L'Usu Corsu

Pascal Marchetti

Éditions Stamperia Sammarcelli, 2001

INTRODUCTION

La première caractéristique de ce dictionnaire est de ne rendre compte que de l'usage, à savoir des mots et des locutions qui circulent ou qui circulaient encore récemment dans le discours quotidien. L'auteur atteste les avoir lui-même employés, ou entendus de gens dont il pourrait préciser l'identité, et - pour un moindre nombre - les avoir relevés chez des écrivains ou des poètes populaires. À la, différence, donc, de ce qui peut se rencontrer ailleurs, ces pages ne seront pas encombrées de termes tels que elettruteràpicu, ellitticamente, fantasiosamente, imperturbabilità, intellettivu, percettibilità, supuriferu, etc., bref d'une foule de mots, imaginables ou non, qui ne sortirent jamais de la bouche d'un parlant-corse. Au demeurant, pour ce qui concerne le vocabulaire scientifique et technique qui s'accroît chaque jour dans l'usage international et qui n'est la propriété exclusive d'aucune langue, Falcucci, que je rallie sur ce point, avait déjà fait justice de la mythique appropriation qu'en pourrait faire le corse. Les conséquences, disait-il, en seraient un gonflement considérable du dictionnaire qui afficherait une fausse richesse de l'idiome et, au surplus, la physionomie de celui-ci s'en trouverait altérée.

Je n'ai pas non plus alourdi ce volume par un déploiement d'entrées inutiles, telles qu'auraient été celles de dérivés n'appelant aucun commentaire et dont la seule mention à la suite du lexème suffit à rappeler l'existence (Ex. : après delegà, sont cités delegatu et delegazione mais ils ne donnent pas lieu à une entrée). En ce qui concerne plus particulièrement les adverbes en -mente, s'ils ne figurent pas ici ce n'est pas seulement parce que leur formation à partir du féminin de l'adjectif étant constante, point n'est besoin de leur consacrer une entrée, - c'est aussi, et surtout, parce qu'ils sont toujours, dans l'usage, avantageusement remplacés. Soit par l'adjectif seul (a vi dicu franca "je vous le dis franchement" ; ci si ghjunghje fàcile "on y arrive facilement" ; cèmu cômpiu "complètement fou", etc.), soit par des locutions (di sicuru "sûrement" ; sùbitu sùbitu "immédiatement" ; à a scimèsca "follement", etc.). L'ancienne aversion aux adverbes en -mente (dérivés d'adjectifs de la première classe) s'est d'ailleurs traduite dans l'usage populaire par un allongement "hypercorrect" de ces formes dans les cas, peu nombreux, où l'on y recourt (francatimente "franchement", largatimente "largement", sulatimente "seulement", veratimente "vraiment").

Quant à lester chaque entrée d'une indication étymologique, cela n'aurait eu d'autre résultat que d'alimenter la croyance d'un corse "venu en droite ligne du latin", alors qu'il n'existe aucun document témoignant de l'usage du latin en Corse dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. Comment décider qu'un mot est directement issu du latin vulgaire, quand le ricochet de la toscanisation pisane à partir du Xe ou du XIe siècle a recouvert tout l'espace occupé aujourd'hui par les parlers de Corse, de Gallura et de Sassari ?

On n'abuserait pas moins le lecteur si, au sujet de mots non-romans, on alléguait aussi une provenance directe, comme de dire, par exemple, que arsanale, camallu, cantàru, ghjabbana "viennent de l'arabe", sans préciser que ces mots ont été importés par les cités maritimes de Gênes et de Venise, et que c'est de là qu'ils nous sont venus. Je renvoie donc aux dictionnaires étymologiques italiens, qui rendent compte des diverses provenances de notre vocabulaire, y compris pour de nombreux mots d'origine française que nous avons anciennement adoptés d'après leurs avatars péninsulaires. Et pour les rares spécimens du vieux fonds pré-roman (ghjàrgalu, muvra, tufòne, tèppa, talavéllu...) on conviendra que la mention obligée "étymologie inconnue" n'aurait guère apaisé la curiosité du lecteur.

Le souci de demeurer au plus près de l'usage a fait préférer ici la notion d'équivalence à celle de traduction littérale, moins contraignante et moins précise. Ce souci paraîtra surtout dans les locutions et les proverbes, pour lesquels l'équivalence proposée dans les langues-cibles (italien et français) n'a pas toujours les mêmes composantes que dans la langue de départ. Cette solution répond à la question: "Placés dans la même situation qu'un parlant-corse, comment s'exprimeraient ordinairement un parlant-italien et un parlant-français ?". C'est la réflexion sur la pratique qui fournit la réponse, - que celle-ci soit du "bon usage", familière, ou même approchant parfois la trivialité -, et non point la réplique purement lexicale, automatique et par là même sujette à l'imprécision.

Insister sur le respect dû à l'usage, c'est assez dire enfin que l'on n'est pas dévot d'un corse artificiel, marmonné en cercle restreint, mêlé dans l'écriture de formes disparates, et perfusé d'une étrange néologie, le tout pour prétendre à une illusoire "promotion".

