DE LANDALOUSIE À LA CORSE
U PORCU NUSTRALE
ALFREDO ORTEGA
ADECEC CERVIONI 1990
Ora penso invece che il mondo sia
un enigma benigno, che la nostra follia
rende terribile perchè pretende di
interpretarlo secondo la propria verità.
Umberto Eco « Il Pendolo di Foucault ».
Létranger qui, franchie lAghja da Serra, débouche dans la vallée de lAlisgiani, est envahi tout dabord par la grandeur du paysage avec, en bas, le barrage et sa trouée vers la mer et, au fond, la vue sur les villages dominés par les Caldane et le San Petrone, repoussé son regard de la droite par lescarpement rocheux. Il percevra ensuite un air plus léger, comme dilaté dans lespace élargi. Lair si réputé de Bucugnanu sent le pain fraîchement cuit ; celui de lalisgiani à, lui, une dimension spéciale, indéfinissable.
Quelques virages plus bas, arrivés au pont de Tulloria, il aura son premier contact avec le couple châtaignier/porc. Il sétonnera de voir au milieu de la belle châtaigneraie, de nombreux arbres malades, aux branches mortes, inutiles et pesantes, sous lesquels des cochons mulâtres, blancs, tachetés de noir, parfois même géométriquement bicolores, cherchent leur pitance, oubliés de leurs maîtres.
Cest un Alisgianincu (1) lui-même qui le dit :
(« Levitolu ». Fiaccula di a Castagniccia N°13)
« I castagni ùn sò più puliti, si coglie un pocu per
fà a farina chì si vende benissimu, ma hè troppu strazziata, allora hè megliu
à cumprà quella di mare in là.
I purcaghji ? Ugnunu hè purcaghju è ugnunu face a « sciarcuteria »,
ma ùn ci hè più cuntrolli annantà a soccita. Lanimali vaganu da per tuttu,
facenu danni à a terra, à u lucale
Ghjè un disordine cumplettu ! »
Et pourtant, cela na pas toujours été ainsi. Dans lancien temps :
« I castagni spampillavanu, eranu dirascati, puliti, mundati, piantati è insetati ; ogni lenza di ripa era posta ; ùn si parlassi di porci lentati I pochi allevi stavanu arreghjunati à u cunfine di u castagnetu è spuntavanu i reghjoni più suprani I porci eranu tutti di razza nustrale ».
Comment en est-on arrivé là ? Le temps de lexil et du dépeuplement est venu. Les partants laissaient à labandon les terres, qui étaient occupées par les bergers, moins soucieux que leurs propriétaires de lentretien de la châtaigneraie. Les usages séculaires qui liaient bergers et propriétaires, réglementant leurs obligations respectives se distendaient et disparaissaient. Seul demeurait, et encore, par endroits, lusage du « furestu » dont les anciens disaient que « hè megliu à tumbà un omu, chè mancà à un usu ».
Les solutions au problème ont été étudiées par les chercheurs de lINRA de Corti :
- Il sagit de revenir à une interaction qui permette un élevage
extensif du porc sans porter préjudice à la châtaigneraie. Lon pourrait, par
exemple, réserver pour la récolte les espaces les plus proches des habitations,
et utiliser pour lengraissage ceux plus éloignés ou dun accès plus difficile.
La conduite des porcs devrait être maîtrisées et leur alimentation mieux contrôlées.
Les arbres, de leur côté, feraient lobjet de soins permettant den accroître
le rendement. La production et la commercialisation de la charcuterie, enfin,
devraient devenir plus rationnelles, mieux contrôlées tant du point de vue sanitaire,
quen ce qui touche la gestion. Des actions en ce sens ont été entreprises dans
des centres expérimentaux avec des résultats divers.
Pensant que toute pierre, même ordinaire, est bonne à la construction de cet édifice, nous avons voulu retracer ici une expérience étrangère, celle de lEspagne du Sud, qui a bénéficié dune réussite certaines, ces derniers temps. Est-elle transposable ici ? Tout en nous gardant de laffirmer dune façon catégorique, nous voudrions esquisser en quelques touches des ressemblances de lhabitat, de coutumes, linguistiques, entre les deux populations, qui permettent de lespérer.
Voyons tout dabord lanimal.
Les zoologues définissent le porc comme un mammifère de la famille des suidés (latin sus) à doigts en nombre pair (artiodactyle) reposant sur le sol au moyen dongles élargis en sabot, privilège quils partagent avec les ruminants, les équidés et les proboscidiens au sein des ongulés.
Manifestant déjà son caractère proverbial, le cochon ne se laisse domestiquer que vers le cinquième millénaire, vingt siècles après la chèvre et le mouton. Il se trouve alors dans les pays méditerranéens, dAsie Mineure et de Mésopotamie, mais, avec le temps, les changements climatiques, et la désertification qui sinstalle au Proche Orient, sa présence diminue dans cette dernière région. Cest en effet, un animal qui se plaît dans les sous-bois et les rivages ombragés et qui, dans les zones semi-désertiques, constitue un rival pour lhomme dans la consommation de racines et de grains. Il est, de plus, mal adaptés aux climats chauds (il transpirerait 33 fois moins que lhomme et se trouve donc diminué dans son mécanisme de thermorégulation). Enfin, il ne donne pas de lait et supporte mal les longues marches. Voilà en définitive, un animal à la chair exquise, certes, mais un luxe que le pauvre nomade ne peut pas soffrir, et quil décide donc de sinterdire par tabou. (Sur linterdiction de consommer la viande porcine chez les juifs et les musulmans, cf. Martin HARRIS, War, withces, Pigs and Cows).
