes fils Eugène et Victor une pension pour qu'ils étudient en Droit à l'Université de Paris, mais je n'ai jamais pu apprendre d'eux s'ils suivent les cours avec exactitude et quelque distinction. J'ignore même si une entreprise littéraire que les journaux seuls m'ont apprise, et des motifs de laquelle l'un deux a fait l'éloge le plus touchant et le plus mensonger (puisque je paie régulièrement une autre pension à la personne pour le prétendu soutien de laquelle cette entreprise aurait lieu); j'ignore, dis-je, si l'entreprise dont je parle n'a pas entièrement arraché mes fils à leurs études".
Dans ce procès qui oppose Maria Catalina et les fils Hugo, il est parfois difficile de faire la part entre les détours de la chicane et la mauvaise foi des protagonistes, mais, dans le cas ci-dessus, nous n'hésitons pas à mettre en cause la déloyauté d'Abel.

 

C'est encore Abel qui apparaît dans l'affaire de la calèche. À la mort du général Hugo, Abel s'était chargé de trouver une solution à certaines affaires pendantes et, certainement, avait réglé quelques menues dettes. Maria Catalina pensait que, pour faire face à ces dépenses, il avait, d'abord, utilisé le dernier trimestre de la pension de son mari. Elle fit porter à l'actif de la communauté une somme de 317,78 francs représentant la portion courue du 1er janvier 1828 à la date du décès de Léopold. Abel fit opposition et prouva qu'il n'avait jamais perçu cette somme en présentant le titre de pension de son père qui, d'après l'usage, aurait dû être remis lors du paiement final.
Maria Catalina prétendit également qu'Abel avait reçu le montant de la vente d'une calèche, faite quelques jours avant sa mort, et fit enregistrer une somme de 1800 francs. Abel ne nia pas d'avoir perçu cet argent, mais affirma que la calèche lui appartenait, qu'elle lui avait été donnée par son père en compensation d'une somme de 3 à 4000 francs qu'il lui devait. Or la calèche n'avait pas été entièrement payée par le général.
Me Duvergier se fit argument de la reconnaissance de dette du 10 décembre 1828 envers M. Jubault, carrossier, signée conjointement par Maria Catalina, Abel et Victor. Le 18 juin 1839, il écrit à Talbert: "Comme MM. Hugo veulent donner une nouvelle preuve de leur désir de terminer à l'amiable, ils consentiront je crois à adopter le projet de liquidation si l'on accueille la modification relative au prix de la calèche. M. Abel ne peut consentir à transiger sur un point qui touche à son honneur; il a déclaré que la calèche était entre ses mains, comme sa propriété, que son père la lui avait donnée en paiement de sommes dont il était son débiteur. Cette déclaration de sa part ne peut être mise en doute, sans l'accuser explicitement d'un odieux mensonge; c'est ce qu'il ne peut, ni ne doit souffrir. On concevrait que des étrangers vinsent élever une pareille contestation, mais on leur répondrait que longtemps avant la mort du général, M. Abel avait la calèche entre les mains, que sa possession était son titre, qu'on peut d'autant moins révoquer en doute son affirmation qu'il a encore entre les mains les titres prouvant que, depuis le décès de son père, il a acquitté des dettes de sa succession, sans même songer à en demander la paiement. Cette réponse à des tiers serait péremptoire; elle l'est bien davantage, lorsqu'elle s'adresse à Mme Vve Hugo, qui a signé la déclaration dont je vous ai donné communication, et par laquelle elle s'oblige personnellement à payer sa quote-part au vendeur de la calèche".
La thèse d'Abel et de son conseil fut défendue devant le tribunal: "M. le général Hugo était débiteur envers son fils M. Abel de diverses sommes desquelles ce dernier désirait avoir paiement au moins pour partie; bien avant sa mort, M. le général Hugo avait donné à M. Abel Hugo, et en acompte sur ce qu'il lui devait, la calèche dont on voudrait aujourd'hui lui faire rapporter le prix. Elle était donc devenue sa propriété incontestable, d'ailleurs en fait de meubles possession vaut titre. - Ce que M. Abel Hugo avance là il pourrait le prouver, mais encore une fois il est défendeur, il n'a a faire qu'une preuve contraire; il existe d'ailleurs dans la cause les présomptions les plus graves contre les prétentions de Mme Vve Hugo sur le rapport de cette somme et, entr'autres, celle qu'on pourrait tirer de ce fait qu'après la mort de M. le général Hugo, Mme Vve Hugo se serait obligée à payer moitié de cette calèche dont le prix était, à ce qu'il paraît, encore dû au vendeur; comprendrait-on que Mme Vve Hugo, après le décès de son mari, se serait soumise à payer moitié du prix encore dû de cette calèche si ce prix eût dû être rapporté par M. Abel Hugo; évidemment non, et c'est là une grave présomption contre elle...".
A l'audience du 2 janvier 1844, Maria Catalina déféra le serment à Abel. Abel vint à Blois le 12 février, comparut en séance publique devant le tribunal et prêta le serment décisoire sur la question: "M. Abel Hugo n'a-t-il pas vendu au prix de 1800 francs la calèche appartenant à son père?". Il répondit négativement. L'affaire de la calèche était classée.

