ANTOINE-DOMINIQUE MONTI
Discours prononcé le 6 août 1988
à Acqua nera (Cervioni)
lors de linauguration dune plaque à la mémoire
de
MARIA FELICE
Laubergiste qui composa
" A CANZONA DI U TRENU "
Dans le cadre du centenaire de la mise en exploitation des premiers tronçons des Chemins de fer de la Corse, lADECEC a tenu à rendre hommage à MARIA FELICE, laubergiste dAcqua Nera qui composa A CANZONA DI U TRENU (1).
En tant que président de lassociation, jai été dautant plus partisan de faire cette célébration que je suis fils de cheminot.
Jaurais pu naître à la maison cantonnière du PETRICCIOLU, si ma mère navait voulu accoucher chez sa mère.
Jai connu, à lâge de trois ans, la maison cantonnière dALGAIOLA. Jy ai mon premier souvenir. La mer étant toute proche, ma mère, entre deux trains ou deux tâches ménagères, se livrait à la pêche. Mayant donné une ligne à surveiller, je sortis de leau un poisson qui devait être bien modeste, mais qui me parut un monstre marin.
Tout de suite après, jai connu la maison cantonnière dALISTRU où nous vivions bourrés de quinine (2) et sans eau potable à proximité (3). Cest le train qui, chaque matin, nous apportait leau. Il ralentissait devant la maisonnette et un employé balançait un baril sur un lit de fougère ou de branchages soigneusement entretenu dans le fossé qui bordait la voie ferrée.
Jai enfin connu la maison cantonnière dARENA VISCUVATU. Jétais déjà grandet et fréquentais lécole de Cervioni. Lorsque, pendant les vacances, je rejoignais mes parents, ma grande et presque unique distraction était de voir passer les trains. Lété, avec linvasion des criquets, ces trains navançaient que grâce à lintervention dune seconde locomotive qui poussait le convoi entre CASAMOZZA et FULELLI. Le soir, à la tombée de la nuit, la curiosité me poussait derrière les volets à peine entrebâillés pour voir passer le bandit Pinelli.
Voilà des souvenirs qui me rattachent à la vie du chemin de fer, à son environnement, et par conséquent à A CANZONA DI U TRENU et à MARIA FELICE.
Qui était MARIA FELICE ? Qui était cette femme qui na laissé comme nom dauteur que son double prénom ? Plus dune fois jai interrogé les anciens :
Personne na su me répondre.
Et pourtant je crois pouvoir affirmer que cétait une Marchetti. Il y a des années, jai lu un acte baptistaire où laubergiste MARIA FELICE Marchetti, servait de marraine à un enfant des Sicurani, aubergistes à E PIANE. Lauberge de MARIA FELICE et celle des Sicurani étaient distantes de trois à quatre kilomètres et des affinités, voire une amitié, devaient exister entre ces gens de même métier.
Hélas, je nai pu retrouver ce document, ce qui fait quaujourdhui javance le nom de Marchetti avec prudence.
Le seul témoignage certain que nous ayons sur MARIA FELICE est celui de Xavier Tomasi qui a publié cinq strophes de A CANZONA DI U TRENU et en a transcrit la musique dans son ouvrage " LES CHANSONS DE CYRNOS ", publié en 1933 (4).
Xavier Tomasi avait 13 ans en 1889, lannée où Sadi Carnot, président de la République, visitait la Corse. Il habitait Aléria. Son père lautorisa à se rendre à Bastia pour assister aux festivités (5). Mieux, il lui confia son vieux cheval et lui donna une pièce de cinq francs. Arrivé à ACQUA NERA, le cheval était fourbu. Xavier Tomasi décida de passer la nuit à lauberge de MARIA FELICE. Il raconte :
" Cétait le soir, une auberge jetait son ombre sur le bord de la route ; jy fus accueilli avec courtoisie. Réconforté par un frugal repas de mes fatigues, je savourai un instant de bien-être. Dans un coin de la salle, une femme déjà vieille et aveugle filait sans bruit, tout en donnant des ordres pendant la veillée. Sur la demande dun groupe de muletiers, elle voulut bien nous chanter la complainte du train, très en vogue à cette époque, chanson satirique sur linstallation des chemins de fer en Corse, qui paralysait son commerce. Jétais saisi par cette voix, douce comme celle dune jeune fille ".
Il faut dire que le hasard avait bien fait les choses. Xavier Tomasi jouait de la flûte (6) et, à Aleria, il sétait déjà passionné pour la chant corse à en pleurer en écoutant une VOCERATRICE renommée : ZIA RUSETTA.