De là, le classement de Marvin Harris en peuples « porcophiles » et « porcophobes », auxquels il conviendrait dajouter les « hyperporcophiles » de la tribu Maring des Montagnes Bismarck en Nouvelle Guinée qui, après une période de 10 ans délevage sans consommation, soffrent une grande fête (kaiko) dun an au cours de laquelle, avec des intermèdes de luttes avec les voisins, lon épuise les réserves accumulées. À en croire Rappaport (RAPPAPORT, La tribu des Maring, in M. harris, op.cit.) une tribu de 200 personnes consomma en 1963 169 cochons au cours dun kaiko !
Point nest besoin de signaler à quelle catégorie appartiennent les méditerranéens. Un linguiste (G. MOULIN, Clés pour la Linguistique, Seghers 1968.) dit que : « Si le dictionnaire arabe a des centaines de mots pour désigner le chameau alors que leuropéen se contente de deux ou trois, cest parce que le chameau est, ou a été, au centre de la pratique sociale de la civilisation arabe ». Inversement les noms ne manquent pas pour désigner le sympathique animal dans les langues latines :
- Porc, coche, cochon, cochonnet, gorets, porcelet, porcin, pourceau, suidé, truie, verrat
- Porcu, lofia, maghjale, mannarinu, machjaghjolu, casanu, allevatu, purcellu, puchjugulu, chirinu, purchettu, purcastru, razzu, purceddu
Arrêtons-nous un instant sur les noms espagnols, en castillan et dans le parler andalou, chez lesquels une curieuse interaction sopère entre le sens propre et le sens figuré.
Une tradition bien ancrée et, pour ainsi dire, indécrottable autant quinjustifiée associe notre animal à lidée de saleté : il se roule dans la vase et même dans ses fèces, il mange nimporte quoi nimporte où ; cest de surcroît une affection incurable : faire une chose inutile, cest comme « lavarle el culo a un guarro » : « à fà bè à i porci, si perde tempu è lavatura ». Or, Même quelquun aussi éloigné des porcs que le délicat marin Pierre Loti constate que « le cochon nest devenu sale que par suite de ses fréquentations avec lhomme. A létat sauvage cest un animal très propre ». Et, de fait, confiné dans un espace restreint, il urine et défèque, au début dans un endroit différent de celui où il mange. Cest son manque de poils et la faiblesse de sa thermorégulation déjà indiquée qui loblige à humecter constamment sa peau. Doù le diction andalou « más contento que un guarro en un charco », plus ajusté que le français « comme un porc à lauge », car alliant à la satisfaction dun besoin naturel le côté ludique des ébats dans la mare.
Quimporte ; le porc est sale, et tout ce qui est sale est le propre dun porc. Voilà donc le nom originel puerco (1. porcus, c. porcu) qui, tenacement appliqué de façon figurée à travers les siècles, rend en retour inusitée lacceptation propre comme un terme vulgaire, confinée aujourdhui chez les populations paysannes, jugées incultes. Ladjectif procino (f. porcin, c. purcinu), déjà formé au Moyen Age, reste en revanche appliqué à la viande, comme si le sacrificio (cf. M. CATANI, Le Sacrifice du Cochon à Las Hudes, LES du CNRS, E.R. N°110) de lanimal en avait nettoyé la carcasse.
Marrano est un autre exemple de cette métathèse des jugements. Ce nom sans équivalent à notre connaissance dans les autres pays méditerranéens, est une hybridation du castillan roman avec larabe des occupants : il proviendrait de moharrana « ce qui est interdit », terme normal chez un peuple porcophobe. Cest curieusement ce mot, chargé de connotations religieuses et sociologiques, qui est respectivement appliqué, quelque temps après, aux juifs convertis, suspects de pratiquer en secret leur ancienne religion. Le substantif en devient tellement lourd à porter que, même pour désigner un animal, il disparaît pratiquement du langage populaire, sauf en Andalousie.
Cest également le cas pour guarro (1. verreus, c. verre) qui appliqué par extension à la bête même châtrée et quel que soit son âge, demeure dans le langage du Sud, et, comme si son origine fortement sexuée le rendait plus sympathique, il est utilisé familièrement avec un ton de plaisanterie qui manque à cochino ou puerco. On dira même avec moquerie que quelquun « se ha dado un guarrazo » pour informer quil a fait une drôle de chute.
Le latin sus, dont le monème se retrouve en anglais (swine), en allemand (schwein) et, bien entendu, en italien, na de place, en espagnol comme en français, que pour désigner la famille des suidés.
Restent donc cochino et cerdo, Cochino (et f. cochon) semble trouver son origine tardivement (vers le XVe siècle) en reprenant une onomatopée (kosch-kosch) qui imiterait le cri de lanimal ou servirait à appeler celui-ci. Désignant initialement le goret, il sétend vers le XVIIe à toutes catégories dâge. Cest aujourdhui le terme le plus courant en andalou populaire.
Cest en revanche cerdo qui a été choisi par la langue culte. Désignant à lorigine (1. setula, diminutif de seta) les soies du porc et par extension, successivement la femelle et le mâle, il domine de nos jours la langue écrite.
Mais, quelque soit le nom quon lui donne, cest bien le même animal qui, sous les châtaigniers dAlisgiani ou dans les chênaies dExtremadoure sen donne à cur joie, pensant sans doute -lindignation vertueuse de Fénélon en moins- que « la patrie dun cochon se trouve partout où il y a du gland » (ou de la châtaigne !).
Sen donnait, devrions nous dire, car les temps ont bien changé. Tout a été dit sur le progrès des communications au XXe siècle qui, en peu dannées, est venu désenclaver les villages de Corse ou dAndalousie et leur apporter les bienfaits (et les inconvénients) de léconomie moderne et la société de consommation. De même larrivée de la radio, dabord, et de la télévision, ensuite, viennent créer une contrainte puissante duniformisation, pour ne pas parler de lécole et ses tendances centralisatrices. Aussi pour revenir à notre sujet, faut-il remonter dune cinquantaine dannées en arrière pour esquiver quelques traits authentiques de la vie dans un village andalou, laissant au lecteur corse le soin de retrouver les ressemblances avec le sien.