 

Autre affaire opposant Maria Catalina aux enfants de son mari: les créances espagnoles.
Nous avons vu que, lors de la première communauté, le général Hugo avait acheté au général Marie de Fréhaut un couvent de Madrid, qu'il n'avait payé qu'une partie du prix convenu et qu'il avait été dépossédé de cette propriété, sans indemnité, à la suite des événements politiques survenus en Espagne à la fin de 1813.
Nous avons vu également que le général Hugo et ses fils n'avaient jamais perdu l'espoir de récupérer les sommes payées à M. Marie et qu'ils avaient signé entre eux (et Maria Catalina) un acte sous seing privé pour la répartition des sommes éventuellement recouvrées: trois quarts attribués immédiatement aux trois enfants, Léopold et sa seconde femme se réservant la jouissance du dernier quart jusqu'à la mort du dernier des deux.
Or, après la mort du général Hugo, la veuve du général Marie et ses enfants se manifestèrent comme créditeurs de la communauté d'une somme de cinquante mille réaux, soit environ 13.492 francs, capital et intérêts. Ils proposèrent une transaction qui fut rejetée. Pour Duvergier, la succession Hugo n'avait aucun risque à courir de ce côté: "L'éviction qu'a éprouvée M. le général Hugo n'est point la conséquence d'un fait de force majeure, dont le vendeur n'est pas garant... elle est résultée de l'illégalité originaire de l'aliénation de l'immeuble vendu. Cette distinction a été formellement établie par la Cour de Cassation dans l'affaire Boucheporn et j'ai eu l'occasion de rappeler ces principes dans mon traité de la vente, tome 1er, N° 315. Vous comprenez bien, disait-il à Talbert, que je ne m'indique pas comme une autorité. Je veux vous faire voir que mon avis est tout à fait indépendant de l'affection très vive que j'ai pour MM. Hugo".
Pardessus était aussi convaincu que Duvergier. Mais, lorsque, en 1840, il rédigea le projet de liquidation, il mentionna comme rejetées les prétentions de la vicomtesse de Fréhaut et, pour préserver les intérêts de Maria Catalina, il évoqua, à sa demande, l'acte sous seing privé, ajoutant que les conventions invoquées par la comtesse Hugo "devaient être interprétées comme elle l'a fait".
Maria Catalina prétendait donc, qu'ayant abandonné l'essentiel de ses droits, se réservant seulement une part minime en usufruit, elle ne devait pas subir les préjudices qui pourraient advenir en cette affaire.
Les fils Hugo firent valoir que Maria Catalina était mariée sous le régime de la communauté légale et, qu'en vertu de l'art. 1419 du Code civil, les dettes antérieures au mariage entrent dans le passif de la communauté.
Le tribunal estima qu'en l'absence de titres et même de toute réclamation des héritiers Marie, les droits et recours qui pourraient en résulter, contre Mme Vve Hugo et MM. Abel et Victor Hugo, ne pouvaient être appréciés et que c'est à tort que le notaire rédacteur de l'acte liquidatif a émis une opinion.

 

La dernière contestation des fils Hugo portait sur les frais de deuil et de nourriture dûs à la veuve.
Maria Catalina réclamait 1200 francs pour son habit de deuil et le deuil de ses domestiques et 1950 francs pour la nourriture et le logement. Me Pardessus les inscrivit pour ordre au procès-verbal de liquidation, c'est à dire que ces dépenses ne devaient pas être prélevées sur la masse commune mais seraient supportées par les héritiers du général, donc par Abel et Victor.
La somme réclamée pour le deuil fut estimée exorbitante. "Eh, mon Dieu, écrivait Foucher à Talbert, le deuil que portait le reine Anne de Bretagne dans votre château de Blois, lors de la mort de son premier mari, ne coûta que 722 francs et quelques deniers". Le tribunal la ramena à 800 francs.
Pour la seconde somme l'art. 1465 du Code civil disait que "la veuve... a droit pendant les trois mois et quarante jours qui lui sont accordés pour faire inventaire et délibérer, de prendre sa nourriture et celle de ses domestiques sur les provisions existantes, et, à défaut, par emprunt au compte de la masse commune, à la charge d'en user modérément". Me Razouer fit valoir que, si la position sociale pouvait servir de base au calcul, il fallait aussi tenir compte de l'importance de la succession. Or, d'après les comptes du notaire, avant rectification, il y avait à partager 18.953 francs. "Pendant trois mois et quarante jours, Mme Vve Hugo aurait absorbé à elle seule pour nourriture et logement et habits plus d'un sixième de la succession de feu son mari, ce serait trop fort et lorsqu'une succession est loin d'offrir le résultat qu'on pouvait en attendre tout le monde doit, en considération de cela, réduire ses besoins, et nous ne comprendrions pas qu'il en fut autrement pour Mme Vve Hugo". Le tribunal ramena les 1950 francs à 1300, à raison de 300 francs par mois. Il ordonna en outre que, conformément à la loi, cette somme serait portée au compte de la communauté.

