DE L’ANDALOUSIE À LA CORSE
U PORCU NUSTRALE


ALFREDO ORTEGA
ADECEC CERVIONI 1990

Ora penso invece che il mondo sia
un enigma benigno, che la nostra follia
rende terribile perchè pretende di
interpretarlo secondo la propria verità.

              Umberto Eco « Il Pendolo di Foucault ».

 

Pè l’Alisgiani… et ailleurs

L’étranger qui, franchie l’Aghja da Serra, débouche dans la vallée de l’Alisgiani, est envahi tout d’abord par la grandeur du paysage avec, en bas, le barrage et sa trouée vers la mer et, au fond, la vue sur les villages dominés par les Caldane et le San Petrone, repoussé son regard de la droite par l’escarpement rocheux. Il percevra ensuite un air plus léger, comme dilaté dans l’espace élargi. L’air si réputé de Bucugnanu sent le pain fraîchement cuit ; celui de l’alisgiani à, lui, une dimension spéciale, indéfinissable.

Quelques virages plus bas, arrivés au pont de Tulloria, il aura son premier contact avec le couple châtaignier/porc. Il s’étonnera de voir au milieu de la belle châtaigneraie, de nombreux arbres malades, aux branches mortes, inutiles et pesantes, sous lesquels des cochons mulâtres, blancs, tachetés de noir, parfois même géométriquement bicolores, cherchent leur pitance, oubliés de leurs maîtres.

C’est un Alisgianincu (1) lui-même qui le dit :
(« Levitolu ». Fiaccula di a Castagniccia N°13)

« I castagni ùn sò più puliti, si coglie un pocu per fà a farina chì si vende benissimu, ma hè troppu strazziata, allora hè megliu à cumprà quella di mare in là.
I purcaghji ? Ugnunu hè purcaghju è ugnunu face a « sciarcuteria », ma ùn ci hè più cuntrolli annant’à a soccita. L’animali vaganu da per tuttu, facenu danni à a terra, à u lucale… Ghjè un disordine cumplettu ! »

Et pourtant, cela n’a pas toujours été ainsi. Dans l’ancien temps :

« I castagni spampillavanu, eranu dirascati, puliti, mundati, piantati è insetati ; ogni lenza di ripa era posta ; ùn si parlassi di porci lentati… I pochi allevi stavanu arreghjunati à u cunfine di u castagnetu è spuntavanu i reghjoni più suprani… I porci eranu tutti di razza nustrale ».

Comment en est-on arrivé là ? Le temps de l’exil et du dépeuplement est venu. Les partants laissaient à l’abandon les terres, qui étaient occupées par les bergers, moins soucieux que leurs propriétaires de l’entretien de la châtaigneraie. Les usages séculaires qui liaient bergers et propriétaires, réglementant leurs obligations respectives se distendaient et disparaissaient. Seul demeurait, et encore, par endroits, l’usage du « furestu » dont les anciens disaient que « hè megliu à tumbà un omu, chè mancà à un usu ».

Les solutions au problème ont été étudiées par les chercheurs de l’INRA de Corti :

- Il s’agit de revenir à une interaction qui permette un élevage extensif du porc sans porter préjudice à la châtaigneraie. L’on pourrait, par exemple, réserver pour la récolte les espaces les plus proches des habitations, et utiliser pour l’engraissage ceux plus éloignés ou d’un accès plus difficile.
La conduite des porcs devrait être maîtrisées et leur alimentation mieux contrôlées. Les arbres, de leur côté, feraient l’objet de soins permettant d’en accroître le rendement. La production et la commercialisation de la charcuterie, enfin, devraient devenir plus rationnelles, mieux contrôlées tant du point de vue sanitaire, qu’en ce qui touche la gestion. Des actions en ce sens ont été entreprises dans des centres expérimentaux avec des résultats divers.

Pensant que toute pierre, même ordinaire, est bonne à la construction de cet édifice, nous avons voulu retracer ici une expérience étrangère, celle de l’Espagne du Sud, qui a bénéficié d’une réussite certaines, ces derniers temps. Est-elle transposable ici ? Tout en nous gardant de l’affirmer d’une façon catégorique, nous voudrions esquisser en quelques touches des ressemblances de l’habitat, de coutumes, linguistiques, entre les deux populations, qui permettent de l’espérer.