Quant au notre, il est situé dans la Serrania de Ronda, une région de moyenne montagne recouverte de chênes et quelques châtaigniers, qui cultive des céréales dans les petites vallées (vegas) creusées par des rivières au cours irrégulier. Les villages, à mi-pente, communiquaient entre eux par des chemins empruntés par les muletiers (arrieros) - de lonomatopée arre employée pour faire marcher les bêtes - les charbonniers et quelques marchands ambulants (le tragulinu corse). Mais larrivée du chemin de fer, suivant le fond de la vallée, est venue créer des gares, progressivement entourées dhabitations qui déplaçaient vers le bas les villages, facilitaient leurs contacts avec la grande ville, changeaient leur type dexploitation agricole et pastorale vers les agrumes et les cultures maraîchères et, au contact avec les coutumes véhiculées par le rail, modifiaient leurs coutumes, faisant disparaître les particularismes et les rivalités.
La vie quotidienne à la campagne, il y a un demi-siècle, était régie par lautarcie, la solidarité et la convivialité. Chaque famille faisait pousser au moins le blé nécessaire à sa subsistance ; elle cuisait son pain une fois par semaine. La farine était tamisée avec le cedazo (prononcer séaso) (du l. setaceum), c. stacciu) glissant sur un liston (c. stacciaghjola) ; le son (afrecho, c. brenna) était réservé pour les poules. La pâte était longuement pétrie, amasada (c. ammugliata du l. mollis, synsope de movibilis) avec les poings. La végétation locale comportant peu de châtaigniers et darbousiers, le four nétait pas chauffé avec les rochjale di castagnu ou di arbitru, mais avec des épineux, utilisés par ailleurs pour clôturer les terrains. La maîtresse de maison ne manquait pas dajouter aux pains quelques roscas, couronnes de pain parfois entourant un uf, destinées aux enfants. Lorsque le pain se terminait avant la fin de la semaine, on en empruntait une pièce aux voisins.
Le village navait pas encore leau courante. Lon charriait à dos dâne ou de cheval, leau potable de quelque source éloignée ; celle pour les autres usages domestiques en était prise à la rivière, plus proche, et le transport en était confié aux enfants. Lart de la poterie hérité des arabes étant toujours florissant, les récipients seront des cruches (cántaros) et non des sechje. Une fois par semaine les femmes sen allaient, en joyeuse bande, laver à la rivière le linge quelles portaient sur la tête, protégée par le rodete (c. capagnulu) dans la panera, faite dun demi cylindre de liège bouché aux deux extrémités. Elles ne manquaient pas dajouter la dernière touche de propreté bleue en ajoutant lañil (c. u turchinettu) et ensuite, tandis que le linge propre séchait sur les tejas (c. teghje) les cancans allaient bon train.
Les hommes, eux, sentraidaient pour labourer, ensemencer, faucher, battre le blé, toujours prêts à donner un coup de main en cas de maladie ou de besoin.
Mais la grande fête annuelle de petits et grands était la matanza (c. a tumbera). Chaque famille tuait son porc, acheté pour les villageois, élevé sous les chênes par les paysans, terminé en tout cas près de la maison à grand renfort de maïs ou de glands. Les éleveurs négociaient avec les propriétaires de chênaies un paiement en fonction du poids gagné par les porcs pendant leur séjour ; à cet effet, les animaux étaient dûment pesés à lentrées et à la sortie de la muntanera.
Les amis aidaient aussi à la matanza, suivie dun repas pantagruélique, peut-être, comme chez les Maring, en réparation dabstinences passées. Un sociologue (M. CATANI, op.cit) y voit un resserrement des liens de la famille élargie, et son affirmation vis-à-vis des autres. Les amis absents nétaient pas oubliés, et un enfant leur portait la parte di carne, quelque viande et du lard frais, un boudin, de quoi réjouir le quotidien cocido ou pot-au-feu, dont on mangera à midi la viande accompagnée de poids chiches, laissant pour le soir le bouillon au pain trempé. Chaque maisonnée aura ainsi, par juste retour des choses, du lard frais pour y écraser du pain (la pringá) pendant toute la saison de matanza. Et ce sera ainsi, année après année, toujours à la même époque car, a cada cerdo, le llega su San Martín.
« A cá serdo », dira landalou, car il ne parle pas le castillan comme tout le monde. Son langage est plus quun parler et moins quune langue. Cest, par rapport au castillan, un jeune que lon aurait laissé vagabonder sans le soumettre aux contraintes de lécole et qui se trouve, de ce fait, à un stade plus avancé dans le processus des changements phonétiques, comme lon essaiera de le soutenir plus loin. Avec, en même temps, une recherche de la métaphore, un goût du contresens, un sens de lhumour tels, que létranger, souvent, ne percevra pas la véritable signification cachée sous lenveloppe linguistique banale. Et, du moins les non-andalous laffirment, un élément indéfinissable que lon appelle duende (esprit lutin) ou ángel (grâce).
A lintérieur du parler andalou existent -ou du moins existaient avant la massification de landalou standard propagée par la télévision- nombre de particularités phonétiques propres à une contrée, et parfois même à un seul village (le village natal du rédacteur, Jimena de la Frontera, a gardé seul en Andalousie la prononciation mouillée du ll (gal-lina, gal-lo, comme dans piglià) au lieu de gayina, gayo. (Jusquà larrivée de la télévision)) à lintérieur de deux zones plus larges, celles du ceceo (prononcer th anglais) où non seulement -et correctement- le « c » est prononcé « th », mais également le « s », et du seseo où le « c » autant que le « s » sont prononcés « s » (comme dans si).