 

1845... Le général Hugo est mort depuis dix-sept ans. Juridiquement, sa succession est liquidée. On se partage la somme dûe par le nouveau propriétaire de la Miltière: 5078,92 francs tous frais déduits. Me Pardessus fils, qui avait pris la suite de son père décédé, présente sa note. Abel fait mandat sur Me Razouer d'une somme de 2982,47 francs.
Cette année là, Victor écrit:
"Vous me croyez riche, Monsieur? Voici:
"Je travaille depuis vingt-huit ans, car j'ai commencé à quinze ans. Dans ces vingt-huit années, j'ai gagné avec ma plume environ 550.000 francs. Je n'ai point hérité de mon père. Ma belle-mère et les gens d'affaires ont gardé l'héritage. J'aurais pu faire un procès, mais à qui? à une personne qui portait le nom de mon père. J'ai mieux aimé subir la spoliation...".
Non, Monsieur Victor Hugo, vous n'avez pas été spolié par votre belle-mère. Elle a eu la part qui lui était dûe, comme vous, comme Abel. Hélas! l'héritage de votre père était faible et une fois payés les frais de justice et les honoraires des hommes de loi, il ne devait pas rester grand chose. Pour personne. La preuve que Maria Catalina n'a pas gardé l'héritage, elle est dans les nombreux documents d'archives conservés à Blois. Elle est aussi dans votre agenda de l'année 1864. Vous étiez à Guernesey. Le 26 avril, vous notiez: "- envoyé à M. (...) notaire à Romorantin, ma procuration sous seing privé pour toucher ma part de 10.000 francs retenue par M. Camus acheteur de la Miltière pour payer la rente viagère de la Dlle Laury éteinte en juillet 1862. Il m'enverra la somme en une traite sur Mallet frères".

 

Le 21 avril 1858, à 10 heures du matin, Maria Catalina meurt dans sa maison, rue du Foix. Elle allait sur ses 75 ans (57). Des voisins: Besson, cordonnier, et Fouquet, jardinier, déclarent le décès à la mairie de Blois.

(57) L'acte de décès (Arch. municipales de Blois) donne: 73 ans.

Nous ne savons rien des dernières années de la veuve Hugo. L'érudit blésois Belton, qui a fait des recherches (58), nous apprend qu'elle vécut "dans la plus grande retraite". Il devait tenir cette information de personnes qui l'avaient connue, puisque lui-même avait douze ans en 1858.

(58) V. aux Arch. de Loir-et-Cher, Blois, F 1682, la copie d'un article de Belton: "La seconde femme du général Hugo".

Le 30 octobre 1842, elle avait rédigé son testament, instituant pour légataire universel en toute propriété Félix-Marie-Léopold Baigue, à charge pour lui de servir deux cents francs de rente viagère à Amélie (Verse), sa mère, et de lui remettre sa garde-robe et deux couverts en argent. D'après le troisième prénom, nous supposons que M. Baigue était un filleul du général. On le retrouve, le 30 juin 1863, marchand de nouveautés à Guéret, rue de la mairie N°19, lorsqu'il revend la maison à un M. Bouvet. Maurice Genevoix a écrit que cette maison était devenue le toit d'une grand-tante et d'un grand-oncle à lui: "De quel sommeil j'y ai dormi! J'en ai ressenti l'honneur, et néanmoins la volupté" (59).

(59) "Trente mille jours", éd. du Seuil, 1980.

Toujours d'après Belton, l'inventaire dressé par Me Deschamps à la mort de Mme Hugo "ne révélait que l'existence d'une bien petite bourgeoise. On trouve chez elle quatorze peintures sur toile avec cadre, estimées cinquante francs, et six couverts en argent. Le total de la prisée ne monte qu'à 2099 francs".
Maria Catalina avait survécu trente ans à Léopold. Des trois fils de son mari, un seul survivant: Victor. Il était à Guernesey, occupé à la rédaction définitive de l'"Ane", un très long poème qui s'en prend aux scientistes. Sa femme l'avait quitté pour quelques mois après de vives querelles: elle était à Paris où elle avait retrouvé Sainte-Beuve. Pour la "bagatelle", il avait sa fidèle Juju dans la maison d'à côté et une bonne dans la maison même.
Victor Hugo a ignoré, du moins pendant longtemps, la mort de sa belle-mère. Sur l'agenda où il note tout, aussi bien le centime dépensé que la femme troussée, il n'aurait pas manqué de porter la nouvelle, si elle lui était parvenue. Cela ne veut pas dire que Maria Catalina soit sortie de sa mémoire. Il ne peut pas ne pas penser à elle lorsqu'il évoque son père, lorsque, justement en cette année 1858, il donne un titre définitif à "Après la bataille" ou qu'il écrit:
"Ma tombe est proche, je l'espère.
"J'ai déjà dépassé l'âge où mourut mon père".
En 1858, Victor Hugo est peut-être la seule personne qui se rappelle souvent cette femme qui s'est substituée à sa mère, qui a enterré son premier enfant, qui a baptisé son second.
Aujourd'hui, on ne parle plus d'elle qu'incidemment dans les milieux littéraires où l'on se penche longuement sur les malheurs de la mère de Victor Hugo. Partout ailleurs, elle est totalement oubliée, y compris à Blois, où elle a longtemps vécu, et à Cervioni, son village natal. Et c'est pour cela que nous avons essayé de la faire revivre.