 

Drôle de bête

Voyons tout d’abord l’animal.

Les zoologues définissent le porc comme un mammifère de la famille des suidés (latin sus) à doigts en nombre pair (artiodactyle) reposant sur le sol au moyen d’ongles élargis en sabot, privilège qu’ils partagent avec les ruminants, les équidés et les proboscidiens au sein des ongulés.

Manifestant déjà son caractère proverbial, le cochon ne se laisse domestiquer que vers le cinquième millénaire, vingt siècles après la chèvre et le mouton. Il se trouve alors dans les pays méditerranéens, d’Asie Mineure et de Mésopotamie, mais, avec le temps, les changements climatiques, et la désertification qui s’installe au Proche Orient, sa présence diminue dans cette dernière région. C’est en effet, un animal qui se plaît dans les sous-bois et les rivages ombragés et qui, dans les zones semi-désertiques, constitue un rival pour l’homme dans la consommation de racines et de grains. Il est, de plus, mal adaptés aux climats chauds (il transpirerait 33 fois moins que l’homme et se trouve donc diminué dans son mécanisme de thermorégulation). Enfin, il ne donne pas de lait et supporte mal les longues marches. Voilà en définitive, un animal à la chair exquise, certes, mais un luxe que le pauvre nomade ne peut pas s’offrir, et qu’il décide donc de s’interdire par tabou. (Sur l’interdiction de consommer la viande porcine chez les juifs et les musulmans, cf. Martin HARRIS, War, withces, Pigs and Cows).

De là, le classement de Marvin Harris en peuples « porcophiles » et « porcophobes », auxquels il conviendrait d’ajouter les « hyperporcophiles » de la tribu Maring des Montagnes Bismarck en Nouvelle Guinée qui, après une période de 10 ans d’élevage sans consommation, s’offrent une grande fête (kaiko) d’un an au cours de laquelle, avec des intermèdes de luttes avec les voisins, l’on épuise les réserves accumulées. À en croire Rappaport (RAPPAPORT, La tribu des Maring, in M. harris, op.cit.) une tribu de 200 personnes consomma en 1963 169 cochons au cours d’un kaiko !

Point n’est besoin de signaler à quelle catégorie appartiennent les méditerranéens. Un linguiste (G. MOULIN, Clés pour la Linguistique, Seghers 1968.) dit que : « Si le dictionnaire arabe a des centaines de mots pour désigner le chameau alors que l’européen se contente de deux ou trois, c’est parce que le chameau est, ou a été, au centre de la pratique sociale de la civilisation arabe ». Inversement les noms ne manquent pas pour désigner le sympathique animal dans les langues latines :

- Porc, coche, cochon, cochonnet, gorets, porcelet, porcin, pourceau, suidé, truie, verrat…

- Porcu, lofia, maghjale, mannarinu, machjaghjolu, casanu, allevatu, purcellu, puchjugulu, chirinu, purchettu, purcastru, razzu, purceddu…

Arrêtons-nous un instant sur les noms espagnols, en castillan et dans le parler andalou, chez lesquels une curieuse interaction s’opère entre le sens propre et le sens figuré.

Une tradition bien ancrée et, pour ainsi dire, indécrottable autant qu’injustifiée associe notre animal à l’idée de saleté : il se roule dans la vase et même dans ses fèces, il mange n’importe quoi n’importe où ; c’est de surcroît une affection incurable : faire une chose inutile, c’est comme « lavarle el culo a un guarro » : « à fà bè à i porci, si perde tempu è lavatura ». Or, Même quelqu’un aussi éloigné des porcs que le délicat marin Pierre Loti constate que « le cochon n’est devenu sale que par suite de ses fréquentations avec l’homme. A l’état sauvage c’est un animal très propre ». Et, de fait, confiné dans un espace restreint, il urine et défèque, au début dans un endroit différent de celui où il mange. C’est son manque de poils et la faiblesse de sa thermorégulation déjà indiquée qui l’oblige à humecter constamment sa peau. D’où le diction andalou « más contento que un guarro en un charco », plus ajusté que le français « comme un porc à l’auge », car alliant à la satisfaction d’un besoin naturel le côté ludique des ébats dans la mare.