Traditionnellement, et jusquà une période récente le parler andalou était considéré comme un sous-langage, tout juste bon pour les chanteurs de flamenco et les comédiennes de pièces folkloriques, très utile aux non-andalous pour raconter des histoires « avé lassant ». Les politiciens centraux sont allés jusquà sapproprier, pour faire populaire, la prononciation andalouse du participe passé, disant hemos mandáo, hemos acordáo (au lieu de mandado, acordado) mais, pour bien marquer quil sagit dune pure libéralité de leur part, ils limitent cet usage à la première conjugaison et sabstiennent de dire hemos comío, hemos dormío. On pouvait « mal » prononcer des vers des frères Alvarez Quintero (le Pagnol de chez nous), mais il était inconcevable, à moins davoir une très forte personnalité, de prononcer un discours, une conférence, une plaidoirie, avec la « musique » du pays, sans en détruire leffet.
Les fils de bonne famille, partis étudier à Madrid, sempressaient de se débarrasser de leur accent maternel, qui, tapi sous le vernis récent, leur réservait parfois de fâcheuses surprises en retour. La radio, le cinéma, et la télévision ensuite, charriaient partout un castillan pur et dur à donner des complexes au pauvre paysans, qui voyait souvent culture et qualité dans ce qui nétait souvent que verbiage bien ciselé.
Depuis quelques temps, la naissance des autonomies et lintérêt apporté au fait régional, inconnu sous la centralisation précédente, permet à tout un peuple de prononcer sans complexe sa langue de la façon qui est la sienne. Les radios locales, la télévision régionale, et même le Président du Conseil, andalou lui aussi, en donnent lexemple même si, pour se différencier du vulgum pecus, la prononciation est normalisée et larticulation plus soignée.
Il en résulte, en contrepartie, un certain appauvrissement de la langue - ce nest pas un jugement, mais un constat - par la progressive disparition des particularismes locaux, en conflit avec le « cultisme » officiel.
La télévision, envahissant les foyers les plus éloignés, incite lauditeur à abandonner ses idiomes, ses archaïsmes, pour imiter, et même dans ce quil a dit de plus mal, le présentateur en majesté.
Lon dit que landalou est la forme la plus moderne du castillan. Ne peut-on pas tout au moins soutenir quil est parvenu à un stade plus avancé de lévolution phonétique, qui a conduit du latin à lespagnol moderne depuis les Glosas Emilianenses, premier document du castillan roman ?
Le castillan a en effet suivi depuis la langue romane une évolution, commune au corse (et à dautres langues, cela va de soi, mais que chacun plaide pour sa paroisse) guidée par le principe du moindre effort, aboutissant à une simplification phonique, qui conduit sous certaines conditions à sonoriser des consonnes sourdes et à faire disparaître certaines sonores, appliquant ce que des auteurs corses (Pasquale MARCHETTI et Dumenicu Antone GERONIMI, Intricciate è Cambiarine, Beaulieu, 1971) ont appelé a regula di u manganiolu.
Le castillan, langue écrite, a transposé à travers les siècles dans son orthographe cette évolution, qui est restée nécessairement verbale dans le corse.
Mais landalou, langue verbale et donc non soumise aux contraintes de lorthographe, a poursuivi allègrement son chemin alors que sa sur aînée, arrivée à majorité, demeurait figée dans le carcan de la règle et de lAcadémie.
Voilà donc le corse et landalou réunis par leffort de ne pas faire. Et lon ne peut éviter ici le rapprochement entre la réputation de paresse dont létranger affuble également et avec une même injustice les deux peuples, ignorant la différence quils font entre effort utile et effort agréable, et celle quil convient de faire entre indolence stoïcienne et paresse languissante.
Les linguistes disent que la « langue est un prisme à travers lequel ses usagers sont condamnés à voir le monde. Notre vision du monde est prédéterminée par la langue que nous parlons » (MOULIN, op.cit.) Peut-on en inférer que les peuples ayant suivi une même évolution phonétique ont des affinités particulières entre eux ? Ou encore, que ces affinités sont précisément la cause dune commune évolution ? Mais les ressemblances ne sarrêtent pas là. Elles sétendent, si lon considèrent les paysans andalous et corses, aux messages non véhiculés par la langue, lintonation par exemple, et la richesse de signification quelle comporte, faisant de la courbe mélodique un code commun.
Ou au sourire. Lancien paysan andalou était aussi éloigné du joyeux drille de lespagnolade que lon peut lêtre. Habitué - mais distant - au passage des envahisseurs avec lesquels les citadins mimétisaient, il préférait le sourire au rire, et le regard approbateur au sourire. Sec et fier comme le Corse dAsterix, austère comme le cordouan Senèque (curieusement exilé en Corse) ou comme le torero Manolete.
Le paysan na pas dintentions belliqueuses et il a pour lui lespace : il na pas besoin, comme le citadin dafficher en permanence un sourire rassurant face à ceux dont il partage le territoire exigu. Sourire dont limportance croît avec la surpopulation : Voir le rictus stéréotypé et obligatoire des japonais.
Et que dire des onomatopées et des interjections dont tous les paysans font un si riche usage ? Voici un codage économique, bref, mais plus explicite que les discours des politiciens, et plus sincère. Dommage quil diminue jusquà sa disparition avec lenrichissement du vocabulaire car, comment pourrait-on mieux exprimer létonnement quavec un bèh musical ?