 

Appendice 1

Lettre du lieutenant Antoine Almeg au ministre de la guerre pour solliciter un emploi dans les troupes impériales.

Sainte Foy le 2 décembre 1813,

Monseigneur.
Almeg (Antoine) de nation Espagnol, Lieutenant d'état-major au service de S.M.C. Dn Joseph Napoléon, et actuellement au dépôt de Ste Foy (Gironde) expose votre Excellence avoir servi plus de sept ans à l'ancienne dinastie d'Espagne, et plus de deux à l'actuelle: il se trouva catorce mois en Etrurie, d'où passa au Nord d'Alemagne, ayant été son Régiment attaché à la Division Molitor lors du siège de Stralsund.
Le suplient a fait diférents services dans l'état-major de la Province de Madrid, donc peut informer votre Excellence le chef de bataillon Hugo du 20me de ligne, qui fut chef du dit état-major: pocede pasablement le français et italien, et désire servir à S.M.I. et R. dans un Régiment de Cavallerie français ou italien, ou où votre Excellence jugera à propos; n'étant son intention autre que celle d'employer sa jeunesse à la défense de la juste cause de l'Empire français. J'ai l'honneur, Monseigneur, d'être, avec le plus profond respect, le très humble et très obéissant serviteur de Votre Excellence.

A. Almeg ; Lieu.t
à son Ex. Monseigneur le Ministre de la Guerre.

 

Appendice 2

Réponse négative du ministre de la guerre à la demande du lieutenant Almeg.

MINISTERE
DE LA GUERRE
——————
MINUTE DE LA LETTRE ECRITE
PAR son Chef
DIVISION

——————
A M. Almeg Lieut. au service de S.Mté.C =
au dépôt de Ste Foy (Gironde)
BUREAU
Des Tr. à Ch.al
LE 20 Xbre 1813
—————————————————

Vous avez vous fait au M.tre, M., la d.de d'un emploi dans les Troupes à cheval. S.Ex. me charge de vous prévenir que les mil.res qui ont fait les d.res campagnes ayant droit de préférence aux emplois vacants, elle ne peut par ce motif accéder à cette demande.

 

Appendice 3

Lettre de Mme Vve Comtesse Hugo (écrite de sa main) à Mme Vve Martin, rue des Grands-Augustins, N°20, Bd Saint-Germain, Paris.

J'ai trouvé votre lettre a mon retour de la campagne ou j'etais che Mm la marquise de Bethune.
n'attribuez pas mon silence au sentiment de l'indifférence ; j'espere me justifier près de vous, quand je vous aurai dit que depuis un mois j'avais le projet de me rendre à paris, mais une légère indisposition m'a empêchée de suivre mes intentions Je compte bien être avec vous d'ici quelques jours.
ainsi patientez ma bonne soeur, vous serez avertie de mon arrivée Je désire vous trouver bien portante.
je vous embrasse de tout coeur et suis votre affectionnée soeur

Ve Ctesse Hugo

véullez dire a Victor et assa femme mille choses aimables de ma part embrassez abel et sa femme pour moi

Blois le 15 8bre 1828

 

Appendice 4

(Lettre écrite de la main de Maria Catalina)

A son Excellence Monseigneur le Ministre de la Guerre.

Monseigneur.
La mort du Lieutenant Général Hugo, m'ayant laissée sans moyens d'existence, et n'ayant malheureusement aucun droits à une pension puisque la loi s'y oppose, je me vois obligée de recourir aux bontés de Votre Excellence en la priant de bien vouloir m'accorder un secours qui mest devenu si nécessaire.
J'ai l'honneur d'être avec mon profond respect
Monseigneur
de Votre Excellence la très humble et très obéissante servante

V.e C.tesse Hugo

Paris le 29 novembre 1828
Rue St Maur N°15 F.b St Germain

 

Appendice 5

(la lettre n'est pas de la main de Maria Catalina; la signature, oui)

A son Excellence Monseigneur le Ministre secrêtaire d'Etat de la Guerre.