Qu’importe ; le porc est sale, et tout ce qui est sale est le propre d’un porc. Voilà donc le nom originel puerco (1. porcus, c. porcu) qui, tenacement appliqué de façon figurée à travers les siècles, rend en retour inusitée l’acceptation propre comme un terme vulgaire, confinée aujourd’hui chez les populations paysannes, jugées incultes. L’adjectif procino (f. porcin, c. purcinu), déjà formé au Moyen Age, reste en revanche appliqué à la viande, comme si le sacrificio (cf. M. CATANI, Le Sacrifice du Cochon à Las Hudes, LES du CNRS, E.R. N°110) de l’animal en avait nettoyé la carcasse.

Marrano est un autre exemple de cette métathèse des jugements. Ce nom sans équivalent à notre connaissance  dans les autres pays méditerranéens, est une hybridation du castillan roman avec l’arabe des occupants : il proviendrait de moharrana « ce qui est interdit », terme normal chez un peuple porcophobe. C’est curieusement ce mot, chargé de connotations religieuses et sociologiques, qui est respectivement appliqué, quelque temps après, aux juifs convertis, suspects de pratiquer en secret leur ancienne religion. Le substantif en devient tellement lourd à porter que, même pour désigner un animal, il disparaît pratiquement du langage populaire, sauf en Andalousie.

C’est également le cas pour guarro (1. verreus, c. verre) qui appliqué par extension à la bête même châtrée et quel que soit son âge, demeure dans le langage du Sud, et, comme si son origine fortement sexuée le rendait plus sympathique, il est utilisé familièrement avec un ton de plaisanterie qui manque à cochino ou puerco. On dira même avec moquerie que quelqu’un « se ha dado un guarrazo » pour informer qu’il a fait une drôle de chute.

Le latin sus, dont le monème se retrouve en anglais (swine), en allemand (schwein) et, bien entendu, en italien, n’a de place, en espagnol comme en français, que pour désigner la famille des suidés.

Restent donc cochino et cerdo, Cochino (et f. cochon) semble trouver son origine tardivement (vers le XVe siècle) en reprenant une onomatopée (kosch-kosch) qui imiterait le cri de l’animal ou servirait à appeler celui-ci. Désignant initialement le goret, il s’étend vers le XVIIe à toutes catégories d’âge. C’est aujourd’hui le terme le plus courant en andalou populaire.

C’est en revanche cerdo qui a été choisi par la langue culte. Désignant à l’origine (1. setula, diminutif de seta) les soies du porc et par extension, successivement la femelle et le mâle, il domine de nos jours la langue écrite.

Mais, quelque soit le nom qu’on lui donne, c’est bien le même animal qui, sous les châtaigniers d’Alisgiani ou dans les chênaies d’Extremadoure s’en donne à cœur joie, pensant sans doute -l’indignation vertueuse de Fénélon en moins- que « la patrie d’un cochon se trouve partout où il y a du gland » (ou de la châtaigne !).

 

Tempi è tempi

S’en donnait, devrions nous dire, car les temps ont bien changé. Tout a été dit sur le progrès des communications au XXe siècle qui, en peu d’années, est venu désenclaver les villages de Corse ou d’Andalousie et leur apporter les bienfaits (et les inconvénients) de l’économie moderne et la société de consommation. De même l’arrivée de la radio, d’abord, et de la télévision, ensuite, viennent créer une contrainte puissante d’uniformisation, pour ne pas parler de l’école et ses tendances centralisatrices. Aussi pour revenir à notre sujet, faut-il remonter d’une cinquantaine d’années en arrière pour esquiver quelques traits authentiques de la vie dans un village andalou, laissant au lecteur corse le soin de retrouver les ressemblances avec le sien.