Il aurait pu sarrêter dans une autre auberge, les établissements de ce genre sétant multipliés depuis que, une quarantaine dannées auparavant les routes de la région avaient été rendues carrossables.
La route de BASTIA à BONIFAZIU avait été livrée à la circulation en 1848 (7), et, lannée davant, on avait procédé à lélargissement de la route de CERVIONI aux PRUNETE. Le " JOURNAL de LA CORSE " du 24 avril 1847 disait :
" Déjà lon parle de létablissement dune diligence qui, tous les jours, se rendrait de Cervione à Bastia et de Bastia à Cervione. Le chef lieu de canton, auquel toutes les communes environnantes tentent de se réunir, acquerra un jour une telle importance quon songera peut-être sérieusement à réaliser le vu exprimé plusieurs fois par le Conseil général dy établir une sous-préfecture ".
Lorsque, en 1888, le train arrive pour la première fois aux PRUNETE, il y avait dans le CAMPULORI, en dehors des agglomérations, sur à peine une dizaine de kilomètres, neuf auberges : E PIANE, SAN NIOLO(8), A CASA DINTEA, A VULPAIOLA, PRUNETE SUTTANU, PRUNETE SUPRANU (9) A ACQUA NERA (10), PADULONE (11), et enfin TAVERNA (12), la bien nommée, qui retrouvait sa fonction de relais quelle avait eu à lépoque romaine à mi-chemin sur la route qui conduisait dALERIA à MARIANA.
Dans son auberge dACQUA NERA, MARIA FELICE quoique aveugle, dirigeait son affaire avec toute lautorité que nécessite un tel métier. Cette autorité s'exerçait dabord sur ANGHJULINU (ANGHJULINU fait ceci ANGHJULINU fait cela ), un Lucquois ma-t-on dit, et son concubin, paraît-il !
Le commerce de MARIA FELICE était dun bon rapport : les charretiers, les cochers, les muletiers au costume rutilant et au verbe haut, passaient pour les meilleurs des bons vivants et levaient facilement le coude. Il est vrai que la poussière des chemins dessèche la gorge.
MARIA FELICE se complaisait dans ce milieu. Sa clientèle bruyante lui faisait oublier sa cécité. Jusquau jour où larrivée du train devait détourner une partie de sa clientèle vers la gare des PRUNETE et amener progressivement le silence dans lauberge, un silence troublé au moins quatre fois par jour (13) par latroce bruit de ferraille des convois passant à quelques mètres (14).
Cette femme daffaires, cette femme énergique allait ainsi se livrer à la méditation, aux noires pensées, à un âge où il nest plus possibile de refaire sa vie. Cest ainsi que naquit A CANZONA DI U TRENU.
U trenu chì và in Bastia
Hè fattu per li signori ;
Pienghjenu li carritteri
Suspiranu li pastori ;
Per noi altri osteriaghji
Sonu affani è crepacori.
Ainsi, pour les aubergistes et dautres catégories sociales, cétait le marasme. Une exception : les bourgeois (i signori). Eux qui empruntaient très peu la diligence, se déplaçant en tilbury (u calescinu) durent marquer un engouement pour ce moyen moderne de locomotion : le train.
Une rage meurtrière sempare de limprovisatrice. Lennemi nest pas à léchelle humaine. Les ongles, le stylet, et même le pistolet ou le fusil ne feraient pas la moindre égratignure à ce monstre dacier. Il faut des armes puissantes : la mitrailleuse, le canon, des centaines de canons.
Anghjulì lu mio Anghjulinu
Pensatu naghju una cosa,
Quandellu passa lu trenu
Tirali una mitragliosa,
E li sceffi chì sò nentru
Voltali à larritrosa.
Ci vogliu piazzà un forte
In paese di Cervioni,
E nantu ci vogliu mette
Più di trecentu cannoni ;
Quandellu passa lu trenu
Spianalli li so vaggoni.
Ce dernier couplet est peu connu. En 1933, de A CANZONA DI U TRENU, Xavier Tomasi avait publié cinq strophes. La même année, les éditions Lemoine en avaient donné six avec une transcription originale pour guitare de Jacques Tessarech et un arrangement pour chant et piano de Lambroschini. En 1953, le même éditeur nen donne plus que cinq avec une harmonisation de Félix Quilici.
Jai voulu savoir si la mémoire populaire avait conservé dautres strophes et on men a donné, en tout, treize. Bien entendu, je fais des réserves sur les sept qui sajoutent aux six publiées, les six qui, sans conteste, sont les plus belles. Pour certaines des sept, il y a sûrement des déformations. Il est même fort possible quil y ait eu création.