Monseigneur.
J'ai eu l'honneur de remettre le 22 février dernier à Votre Excellence, une demande à l'effet d'obtenir un secours sur les fonds de guerre, en ma qualité de veuve d'un Lieutenant-Général.
L'acceuil plein de bonté que Votre Excellence a bien voulu me faire m'a pénêtré de la plus vive reconnaissance, et je ne doute pas, Monseigneur, que je n'obtienne le secours que vous avez promis de m'accorder. Mais, ainsi que je l'ai exposé à Votre Excellence je ne puis, dans ma position, prolonger mon séjour à Paris, et je viens vous prier de vouloir bien me faire délivrer le plus promptement possible le secours que j'attends de votre Bienveillance et de votre Justice.
J'ai l'honneur d'être avec la plus haute considération
Monseigneur,
de Votre Excellence
la très humble et très obéissante servante.

V.e C.tesse Hugo

Paris, le 5 mars 1829
rue des Ecuries d'Artois N°4
faub. St Honoré
chez Mr d'Otémar

Notes marginales: - Sécrétariat général 7 mars 1829 (cachet)
- N. 119
- Compt. (gle). Renvoyé par le ministre à (Mr Martineau)
- Répondu le 9 mars 1829.

 

Appendice 6

(Note sur papier à en-tête du Ministère de la guerre. Le premier jet du document semble s'arrêter à : "... au beau temps". Le reste est de la même main, mais ajouté).

Veuve de M. le Major Hugo
—————————————————
Recom.on de M. le B.on Victor Hugo
—————————————————
Il parait que des deux Dames Hugo, celle-ci a réellement besoin de faveurs.
L'autre, la Veuve du G.al, possède une propriété à Blois, qui lui appartient en propre et où elle se rend l'été. Elle a une autre propriété en Sologne, dont la moitié est aux héritiers de son mari. Elle a un appartement à Paris, au premier étage, rue St maur, où elle est actuellement, et d'où elle va s'absenter au beau temps. Elle a des capitaux chez un banquier.
22 fév. 1829
On pourrait, si elle insiste, lui d.der l'inventaire fait après le décès de son mari.

 

Appendice 7

MINISTERE
DE LA GUERRE
——————
MINUTE DE LA LETTRE ECRITE
PAR le M.
Réponse à une
demande de
secours
A Mad. la Comtesse Hugo
Le 14 mars 1829

Mme la C.tesse, j'ai examiné avec intérêt l'exposé que vous avez fait l'honneur de me remettre, dans le but d'obtenir un secours, à défaut du droit légal à la reversion d'une partie de la pension de retraite de votre mari. Je ne doute pas que la cessation de la pension dont jouissait M. le C.te Hugo n'ait diminué vos moyens d'existence; mais cette pension ne composait pas toute sa fortune, et je ne suppose pas que la position dans laquelle il vous a laissée, soit telle qu'elle vous mette dans le cas de recevoir les secours destinés exclusivement à soulager les anciens militaires et les veuves dénuées de toutes ressources. Je crois donc devoir m'abstenir de vous en offrir un, parce qu'il serait nécessairement modique vu les limites du fonds et le grand nombre de personnes éprouvant le pressant besoin d'y participer, et je me persuade qu'en effet c'est entrer dans vos sentiments que de réserver ces légers soulagements à ceux que la rigueur de leur sort appelle plus particulièrement à y recourir.
J'ai le
Le M.

 

Appendice 8

(Lettre au Ministre de la guerre. L'écriture est de la même main que celle du 5 mars. La signature est de Maria Catalina).

Monseigneur,
J'ai reçu la lettre de Votre Excellence qui m'annonce que ma position ne me met pas dans le cas de recevoir un secours, et que mes moyens d'existence sont tels que je dois pouvoir m'en passer.
Cette réponse est trop en opposition avec les promesses verbales de Votre Excellence pour que je puisse douter un instant qu'elle ne soit l'oeuvre des bureaux seuls qui auront ignoré les dispositions si bienveillantes de Votre Excellence, et le véritable état de ma fortune. J'avais eu l'honneur de vous dire Monseigneur, qu'elle était ma position et la bonté avec laquelle vous m'aviez écoutée m'avait fait oublier ce qu'une telle confidence avait de pénible. Vous paraissiez ému et votre ame semblait avoir compris la mienne. J'étais loin de penser alors que je serais dans la nécessité de renouveler ma demande et de la justifier. Mais je dois au nom que je porte de prouver à Votre Excellence que j'ai dit la vérité et j'offre de lui faire placer sous les yeux des actes qui attesteront ce que j'avance, et je me condamne, ensuite, à renoncer aux bontés du Roi si l'on peut démontrer le contraire.
Je suis propriétaire, par moitié, avec les fils de feu le général Hugo, d'un petit bien dans le Département de Loir et Cher, dont le revenu net s'élève environ à 1000 f. et qui est grévé d'une rente viagère de 800 F. La valeur de cette propriété sera encore réduite par l'acquittement des dettes et des frais de succession. Je possède en outre, de mes propres, une petite maison d'habitation acquise 6000 f. par acte authentique passé devant notaire.
Voilà, Monseigneur, le riche patrimoine de le Veuve d'un Lieutenant général dont l'épée a 30 ans défendu et servi la France, qui commandait à Thionville lors du blocus de 1814, et qui a refusé des millions offerts par l'étranger pour livrer cette place sur les murs de laquelle son coeur, tout français, ne voulait voir flotter qu'un drapeau français. Aussi eut-il l'honneur d'en faire la remise à l'autorité légitime. Le Roi, juste appréciateur des vertus militaires de mon mari, le nomma comte et Lieutenant-général par une ordonnance dont les termes nobles et glorieux jettent un vif éclat sur tout ce qui lui a appartenu... Monseigneur, c'est la veuve de ce brave et loyal soldat qui vient, aujourd'hui solliciter de Votre Excellence un léger secours, ou une modique Pension pour repousser la misère qui l'attend. Nos bons aïeux disaient, lorsqu'une injustice, ou un malheur les, atteignait: si le Roi le savait! moi, j'avais dit: si le ministre le sait, le Roi le saura. Vous me l'aviez promis, Monseigneur, mais l'égoïsme d'un commis a parlé et la bienfaisance s'est un moment arrêtée.
J'ose espérer, Monseigneur, que vous entendrez ma voix et que Votre Excellence reviendra sur une décision dans laquelle sa religion a été trompée et la vérité méconnue. Cet acte d'équité m'épargnera la douleur de rendre ma situation publique en cédant aux conseils des vieux compagnons de guerre du Comte Hugo, qui m'offrent d'appeler, à la Tribune nationale, l'attention de la France sur le triste sort qui menace la veuve d'un de leurs frères d'Armes.
J'ai l'honneur d'être, avec une haute considération
Monseigneur
de votre Excellence
la très humble et très obeissante servante