Quant au notre, il est situé dans la Serrania de Ronda, une région de moyenne montagne recouverte de chênes et quelques châtaigniers, qui cultive des céréales dans les petites vallées (vegas) creusées par des rivières au cours irrégulier. Les villages, à mi-pente, communiquaient entre eux par des chemins empruntés par les muletiers (arrieros) - de l’onomatopée arre employée pour faire marcher les bêtes - les charbonniers et quelques marchands ambulants (le tragulinu corse). Mais l’arrivée du chemin de fer, suivant le fond de la vallée, est venue créer des gares, progressivement entourées d’habitations qui déplaçaient vers le bas les villages, facilitaient leurs contacts avec la grande ville, changeaient leur type d’exploitation agricole et pastorale vers les agrumes et les cultures maraîchères et, au contact avec les coutumes véhiculées par le rail, modifiaient leurs coutumes, faisant disparaître les particularismes et les rivalités.

La vie quotidienne à la campagne, il y a un demi-siècle, était régie par l’autarcie, la solidarité et la convivialité. Chaque famille faisait pousser au moins le blé nécessaire à sa subsistance ; elle cuisait son pain une fois par semaine. La farine était tamisée avec le cedazo (prononcer séaso) (du l. setaceum), c. stacciu) glissant sur un liston (c. stacciaghjola) ; le son (afrecho, c. brenna) était réservé pour les poules. La pâte était longuement pétrie, amasada (c. ammugliata du l. mollis, synsope de movibilis) avec les poings. La végétation locale comportant peu de châtaigniers et d’arbousiers, le four n’était pas chauffé avec les rochjale di castagnu ou di arbitru, mais avec des épineux, utilisés par ailleurs pour clôturer les terrains. La maîtresse de maison ne manquait pas d’ajouter aux pains quelques roscas, couronnes de pain parfois entourant un œuf, destinées aux enfants. Lorsque le pain se terminait avant la fin de la semaine, on en empruntait une pièce aux voisins.

Le village n’avait pas encore l’eau courante. L’on charriait à dos d’âne ou de cheval, l’eau potable de quelque source éloignée ; celle pour les autres usages domestiques en était prise à la rivière, plus proche, et le transport en était confié aux enfants. L’art de la poterie hérité des arabes étant toujours florissant, les récipients seront des cruches (cántaros) et non des sechje. Une fois par semaine les femmes s’en allaient, en joyeuse bande, laver à la rivière le linge qu’elles portaient sur la tête, protégée par le rodete (c. capagnulu) dans la panera, faite d’un demi cylindre de liège bouché aux deux extrémités. Elles ne manquaient pas d’ajouter la dernière touche de propreté bleue en ajoutant l’añil (c. u turchinettu) et ensuite, tandis que le linge propre séchait sur les tejas (c. teghje) les cancans allaient bon train.

Les hommes, eux, s’entraidaient pour labourer, ensemencer, faucher, battre le blé, toujours prêts à donner un coup de main en cas de maladie ou de besoin.

Mais la grande fête annuelle de petits et grands était la matanza (c. a tumbera). Chaque famille tuait son porc, acheté pour les villageois, élevé sous les chênes par les paysans, terminé en tout cas près de la maison à grand renfort de maïs ou de glands. Les éleveurs négociaient avec les propriétaires de chênaies un paiement en fonction du poids gagné par les porcs pendant leur séjour ; à cet effet, les animaux étaient dûment pesés à l’entrées et à la sortie de la muntanera.

Les amis aidaient aussi à la matanza, suivie d’un repas pantagruélique, peut-être, comme chez les Maring, en réparation d’abstinences passées. Un sociologue (M. CATANI, op.cit) y voit un resserrement des liens de la famille élargie, et son affirmation vis-à-vis des autres. Les amis absents n’étaient pas oubliés, et un enfant leur portait la parte di carne, quelque viande et du lard frais, un boudin, de quoi réjouir le quotidien cocido ou pot-au-feu, dont on mangera à midi la viande accompagnée de poids chiches, laissant pour le soir le bouillon au pain trempé. Chaque maisonnée aura ainsi, par juste retour des choses, du lard frais pour y écraser du pain (la pringá) pendant toute la saison de matanza. Et ce sera ainsi, année après année, toujours à la même époque car, a cada cerdo, le llega su San Martín.