Mais revenons après ce long détour à nos moutons, ou plutôt à nos porcs, et essayons dappliquer au problème une approche marketing, puisque ce nest finalement que bon sens habillé de drap anglo-saxon ; voyons le marche en quelques chiffres (Chiffres extraits de A. AUMAITRE, Communication au séminaire sur la Production Porcine dans les Pays Méditerranéens, Belgrade 1986).
La Communauté Européenne est nettement divisée, en ce qui touche au porc, en deux zone de population sensiblement égale, celle constituée par les pays du nord (Grande Bretagne, Allemagne, Danemark, Benelux et Irlande) et celle que forment les cinq pays méditerranéens (France, Espagne, Portugal, Italie et Grèce) à laquelle nous rattacherons la Yougoslavie, état également méditerranéen et porcophile
Dans la zone nord, déjà dune façon générale, la production animale est deux fois supérieure à la production végétale. Quant aux porcs, en particulier, leur nombre par dizaine dhabitants qui est de deux en France (la Corse étant dans la moyenne si lon croit lestimation de 50.000 animaux), en est de quatre en Allemagne et de huit aux Pays Bas, où la population porcine est de 286 par km² contre 24 dans la moyenne communautaire. Et que dire du Danemark où il y a presque le double de porcs que de citoyens (17,6 pour 10) !
La conséquence en est que la production porcine, inférieure dans le Sud au 10% du total de la production agricole, augmente au Nord pour attendre 20% en Allemagne et aux Pays Bas.
Reflétant cette situation, (ou plutôt cause de celle-ci) la consommation de viande porcine, qui est en France inférieure à 40kg par personne et par an, augmente jusquà près de 50 en Allemagne et 60 au Pays Bas. Par catégories professionnelles, tout au moins en France, les agriculteurs consomment davantage de viande fraîche et de charcuterie que les autres catégories socioprofessionnelles, alors que le jambon est également apprécié par tous.
La grande différence entre les régions précitées tient au mode de consommation : viande fraîche et charcuterie cuite au nord, produits crus (jambon, charcuterie séchée) qui utilisent environ la moitié de la carcasse, au sud. Les porcs sont eux-mêmes bien différents : Porcs légers, fruits dun élevage intensif, abattus à un poids de 100kgs environ, dans le premier cas ; porcs lourds, objet généralement dun élevage au moins en partie extensif, abattus à un poids de 140/160kgs, surtout à lextrême Sud : Le poids moyen de la carcasse est de 80kgs en France et entre 80 et 130kgs en Espagne et en Italie.
Des statistiques plus récentes (chiffres de la communication D. TEFENE, Congrès du Porc Méditerranéen dAjaccio (CPMA), Ajaccio 1989 ; mais conclusions personnelles du rédacteur) soulignent dune part, lautosuffisance alimentaire en viande porcine du Marché Commun (103%) et, dautre part, laugmentation du taux de productivité des entreprises du secteur. Si lon combine ces deux éléments il serait légitime de se poser des questions sur lavenir du secteur. En effet le phénomène actuel de concentration dentreprises se poursuivant - et lon ne voit pas comment il pourrait en être autrement en économie libérale - il ne manquera pas de produire, comme cest généralement le cas, une augmentation de la productivité. Le marché nétant pas extensible à linfini, et les possibilités dexportation limitées par lexistence des coutumes et des interdits, ou la faiblesse du pouvoir dachat, il sen suivrait une saturation du marché dans laquelle seules les entreprises les plus puissantes (les multinationales), les plus expérimentées (celles du Nord), les plus rentables (élevage intensif, intégration de la production daliments complets, mécanisation accrue) pourraient survivre sur un territoire dominé de surcroît par une publicité à laquelle nauraient pas accès les plus faibles.
Mais cette vision doit être tempérée par le concept de segmentation.
La globalisation des économies mondiales génère un besoin de ré-identification
culturelle au plan régional et local. La massification de la production alimentaire
crée chez certains un désir de consommer des aliments plus naturels.
Le battage publicitaire nempêche pas la création dun segment de consommateurs
attirés par des produits différents, plus rares, plus écologiques, pourrait-on
dire. Et la taille réduite de ce sous-marchés fera que les « grands »
laisseront jouer dans leur cour les « petits » -du moins tant que
ceux-ci ne deviendront pas trop envahissants.
En dautres termes, il y aura toujours dans le secteur qui nous intéresse de la place pour des produits typiques, de haute qualité et dun prix en conséquence, dune notoriété affirmée et maintenue commercialisés à travers une distribution sélective, et destiné à un segment de consommateurs aisés, désireux de manifester leur indépendance desprit face à la tendance massificatrice de la publicité. Et limpératif passant du quantitatif au qualitatif, la production restera abordable à des unités de taille réduite et aux moyens limités. Pour nous en convaincre, il suffira de regarder lévolution de la filière porc en Espagne ces dernières années ainsi que les expériences qui ont été tentées.
Il existait depuis des siècles, dans le Sud-Ouest lExtremadoure) et dans le sud (Andalousie) une race de porc dit cerdo ibérico, frère de celui que les corses appellent porcu nustrale et les italiens maiale nero calabrese, avec cette tendance commune à tous les peuples de sapproprier ce qui est bon et de rejeter le mauvais sur le voisin (Que lon nous pardonne de rappeler quil y a quelques siècles les espagnols appelaient le mal gálico la même maladie que les français nommaient le mal vénitien ; de nos jours, pour la prévenir, les anglais emploient des french letters, alors que les français les disent anglaises).
Les porcs étaient élevés extensivement dans la chênaie, trouvant ainsi, de lherbe nécessaire à leur croissance (TISSERAND (CPMA 1989) soutient même que le porc est un herbivore) au gland riche en glucides, toute la nourriture adéquate pour la production dune viande exquise, dans un écosystème unique composé de masse arboréennes dont le fruit alterne avec des périodes saisonnières dherbages conditionnés par la faible pluviométrie.