C.tesse V.ve Hugo

Paris, le 17 mars 1829, rue des Ecuries d'Artois, N°4, faub. du Roule

Note marginale: 250 f. Don du Ministre du 21 mars 1829.

 

Appendice 9

(Seule la signature est de Maria Catalina)

A son Excellence le Ministre de la Guerre à Paris.

Monseigneur,
La perte que j'ai eu le malheur de faire de mon mari le Maréchal de Camp C.te Hugo, mort le 29 janvier en jouissance de la solde de retraite ne m'a laissé qu'avec de bien faibles ressources pour vivre.
J'aurais eu déjà recours aux bontés de Votre Excellence pour réclamer une pension comme veuve de cet officier général, si j'eusse pu remplir toutes les conditions que la loi du 17 aout 1822, éxige.
Mais mon mariage n'ayant pas précédé de cinq ans le décès de mon époux, il ne m'est permis de concevoir aucun espoir à cet égard.
Il me reste encore cependant celui d'obtenir une pension sur l'ordre Royal et militaire de St Louis dont feu le Général Hugo avait l'honneur d'être décoré et membre de l'association de cet ordre.
La protection qu'accorde Votre Excellence aux veuves des Militaires qui ont des titres à la bienveillance du Roi me détermine à recourir à la Votre Monseigneur, pour supplier de solliciter en ma faveur de Sa Majesté une pension annuelle sur l'ordre de St Louis.
Je suis avec un profond respect
Monseigneur
votre très humble et très obeissante servante

V.ve C.tesse Hugo.

Blois le 21 mai 1829.

Notes marginales: - Secrétariat général 22 mai 1829 (cachet)
- 1197 / 22 mai
- M. Maurin - Il n'y a pas de (...?...).

 

Appendice 10

MINISTERE
DE LA GUERRE
——————
SECRET.AT G.AL
MINUTE DE LA LETTRE ECRITE
PAR LE M.tre
A Mad.e la C.tesse Hugo, à Blois
(Loir et Cher)
Le 22 juin 1829
——————
4.e BUREAU
——————
—————————————————
SECTION DE
L'ORDRE DE
S.T LOUIS

Mad.e la C.tesse,

J'aurais bien désiré trouver dans la demande que vous m'avez fait l'h.eur de m'adresser le 21 mai d.er les moyens de seconder vos vues ; mais les ordonnances constititives de l'Ordre de St Louis n'ont affecté aucune pension aux veuves des Chevaliers de cet ordre, et celles accordées aux anciens off.ers qui remplissent les conditions d'admission ne sont même pas reversibles. Vous jugerez dès lors de l'impossibilité où je suis de remplir l'objet de votre demande, et je vous prie de recevoir, Madame, l'assurance du regret que j'en éprouve.

P. le M.tre

Notes marginales: - N°1197
- Vu le 19, signé: illisible
- Il n'y a pas de pension pour les veuves des
Chev.ers.

 

Appendice 11

(La lettre est de la même main que celles des 5 et 17 mars 1829. La signature est de Maria Catalina).

A son Excellence Monseigneur le Comte de Bourmont, Ministre Secrétaire d'Etat à la Guerre.