 

Indolence n’est point paresse

« A cá serdo », dira l’andalou, car il ne parle pas le castillan comme tout le monde. Son langage est plus qu’un parler et moins qu’une langue. C’est, par rapport au castillan, un jeune que l’on aurait laissé vagabonder sans le soumettre aux contraintes de l’école et qui se trouve, de ce fait, à un stade plus avancé dans le processus des changements phonétiques, comme l’on essaiera de le soutenir plus loin. Avec, en même temps, une recherche de la métaphore, un goût du contresens, un sens de l’humour tels, que l’étranger, souvent, ne percevra pas la véritable signification cachée sous l’enveloppe linguistique banale. Et, du moins les non-andalous l’affirment, un élément indéfinissable que l’on appelle duende (esprit lutin) ou ángel (grâce).

A l’intérieur du parler andalou existent -ou du moins existaient avant la massification de l’andalou standard propagée par la télévision- nombre de particularités phonétiques propres à une contrée, et parfois même à un seul village (le village natal du rédacteur, Jimena de la Frontera, a gardé seul en Andalousie la prononciation mouillée du ll (gal-lina, gal-lo, comme dans piglià) au lieu de gayina, gayo. (Jusqu’à l’arrivée de la télévision)) à l’intérieur de deux zones plus larges, celles du ceceo (prononcer th anglais) où non seulement -et correctement- le « c » est prononcé « th », mais également le « s », et du seseo où le « c » autant que le « s » sont prononcés « s » (comme dans si).

Traditionnellement, et jusqu’à une période récente le parler andalou était considéré comme un sous-langage, tout juste bon pour les chanteurs de flamenco et les comédiennes de pièces folkloriques, très utile aux non-andalous pour raconter des histoires « avé l’assant ». Les politiciens centraux sont allés jusqu’à s’approprier, pour faire populaire, la prononciation andalouse du participe passé, disant hemos mandáo, hemos acordáo (au lieu de mandado, acordado) mais, pour bien marquer qu’il s’agit d’une pure libéralité  de leur part, ils limitent cet usage à la première conjugaison et s’abstiennent de dire hemos comío, hemos dormío. On pouvait « mal » prononcer des vers des frères Alvarez Quintero (le Pagnol de chez nous), mais il était inconcevable, à moins d’avoir une très forte personnalité, de prononcer un discours, une conférence, une plaidoirie, avec la « musique » du pays, sans en détruire l’effet.

Les fils de bonne famille, partis étudier à Madrid, s’empressaient de se débarrasser de leur accent maternel, qui, tapi sous le vernis récent, leur réservait parfois de fâcheuses surprises en retour. La radio, le cinéma, et la télévision ensuite, charriaient partout un castillan pur et dur à donner des complexes au pauvre paysans, qui voyait souvent culture et qualité dans ce qui n’était souvent que verbiage bien ciselé.

Depuis quelques temps, la naissance des autonomies et l’intérêt apporté au fait régional, inconnu sous la centralisation précédente, permet à tout un peuple de prononcer sans complexe sa langue de la façon qui est la sienne. Les radios locales, la télévision régionale, et même le Président du Conseil, andalou lui aussi, en donnent l’exemple même si, pour se différencier du vulgum pecus, la prononciation est normalisée et l’articulation plus soignée.

Il en résulte, en contrepartie, un certain appauvrissement de la langue - ce n’est pas un jugement, mais un constat - par la progressive disparition des particularismes locaux, en conflit avec le « cultisme » officiel.

La télévision, envahissant les foyers les plus éloignés, incite l’auditeur à abandonner ses idiomes, ses archaïsmes, pour imiter, et même dans ce qu’il a dit de plus mal, le présentateur en majesté.

L’on dit que l’andalou est la forme la plus moderne du castillan. Ne peut-on pas tout au moins soutenir qu’il est parvenu à un stade plus avancé de l’évolution phonétique, qui a conduit du latin à l’espagnol moderne depuis les Glosas Emilianenses, premier document du castillan roman ?