Pour ce qui concerne la strophe délaissée à deux reprises par les éditeurs, il sagit de celle du " catinu ". La valeur littéraire na pas prévalu sur le caractère scatologique. Jy reviendrai.
Mais dabord suivons MARIA FELICE dans ses imprécations. Voici que derrière le monstre de fer, au milieu de la fumée noirâtre, se profile lombre de linventeur, être anonyme, chevalier à la triste figure (" brutta ghigna ").
A chhà inventatu lu trenu
Hè statu una brutta ghigna.
Li ghjunga u filosserà
Cumellhè ghjuntu à la vigna,
Li caschinu li capelli
Incù la più forte tigna.
MARIA FELICE a cherché le mal quelle pouvait souhaiter à linventeur. La peste ? Non ! Quelque chose de plus terrible : le phylloxéra. Pensez que ce puceron américain puisse sattaquer à un être humain, peut sembler résulter tout simplement de la naïveté de lauteur. Mais si lon sait quà lépoque, pour des régions viticoles, le phylloxéra est " le mal qui répand la terreur ", tout change.
Le puceron maléfique avait fait son apparition en Corse en 1869 avec des cépages importés du midi de la France (15), mais la grande invasion se produisit en 1879. Le phylloxéra se manifesta, cette année là, à CERVIONI, SAN BRANCAZIU DI CASINCA et BIGUGLIA. Ce fut une grande calamité et désormais le mot sera prononcé avec épouvante.
A lépoque CERVIONI dépassait pour la première fois et ce sera la dernière les 2000 habitants. En 82, on enregistrait 73 naissances (16). Cette démographie était la conséquence dune prospérité économique due au vignoble et à lexcellence de son vin, comme latteste une berceuse :
Chellu ti sia cuncessu
Tuttu loru di la Spagna,
Le pecure di lu Niolu
E loliu di la Balagna,
U vinu di Cervioni
E dOrezza la castagna (17).
Hélas ! cette population sétait dangereusement orientée vers la monoculture (18). En quelques années, elle se réduisit du quart. Plus de 500 personnes émigrèrent sur Bastia, Marseille et Alger (19). Pour la commune ce fut une ruine économique. Les grands projets prêts à être subventionnés : construction dun appontement aux PRUNETE, construction dun groupe scolaire, etc étaient abandonnés. Le registre des délibérations municipale est rempli de lamentations et on y lit des conclusions aussi inquiétantes que celle-ci :
" Attendu que la situation de la
commune, qui par suite du phylloxéra se trouve privée
de ressources, ne permet pas de faire face à toutes les dépenses :
Délibère : lécole maternelle est supprimée.
Le Conseil prie M. le Préfet de vouloir bien accorder à
la commune la suppression du deuxième adjoint à lécole
des garçons ".
Ceci explique que, pour MARIA FELICE, le mal qui avait détruit le vignoble et perturbé toute une population était le mal suprême (20).
On ma donné une autre strophe avec une rime suspecte où il est question dinondations. La voici :
Chellu piovi mesi interi
E po empiene una pozza
Chellu sanneghi lu trenu
A lentre di Casamozza
Micca pè li passageri
Ma per quellu chì li porta.
Dans sa fureur, MARIA FELICE noublie pas les riches propriétaires terriens de CERVIONI qui avaient profité de la construction du chemin de fer pour céder de la construction du chemin de minces rubans de terre à des prix prohibitifs. Je vous renvoie au livre de Paul Bourde, publié en 1887, qui donne des noms et des chiffres (21) :
Di lu caminu di ferru
Si ne falinu li ponti ;
Tandu li pruprietarii
Poranu fà li so conti,
Chì per dà la signatura
Elli eranu tutti pronti.
Notre poétesse semble arrivée au summum de se malédictions. Et cependant elle nest point satisfaite. Elle sait quil y a quelque chose de plus fort que la haine. le mépris. Elle bouscule Anghjulinu Vite Démène-toi Va voir sil est plein et, suprême injure, elle décide de faire au chef de train, loffrande du pot de chambre :
Anghjulì lu mio Anghjulinu
Datti un pocu di rimenu,
Vai è feghja issu catinu
Sellu hè viotu o sellu hè pienu,
Chavimu da prisentallu
A lu sceffu di lu trenu.
Maintenant que MARIA FELICE a épanché toute sa rancur et fulminé ses anathèmes, elle se sent plus calme. Il faut penser à la liquidation des affaires.
Un si vende più furaggi
Pocu pane è micca vinu,
Passanu le settimane
Senza vende un bichjerinu,
Chì ci avimu più da fà
In piaghja lu mio Anghjulinu.