Monseigneur,
La perte que j'ai faite de Lieutenant-général Comte Hugo, mon mari, admis à la retraite en 1824, m'enlève tous mes moyens d'existence, n'ayant pas droit à la pension.
Le général était né sans fortune; entré jeune dans la carrière des armes il négligea toujours d'en acquérir et ne songea qu'à bien servir son pays. Sa modeste pension nous suffisait; mais sa mort me prive de toutes mes ressources, il ne me reste d'espoir que dans les bontés du Roi et dans la bienveillance et la justice de Votre Excellence pour obtenir un secours qui puisse apporter quelqu'adoucissement à ma triste position.
J'ai l'honneur d'être avec une haute considération,
Monseigneur,
de votre Excellence,
la très humble et très obéissante servante

V.ve C.tesse Hugo.

Paris le (18) 7bre 1929
Rue neuve de Berry, N°13, faub. St Honoré

Notes marginales:
- N.403 V.e Hugo
- Urgent 19 7bre 1829 (cachet)
- 2e section
- accorder un secours. Signé : Bt
- faire connaître s'il est possible d'accorder une pension à M.e V.e Hugo et si elle n'a pas les memes droits que M.e Boyer en a obtenu une. Signé: Bt
- Pensions. Me remettre le dossier, ce 19 7bre 1829. Signé : illisible
- Envoyer 130 F. Même signature.

 

Appendice 12

(La lettre de Maria Catalina est entièrement de sa main).

A Monsieur le Ministre de la Guerre.

Monsieur le Maréchal
La veuve de Monsieur le Général Léopold Hugo réduite depuis la mort prématurée de son mari à l'étât de (détresse), constatée par la note certifiée cy jointe, reclame aupres ; du Gouvernement la pension alimentaire que la loi accorde aux veuve des généraux ; les services que le Général Hugo a rendu à la patri dans les diverses armées de l'Etat et la fermeté avec la quelle il a défendu deux fois la place de Thionville contre les attaques des coalisés, donnant à sa veuve des droits aux bienfaits d'un Gouvernement patèrnel, elle éspère Monsieur le Maréchal, que sa juste demande sera prise en considération et vous supplie, en attendant que sa pension soit définitivement reglée de lui faire accorder pour adoucir sa position malheureuse, un secours annuel, comme cela se pratique à l'égard des femmes des militaires que la mort de leurs mari a laissée dans un état de privation et de géne.
Je suis avec respect
Monsieur le Maréchal
votre très humble et très obeissante servante.

V.e C.tesse Hugo.

Blois le 25 décembre 1830, rue du Foix N° 73.

En marge:
- Le Maire de la Ville de Blois, recommande à la Justice et à l'intérêt de Monsieur le Ministre, la réclamation de M.e V.e Hugo. Les services du Général Hugo sont connus de M.r le Ministre. Le Maire, soussigné doit se borner à attester l'état de détresse extrème de sa veuve et ses droits aux faveurs du Gouvernement.
Blois, 27 décembre 1830. Signé : (Fel.dean?)
- Je prend la liberté de recommander Madame Hugo a la bienveillance de Monsieur le Ministre. J'ai beaucoup aimé et estimé son mari, et je sais quil na rien laissé a son epouse.
Paris ce 2 janvier 1831. Signé : Evignon Bonva(ll)er, député de Loir et Cher.
- Secrétariat général, 3 janv. 1831 (cachet)
- M. Le God
- N. 153, 4 j.er, M. V.e Hugo (Léop)
- (en parler?) rien laissé - c'est douteux - secours (néant)
- classer o/ de M le Dr, Travail du 22 j.er 1831.

 

Appendice 13

(Lettre entièrement de la main de Maria Catalina)

Monsieur,
Connaissant toute votre obligeance, je viens vous prier de vous intéresse à ma position bien triste, par la perte d'un époux digne en tout de mes regrêts, et bien pénible, par la privation de tout moyen d'exitence, vous en jugerez Monsieur par la piece que je joins à cette lettre, elle est l'expose fidèle des faibles ressources qui me restent.
M.r poulmaires député de la (Mosele) pourra vous dire monsieur que mon mari a défendu thionville deux fois. La france lui doit la conservation de cette forteresse, pour la possession de la quelle les alliés lui ont offert des somme immense; l'honneur lui imposait la loi de refuser, et ce sentiment était si prèdominant dans son âme; que je puis me permettre de vous assurer qu'il n'éprouvat jamais le régrèt de ne pas avoir accepté les offres des ennemis de sa patrie; malgré quil nait pour toute récompense de sa belle conduite, aussitôt apris la demie solde puis la retraite avant l'âge.
Veuilliée Monsieur en rapellant ces faits au ministre de la Guerre, lui remaitre ma demande avec la note cy jointé, et lui faire connaitre ma position qui devien de jour en jour plus pénnible, pour en obtenir un secour annuel en'attendant que le Roi puisse m'accorder une pension sur sa liste civile, j'aime a me persuader que le coeur de notre bon roi s'affligerait de scavoir la veuve d'un brave Général réduite a réclamer des secours aussi prèssant que ceux dont j'ai besoin.
Pardonner Monsieur mon importunité je vous ai entretenue de moi bien longuement mais les malheureux ont toujours baucoup de choses a dire.
Recevez davance l'expression de toute ma reconnaissance pour les démarches que je réclame de vous.
Agrée Monsieur l'assurance des sentiment distingué
avec lesquels j'ai l'honneur d'ètre votre très humble

V.e C.tesse Hugo

Blois le 25 décembre 1830
rue du Foix N° 73

 

Appendice 14

MINISTERE DE LA GUERRE / DIVISION DE LA COMPTABILITE GENERALE ET DES PENSIONS / BUREAU DES PENSIONS, / TRAITEMENTS DE REFORME, / ET SECOURS / 1re SECTION / Numéro de la demande 9274 / Mme la C.sse Hugo / veuve d'un M.al de camp / RENVOI / d'une proposition irrégulière.