Les animaux nettoyaient le sol, et la boucle était bouclée par la récollection du liège. Cétait lâge dor (du point de vue écologique), vers 1950, lorsque lon comptait 4 millions de cochons dabattage et plus dun million de reproducteurs (Communication ESPARRAGO et al. CPMA 1989). Pour être tout à fait justes, signalons que le manque dalimentation industrielle imposait des cycles de 20/24 mois pour atteindre le poids dabattage de 130kgs.
Vint ensuite un temps - et le lecteur corse reconnaîtra la situation - où, par suite dune épidémie de peste africaine, en 1960, la race fût décimée et des porcs étrangers furent importés, plus précoces, mieux adaptables, moins gras, ce qui conduisit presque à lextinction de la razza ibérica : en 1982, il ne restait quenviron 250.000 porcs dabattage et 75.000 reproducteurs.
A ce moment-là sest posé la question de lobjectif à long terme. En dehors du moribond cerdo ibérico, lindustrie se portait bien : la production de viande avait doublé entre 1972 et 1979. les conditions sanitaires sétaient améliorées, tant à lélevage, par une information constante de lutilisateur, quà labattage, par la création dabattoirs publics. Les coopératives étaient aidées, la constitution de société de capitaux encouragée. Les concentrations de petites entreprises permettaient un financement idoine, des investissements davenir et une commercialisation, comme lon dit, sophistiquées. Lélevage intensif, lalimentation basée sur les concentrés protéiques - tourteaux de soja essentiellement - permettaient de réduire le prix de revient. LEspagne produit aujourdhui 140.000 tonnes de jambon, le double de la France.
Et pourtant, se désolidarisant de cette politique inspirée de lEurope du Nord -toujours suivie, dailleurs au dessus dune diagonale NO/SE, essentiellement la Catalogne, le Levant et Murcie - un choix différent a été fait par certains en Extremadoure et en Andalousie, plus conforme à lhabitat et aux traditions : celui dun produit de haute qualité, très différencié, soutenu par une politique de notoriété protégé elle-même en droit (appellation dorigine, marques), le tout justifiant un prix élevé.
Bien entendu, la qualité du produit ne peut dériver que de celle de la matière première, la viande du cerdo ibérico. Il a donc fallu revenir aux sources et revigorer la race par une politique génétique appropriée, croisant diverses stirpes indigènes entre elles et même avec certaine autres importées. Il na pas été facile de passer de la recherche à lélevage, notamment en ce qui concerne linsémination, finalement acceptée par léleveur, constatant que lon obtient, tant en fertilité quen prolificité, des performance voisines de celles obtenues par la monte naturelle, avec des garanties accrues. Laugmentation du poids des parties nobles (jambons, longe) dans le total a également été obtenue par des procédés génétiques. Le cycle dexploitation a été raccourci à 10/14 mois.
Mais un tel animal nest concevable quà lintérieur de son écosystème naturel. Lalimentation industrielle nest là que pour compléter une période extensive, herbage dabord, gland ensuite, en « liberté surveillée ». Le porc nettoie la chênaie, qui nourrit le cochon et produit du liège, non plus pour la fabrication de bouchons, mais pour celle dagglomérés très prisés en isolation phonique et thermique tant pour leur qualité que par leur beauté. La chênaie comme un tout, prévient lérosion et permet la vie de nombreuses espèces animales et végétales.
Lindustrie a amélioré ses installations frigorifiques et renforcé le contrôle sanitaire. Elle a protégé ses produits par des appellations dorigine (jambon Grijuelo) et consolidé ses marques par une publicité adéquate (Romero Carvajal). Elle a, surtout introduit dans la langue courante, par choix du consommateur, une expression synonyme dexcellence : de pata negra, cest le nec plus ultra. Elle a pu, en conséquence, imposer des prix rémunérateurs, le jambon de pata negra est vendu trois fois plus cher que le jambon ordinaire.
Voici le résultat en deux chiffres : Entre 1982 et 1986 le nombre de porcs de race ibérica dabattage a triplé de 250.000 à 750.000 : les reproducteurs ont plus que doublé, de 74.000 à 185.000. La race indigène forme aujourdhui le 5% du total porcin.
Tout na pas été positif dans cette expérience, il faut le dire, surtout au plan social. Il sest produit une mutation dans les villages à tradition charcutière qui abritaient chacun un petit nombre dentreprises artisanales ou employant un petit nombre douvriers saisonniers.
Les plus actives ont grandi, réinvesti leurs bénéfices, acquis une masse critique et une structure juridique leur facilitant laccès aux sources de financement, et donc emprunté pour continuer leur croissance. Les plus faibles ont disparu, et leurs effectifs sont allés grossir le salariat citadin. Mais il y a eu aussi le groupement en coopératives des ouvriers inoccupés, et les irréductibles artisans continuent de saccrocher. La situation sest enfin stabilisée dans un statu quo changeant entre des sociétés anonymes, aux moyens puissants, mais la proie rêvée, par leur structure familiale, des grands prédateurs multinationaux ; et les entreprises artisanales ou à forme coopérative, se contentant dun marché restreint, soit géographiquement, soit par la spécialisation du produit, suffisant toutefois à leurs besoins.
Cette expérience est-elle transposable à la Corse ? Nous avons tenté de signaler par des exemples que rien, dans la nature des choses comme dans celle des hommes, ne semble sy opposer. Mais de surcroît cest, mutatis mutandi, la filière porc conseillée par les chercheurs de Corti.
Une enquête réalisée par le Service Régional de Statistiques Agricoles rapportée par Salvat (Communication CPMA 1989) a permis de distinguer six types délevage porcin en Corse.