Anghjulì le nostre chjose
Suminemule à granone
Chì lu ladru di lu trenu
Uncunsuma chè carbone
Avà ci tocca à piglià
Unaltra decisione.
Anghjulì lu moi Anghjulinu
Preparemu la mubiglia
E po mettila in vittura
Incù tutta la famiglia
Chì lu ladru di lu trenu
Da noi solli ùn ne piglia.
La répétition, par MARIA FELICE, de lexpression " u ladru di u trenu " nest pas impossible. Mais la voir apparaître une troisième fois dans deux strophes qui évoquent un certain MICAELLU qui se serait reconverti, laisse à penser que dautres personnes ont voulu développer bien mal dailleurs A CANZONA DI U TRENU.
Anghjulì le nostre mule
Portemule à lu macellu
Chì lu ladru di lu trenu
Passa è vene da per ellu.
Hé cuntentu Micaellu
Chhà impiegatu lu fratellu.
Micaellu di lu trenu
Si nhà fattu un forte dolu,
U vegu falà in panchetta,
Ellu sempre marchja solu ;
Hà una forte cantina
Ci hà impiegatu lu figliolu.
La conclusion serait la suivante :
Mi vogliu fà una casetta
Vicinà Monte Rutondu,
Chellùn abbianu sentoru
Mancu so sò à stu mondu ;
Ci vole cho mi ramenti
Chì lu dulore hè prufondu.
Non, MARIA FELICE ne sest pas retirée sur le Monte Rutondu. On ma dit quelle a habité quelque temps Cervioni, au Casone, cette HLM de lépoque.
En tout cas elle nest pas morte dans la commune. Un état civil tenu en fait foi
Où ? Je lignore, et je laisse le soin à dautre chercheurs de découvrir son lieu de naissance et le lieu de sa mort.
NOTES
Il y eu des retards. En 1912, le service hydraulique de la Corse ne dépensa que 7000 F sur les 300 000 mis à sa disposition ; en 1993, 75000 sur un million ; en 1914, 153 000 sur 1 71 2000.
Il y eu aussi des malfaçons sur la fabrication des tuyaux en ciment, préférés aux tuyaux en fonte.
Entre 1914 et 1918, 4000 prisonniers de guerre furent mis à la disposition du service hydraulique.
En février 1920, les travaux étaient terminés dans la région dAleria et du Fiumorbu, la canalisation était en exploitation dans les régions de Padulella et Bravone. Mais, en 1926, leau narrivait pas encore à la maison cantonnière dAlistru (V. Henri Pierangeli, député : " La Corse économique ", imp. Régionale, Toulon 1922).
Per finì una puesia dErnestu TUFFELLI intitulata :
U TRENU
Dedicata à Ntone Monti incu amicizzia 6 Ferraghju 1970
Mi ricordu di u tempu
Di quandu chi Trennichellu,
Passava sfumaccichendu
Nantu lu ponte a lOlmellu ;
Li ci vulia labbriu,
Per francà ssu ponticellu !
Pasava a cappiu lenu
Davanti a lAcqua Nera,
Induve chi Maria Felice
Li tirava a spantichera !
Chi tantu chella campò
Li fece pocu manera.
Cuminciava a fisciulà
A parte da Padulone,
Per averte in Prunete
Chellu ghjunghia Plutone,
E venia ad arrembassi
Più mansu che un muntone.
Sottu a quelli ocalitti,
Mezza lu sfumaccichime,
Di lacelli impeuriti
Nascia u spernuccime.
I cignali di lintornu
Fughianu indue cime.
Una volta pigliò u trenu
Pendicone di i Pirelli,
Chì disse a voce rivolta :
- " Sò miraculi o zitelli !
Cumu feranu ssi carri
A viagghià da per elli ? "
Oghie nun ci ferma più,
Nantu la " ligna " suttana,
Che una viottulella
Chi poca pocu sappiana :
Ci si coglienu lerbiglie
E finochji da tisana.
Osteriaghj e pastori
Lhanu tantu maladettu,
Chi dopu quelli furori
U pullaghju restò nettu ;
Un fermò nanta ssa strada
Che le case senza tettu.
Unnhannu pussutu frenà
A marchia di u prugressu.
Selli ci fussinu oghie
Averebbenu riflessu,
Prima di ghjtimà tantu
Quellu chiamatu " lespressu " !
Chi un dannu è più grande
Somu ci si pensa a fondu.
Incu le " vitture " oghie
Ci nandemu a lu sprufondu
Detima in settimana
E una sterpazion di mondu !
Un ci passa più lu trenu,
Smariti sò li signori !
Voltu la strada ferrata
Un si sente più rimori
Ma ci fermanu langosce,
Laffanne li crepa cori
!