Paris, le 9 août 1831
G.al, vous trouverez ci-joint le dossier que vous m'avez fait l'honneur de me transmettre pour la pension réclamée, en vertu de l'article 19 de la loi... par Mme la C.sse Hugo
née Thomas dite Saettoni (Marie Catherine), domiciliée à Blois (Loir et Cher), veuve du sieur Hugo (Joseph léopold Sigisbert) ex maréchal de camp mort en retraite.
Je vous prie de le renvoyer, avec la présente lettre, à M. le Sous-Intendant militaire qui a procédé à l'instruction de la demande.

 

CAUSE DU RENVOI
L'instruction de cette demande doit être revue conf.t au programme imprimé (...) la circulaire du 16 avril 1831.
Remarquer entr'autres choses
1° que suivant l'acte de naissance de la veuve son nom patronymique est THOMAS, Marie Catherine, fille de Nicolas THOMAS et Anne-Marie SAETTONI ; le dit acte indique en outre qu'elle est née le 5 nov 1783. Au contraire dans l'acte de décès elle est désignée sous les nom et prénoms de SAETONI (marie Catherine Thomas) comtesse de Salcano née le 5 novembre 1784, fille de Nicolas de LIGNY THOMAS et Lina SAETONY de CHAMPOLARD.
Ces différences graves rendent l'identité douteuse. L'acte de naissance ne pourrait être rectifié que dans les formes prescrites par les art. 99 et 101 du code civil et 855 (...) du code et procédure civile, mais si l'on prend pour base cet acte de naissance, tel qu'il est, il devient nécessaire de faire constater l'identité par un acte individualité dans lequel on rétablira comme seuls valables, les noms et prénoms portés dans l'acte de naissance en expliquant les différences introduites dans les autres pièces.

Le Ministre secrétaire d'Etat de la Guerre
Pr le M. et par autorisation, le Maître des Requêtes
(...) des fonds de la Comptabilité Gle

A M. le Lieutenant général commandant la 4.e Division militaire à Tours.

 

Appendice 15

 (Lettre de la main de Maria Catalina)

Blois, le 18 janvier 1830

A Madame Martin
rue des grands augustins N°20
Bd St Germain
à Paris

Ma cher soeur
je ne veux pas l'aisser passer le moit de janvier sans vous écrire et vous adresser mes souhaits de bonne année; je désire que vous jouissiez toujours d'une santé parfaite
Vous savez ma soeur que ce moit ci a été funeste à toute notre famille ; si la rigueur du froid ne vous arrête pas je vous serais obligée d'aller le 29 au père La Chaise.
avez vous des nouvelles de (notre) frere il y a longtemps j'en ai reçu J'aurais désire avoir des nouvelles d'adel elle m'aurait fait plaisir de m'ecrire et de me parler de ses petits enfants, quand vous la verrez Embrassez la pour moi
dite(x) à Victor que je connaissant l'attachement qu'il avait pour son père il m'etonne de sembler oublier sa veuve, sachant l'affection que son père m'a toujours vouée
ma santé n'est pas tres bonne mais le froid excessif contribue peut-être aux indispositions que j'éprouve
adieu chere soeur portez vous bien et croyez à l'affection la plus sinsere

Votre soeur Ve Contesse Hugo

 

Appendice 16

(Lettre de la main de Maria Catalina)

Blois, le 10 octobre 1830

A Madame veuve martin
rue des grands augustains N°20
Bd St Germain
a Paris

Ma chére soeur
je nétes pas a Blois quand votre lettre mes parvenu ausitôt mon arrivez j'ai été chez Mr pardessu a qui j'ai fait part de votre demande, il ma répondu qu'il nétes pas possible de faire ce que vous désires, il doit même vous avoir écris a cet égars, ausitot qu'il séra posible vous pouvez être sur que je ferait tous mes effors pour vous être àgréable
Jè compte partir dans deux jours pour la campagne de madame de Béthuni C'est une véritable amie pour moi, elle partaje mépenne est taches de soulager la veuve dun homme pour le quelle, elle avait de la vénération Je vous assure ma soeur que je sui bien heureuse de la voir dans mon malheur
adieu porté vous bien je vous embrasse de coeur votre soeur

Ve Hugo

Blois le 10 8bre 1830
ausitôt que je serait de retours je vous écrire, si vous écrivez a notre frere dite lui que je suis fachez de ce qu'il ne me donne pas de ces nouvelle