1. Du type « basse cour », dans lequel un petit troupeau de race améliorée est parqué, nourri à lorge et aux aliments complets et fini à la châtaigne.
2. Extensif incontrôlé, le porc vivant en liberté toute lannée dans la châtaigneraie, léleveur possédant peu ou pas de bâtiments délevage ou de transformation.
3. Extensif avec investissements, où lélevage est mieux contrôlé dans une châtaigneraie en propriété ou en location, léleveur disposant dun local de transformation.
4. Extensif contrôlé et dynamique : apports alimentaires importants, finition à la châtaigne, existence de bâtiments délevage et de transformation.
5. Semi-intensif, dans lequel le cheptel, tout en utilisant lespace naturel, reste enfermé au moins 6 mois, avec des investissements importants en bâtiments adéquats.
6. Semi-intensif dans lequel léleveur nest quengraisseur et charcutier.
Vercherand rappelle que « de toute les productions animales en Corse, cest la filière porc-charcuterie qui recèle les plus fortes potentialités. Elles pourrait même être érigée en rente de monopole dans la mesure où la finition des porcs se réalise sous chênaie et châtaigneraie, cest à dire sur des bases qui ne sont guère reproductibles en Europe. Or la chênaie, et surtout la châtaigneraie, non entretenue et non gérée deviennent de moins en moins productives. »
Revenons sur lenquête ci-dessus. Bargain (Comminucation CPMA 1989) signale que deux scénarios dévolution possible ont été élaborés suivant deux hypothèses :
« La première hypothèse est quil ny ait pas dintervention,
dans ce cas, lavenir ne peut apporter quune poursuite de la dégradation du
milieu et des conflits sociaux, une perte de qualité et laccentuation des problèmes
de commercialisation. Les systèmes extensifs se maintiendront très difficilement
et il y aura un développement du semi-intensif, mais à court terme seulement,
car la perte de qualité et doriginalité engendrée par ce système entraînera
à la perte du créneau visé ».
« La deuxième hypothèse est quil y ait une véritable structuration
de lélevage. Cela permettrait, à plus ou moins long terme, une homogénéisation
des élevages, avec pour modèle un élevage semi-extensif : race croisée,
cheptel sain et identifié, alimentation suivie et finition à la châtaigne, bâtiments
délevage adaptés et parc, abattage et transformation dans des locaux agrées.
Cette structuration entraînerait aussi une amélioration de létat du milieu,
une diminution des conflits, et laccès possible à de nouveaux marchés »
Cest évidemment cette deuxième solution qui doit être recherchée
avec une politique volontariste et nous pensons - tout en reconnaissant notre
ignorance - que la race corse, dûment croisée (on a bien croisé le cerdo
ibérico avec le Duroc) devrait être privilégiée, tout au moins dans quelques
centres expérimentaux. En effet, de deux solutions dune égale difficulté dapplication
cest la plus rentable qui doit être retenue par son caractère incitatif. Non
seulement le prix de vente du produit fini sera plus élevé, comme nous lavons
vu pour le jambon de pata negra, mais encore la sélection pourra être guidée
(voir Toro et al.) vers laugmentation du pourcentage de parties nobles. Elle
irait, de plus, dans le sens marketing de la recherche de lavantage
différentiel des qualités organoleptiques et la connotation « écologique »,
qui devraient être protégées par des moyens juridiques (certificats de qualité,
labels, indications géographiques ou appellations dorigine) (Sur
proposition française de novembre 1989, la Communauté Européenne sengage vers
la protection communautaire de la qualité au moyen de certifications, labels
ou appellations dorigine, qui ne devraient plus être limitées au terrain viticole.
Cest le moment de prendre le train en marche !)
Les moyens à mettre en uvre seraient importants.
La même enquête le souligne :
« Travaux sur le foncier, létablissement dun cahier des charges très
précis et un changement de la politique des subventions, une lutte sanitaire
organisée, un effort de formation au problème de labattage et de la transformation,
la mise en place dune protection de la charcuterie et la recherche active de
nouveaux marchés. » (Communication BARGAIN CPMA
1989)
Au fond - et lexpérience des centres pilotes semble le démontrer - la mise en application dune telle politique se heurte à deux types dobstacles, psychologique lun, bien réel lautre.
Le premier est linertie, limmobilisme, le traditionnel, individualisme
corse. Mais le Corse nest pas plus individualiste que landalou qui, confronté
à lobligation de sexpatrier vers le salariat citadin, a choisi - pour les
plus attachés à leur racines - dabdiquer une partie de ses libertés dans la
coopérative : vivre solidaires ou solitaires, disait Camus. Une bonne action
psychologique, des stages de jeunes dans des exploitations espagnoles de petite
taille, le succès dune première expérience, peuvent faire boule de neige comme
pour les coopératives agricoles ou les plantations de Kiwis. Une aide constante
des organismes de recherche comme des centres professionnels, réglant les problèmes
au coup par coup, est indispensable (Une coopérative du
Taravo, commerçant avec 11 membres se retrouve avec 3, peu de temps après. A
lexamen, on découvre quil nest pas tenu compte du temps (forcément variable)
travaillé par chacun. Les malentendus auraient pu être dissipés en rémunérant
séparément les heures effectuées et lactivité de coopérateur. Mais il aurai
fallu un minimum de comptabilité.).
Quant à lautre obstacle, cest la situation du foncier.
De prime abord, il paraît présomptueux et même inconvenant quun non-corse,
même familiarisé avec le problème par son environnement familial, se permette
daborder un sujet aussi typiquement corse que celui de lindivision.
A la réflexion, toutefois, il ne serait pas entièrement inutile desquiver quelques
idées, pensant quun point de vue extérieur apporte parfois un éclairage nouveau,
et que lune des fonctions les plus nobles de lhomme est de sécréter des idées,
laissant aux faits et aux autres le soin de les démentir ou de les réfuter.