Le deuxième trait de qualification de l'ouvrage est celui de son positionnement géographique. Ni répertoire local, comme on ferait du parler d'un village, ni thesaurus pancorse, ni même bilan exhaustif des parlers d'une région rigoureusement circonscrite, ce que leur interpénétration eût d'ailleurs rendu fort malaisé. Bref, on trouvera ici le lexique commun à toute cette partie de l'île où l'on dit côrsu et non côrsu, èllu et non eddu ou iddu, où le pluriel des noms féminins en -a se fait en -e et non en -i (e donne et non i donni), où il existe des noms masculins et féminins en -e (u sole et non u soli, la ghjente et non la ghjenti, a salute et non a saluta), des infinitifs en -e (esse et non essa, vede et non veda), et où il n'existe pas de pluriel masculin en -a (i mesi et non i mesa, i preti et non i preta). En d'autres termes, c'est ce qu'il est convenu d'appeler "le corse du Nord" (Nord-Est et Nord-Ouest) et du Centre, utilisé sur une zone qui s'étend autant sur la Corse schisteuse (à l'Est et au Nord) que sur la Corse cristalline (à l'Ouest et au Centre). Les variantes à l'intérieur même de ce territoire sont annoncées au cours de l'ouvrage par les mentions : Var. et Anche (cette dernière à ne pas confondre avec V. anche qui renvoie, elle, à une analogie).

Est-ce à dire que ces pages n'intéressent pas le "corse du Sud", qui pareillement se décompose en plusieurs parlers ? Non pas, car le vocabulaire est commun, en très grande partie (réserve faite de certaines désinences, ainsi qu'il a été dit plus haut). J'ai eu soin, par ailleurs, d'insérer des mots typiquement "sudistes", mais connus ou compris dans la région Nord-Centre, tels que broccu (broche à rôtir), taruccà (plaisanter), trosciu (mouillé), et quelques autres. De même, on le verra, plusieurs citations littéraires sont tirées de bons auteurs méridionaux. Cela précisé, et attendu que chacun est à son aise dans ce qu'il connaît le mieux, nul ne s'étonnera que j'aie voulu contenir explicitement mon propos dans ce qui m'est familier et, pour ainsi dire, consubstantiel.

Enfin - troisième caractéristique - c'est assurément l'intention d'ouverture qui a présidé à la rédaction de ce livre. Longtemps, les défenseurs du corse se sont gardés de faire référence à l'intime apparentement italien. Je dis bien : "italien", évidemment au sens culturel et non stato-national, et je ne dis pas "italique", adjectif dont l'emploi impropre procède d'anciens préjugés et de craintes anachroniques. Cet éloignement volontaire, mutilant et auto-lésionniste, de la culture nourricière, a été justement déploré par nombre de Corses et par des observateurs français. Ainsi, l'académicien gaulliste Alain Peyrefitte : "L'enseignement du corse doit s'appuyer sur l'italien: à mesure que la connaissance de l'italien recule sur le continent au profit de l'anglais, les Corses ont une place à prendre pour les contacts avec l'Italie.". De même le socialiste Bernard Poignant, membre du Conseil supérieur de la langue française, écrit : "Nous sommes à un tournant. L'Europe saura tout aussi bien respecter les frontières des États qui la composent et transgresser culturellement et linguistiquement ces frontières", et déclare par ailleurs : "il faut dans cette île enseigner le corse et aussi l'italien pour l'ouverture à l'Europe des Quinze". Si, en plus du français que désormais ils savent tous pratiquer, les Corses entendent conserver dans l'Europe leur physionomie linguistique, et réactiver autant que faire se peut l'usage de leurs vernaculaires mis à mal par la non-transmission héréditaire, si au-delà ils prétendent parvenir à un bilinguisme authentique et opérant, il leur sera indispensable de recouvrer la maîtrise de leur langue historique, clé de leur culture en même temps qu'expression d'une civilisation illustre, et instrument d'échanges dans l'aire économique où ils se trouvent placés.

Fruit d'une patiente élaboration, ce dictionnaire enregistre un nombre important de vocables accompagnés d'exemples, de citations, locutions et proverbes. Mais, consacré au vocabulaire commun, il ne saurait rendre compte de la totalité des termes propres à tel métier, à telle technique ou savoir-faire du temps passé, bien qu'il en signale les plus courants, connus en dehors du cercle étroit des spécialistes. De même, si des éléments lexicaux d'un usage isolé, villageois ou familial, n'y sont pas consignés, il mentionne, on l'a vu, les principales variantes, et il renvoie opportunément aux synonymes et aux analogies. Ouvrage de consultation, certes, pour qui cherche l'équivalent italien ou français d'un terme corse, ce livre peut tout aussi bien être parcouru au hasard de ses pages, voire lu de A à Z, comme un recueil narratif. Pour tous ceux qui demeurent attachés à la langue des Corses, et qui désirent en retrouver les ressources et les ressorts, pour ceux aussi qui l'étudient ou qui l'enseignent, pour les curieux de notre véritable identité linguistique, où qu'ils soient, voilà donc une copieuse source d'informations, et - pourquoi pas ? - un lieu de découvertes. S'il en va bien ainsi, l'auteur, en s'appropriant des mots de Dante, se réjouira que il lungo studio e il lungo amore n'aient point été vains, car ils auront aidé aux salutaires retrouvailles des Corses et de leur culture.