Il nous semble que lindivision doit pouvoir être combattue, avec tout le tact
et le temps que le sujet demande, par deux types dactions concomitantes :
lune destinée à diminuer et progressivement éteindre lindivision existante,
lautre tendant à diminuer lindivision future, précédées toutes deux dune
étude effectuée par des psychologues pour détecter les freins et les contraintes
mentales réelles.
Le premier volet envisagerait, en substance, un transfert progressif de ladministration
des biens indivis à la commune, tout en procurant à celle-ci un titre qui lui
permettrait, en cas dinaction des héritiers, et dans un délai suffisamment
long, den devenir le propriétaire.
Par exemple, dès le décès ab intestat du de cujus, la commune pourrait
en prendre date en invitant les héritiers présomptifs, directement ou par voie
dannonce légale, à demander louverture de la succession : ensuite, avec
des délais suffisants, elle pourrait rappeler par des relances successives les
mesures dadministration transférée auxquelles lhéritier sexposerait par son
silence. Le moment venu, la commune entrerait en possession des biens indivis,
soit avec les droits et obligations de lusufruitier - et notamment celle den
conserver la substance par un entretien adéquat - ou encore comme administrateur
de biens dautrui, le bénéfice dexploitation éventuel étant crédité à un compte
spécial. Après une possession, peut être trentenaire, la commune pourrait devenir
propriétaire des biens (cf, quant à la création dun titre,
létude du Notariat corse publiée il y a quelque mois).
Ceci, qui est simple à dire, est bien plus difficile à faire, car une modification
de notre droit serait nécessaire : il faudrait notamment, y introduire
des figures juridiques de démembrement du droit de propriété, peut être inspirées
du trust anglo-saxon (Rappelons, pour ceux qui sinterrogeraient
sur les difficultés dintroduire le trust dans les pays de droit romain,
que le Japon la fait il y a 60 ans alors que leur code civile est dinspiration
française et allemande). Accessoirement, il conviendrait de modifier
les conditions de la prescription acquisitive pour létendre à la commune, possesseur
mais non à titre de propriétaire. Enfin, des aménagements du droit administratif
seraient également nécessaires.
Prévenir, aussi, et ce deuxième type de mesures serait peut être
plus facile à appliquer. Lexpérience prouve que, lorsque le partage a été décidé
en vie du chef de famille, la division de lhéritage pose moins de problèmes
affectifs, psychologiques, ou tout simplement de conflits dintérêts.
Dès lors une action dinformation soutenue, mais respectueuse, à domicile sans
être envahissante, confiée peut-être à des étudiants dûment formés, avec la
collaboration du Notariat, premier bénéficiaire, pourrait être envisagée. Le
paterfamilias serait ainsi mieux informé sur la possibilité de diviser
son patrimoine de la façon quil estime la plus conforme aux aptitudes des ses
fils, davantager, sil le désire, lun dentre eux, de garder secrètes ses
dernière volontés, sil le trouve préférable, de changer ses dispositions à
tout moment, tout en dédramatisant le testament et ne soulignant son faible
coût.
Qui sait dailleurs si une incitation fiscale ou même - nayons pas peur de
le dire - « économique » ne serait pas à long terme, au moins aussi
rentable que certaines primes darrachage.
Faisons un rêve.
La châtaigneraie, ou du moins une partie, est louée ou temporairement
cédée aux éleveurs qui se chargent comme dans lancien temps, de son entretien
(Les programmes de régénération de la châtaigneraie financés
par la CEE accordent une aide de 95% pour les travaux de rénovation, de démaquisage
et louverture de chemins dexploitations (Source : Service Forestier Castanéicole)
et de la surveillance du troupeau. Des exploitations, individuelles se maintiennent,
destinées à satisfaire les besoins de lunité familiale et à obtenir un revenu
dappoint par la vente de charcuterie sur place, fabriquée simplement et sans
investissement pendant une courte période de lannée.
Avec elles, coexistent des unités plus rationnelles, mieux structurées, quelles
soient formées par des entrepreneurs individuels avec un nombre limité douvriers
temporaires, ou sous forme coopérative, qui élèvent des porcs de race corse
ou sagement croisés de façon extensive.
Léleveur bénéficie de laide des pouvoirs publics sous forme
de subvention ou de prêts bonifiés pour effectuer les investissement nécessaires,
notamment en chambres frigorifiques. En contrepartie, il se plie à un cahier
des charges et à un contrôle sanitaire.
Les organisations professionnelles aident à la gestion et à la comptabilité,
tandis que des coopératives de commercialisation contrôlent la qualité, groupent
les achats et assurent lexportation du produit fini, protégé par un label ou
une appellation dorigine, vers des consommateurs bien ciblés au moyen dune
distribution sélective, appuyée par une publicité insistant sur les avantages
de la charcuterie nustrale, le tout à un prix de vente suffisamment rémunérateur.
Utopie dira-t-on. Peut-être. En 1962, le Brésil commença à exporter timidement
sous forme congelée le jus dorange qui constitue, comme chacun sait, lélément
indispensable du breakfast anglo-saxon.
Dans les années 80, lindustrie sétait développée au point de devenir la troisième
exportatrice du pays. Aujourdhui, le jus dorange congelé brésilien satisfait
la moitié de la consommation des Etats Unis et les trois quarts de la demande
mondiale (Herald Tribune du 2 janvier 1990) Rétrospectivement, et toutes proportions
gardées, cétait bien là un bel exemple dutopie.
Et puis, comme le dit Aragon, « la disproportion de lutopie est la première forme, toute spéculative, dune libération de lesprit, et le jardin de lavenir pousse dans le malheur de lhomme ».