Le castillan a en effet suivi depuis la langue romane une évolution, commune au corse (et à d’autres langues, cela va de soi, mais que chacun plaide pour sa paroisse) guidée par le principe du moindre effort, aboutissant à une simplification phonique, qui conduit sous certaines conditions à sonoriser des consonnes sourdes et à faire disparaître certaines sonores, appliquant ce que des auteurs corses (Pasquale MARCHETTI et Dumenicu Antone GERONIMI, Intricciate è Cambiarine, Beaulieu, 1971) ont appelé a regula di u manganiolu.

Le castillan, langue écrite, a transposé à travers les siècles dans son orthographe cette évolution, qui est restée nécessairement verbale dans le corse.

Mais l’andalou, langue verbale et donc non soumise aux contraintes de l’orthographe, a poursuivi allègrement son chemin alors que sa sœur aînée, arrivée à majorité, demeurait figée dans le carcan de la règle et de l’Académie.

Voilà donc le corse et l’andalou réunis par l’effort de ne pas faire. Et l’on ne peut éviter ici le rapprochement entre la réputation de paresse dont l’étranger affuble également et avec une même injustice les deux peuples, ignorant la différence qu’ils font entre effort utile et effort agréable, et celle qu’il convient de faire entre indolence stoïcienne et paresse languissante.

Les linguistes disent que la « langue est un prisme à travers lequel ses usagers sont condamnés à voir le monde. Notre vision du monde est prédéterminée par la langue que nous parlons » (MOULIN, op.cit.) Peut-on en inférer que les peuples ayant suivi une même évolution phonétique ont des affinités particulières entre eux ? Ou encore,  que ces affinités sont précisément la cause d’une commune évolution ? Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là. Elles s’étendent, si l’on considèrent les paysans andalous et corses, aux messages non véhiculés par la langue, l’intonation par exemple, et la richesse de signification qu’elle comporte, faisant de la courbe mélodique un code commun.

Ou au sourire. L’ancien paysan andalou était aussi éloigné du joyeux drille de l’espagnolade que l’on peut l’être. Habitué - mais distant - au passage des envahisseurs avec lesquels les citadins mimétisaient, il préférait le sourire au rire, et le regard approbateur au sourire. Sec et fier comme le Corse d’Asterix, austère comme le cordouan Senèque (curieusement exilé en Corse) ou comme le torero Manolete.

Le paysan n’a pas d’intentions belliqueuses et il a pour lui l’espace : il n’a pas besoin, comme le citadin d’afficher en permanence un sourire rassurant face à ceux dont il partage le territoire exigu. Sourire dont l’importance croît avec la surpopulation : Voir le rictus stéréotypé et obligatoire des japonais.

Et que dire des onomatopées et des interjections dont tous les paysans font un si riche usage ? Voici un codage économique, bref, mais plus explicite que les discours des politiciens, et plus sincère. Dommage qu’il diminue jusqu’à sa disparition avec l’enrichissement du vocabulaire car, comment pourrait-on mieux exprimer l’étonnement qu’avec un bèh musical ?

 

Des chiffres encore des chiffres

Mais revenons après ce long détour à nos moutons, ou plutôt à nos porcs, et essayons d’appliquer au problème une approche marketing, puisque ce n’est finalement que bon sens habillé de drap anglo-saxon ; voyons le marche en quelques chiffres (Chiffres extraits de A. AUMAITRE, Communication au séminaire sur la Production Porcine dans les Pays Méditerranéens, Belgrade 1986).

La Communauté Européenne est nettement divisée, en ce qui touche au porc, en deux zone de population sensiblement égale, celle constituée par les pays du nord (Grande Bretagne, Allemagne, Danemark, Benelux et Irlande) et celle que forment les cinq pays méditerranéens  (France, Espagne, Portugal, Italie et Grèce) à laquelle nous rattacherons la Yougoslavie, état également méditerranéen et porcophile

Dans la zone nord, déjà d’une façon générale, la production animale est deux fois supérieure à la production végétale. Quant aux porcs, en particulier, leur nombre par dizaine d’habitants qui est de deux en France (la Corse étant dans la moyenne si l’on croit l’estimation de 50.000 animaux), en est de quatre en Allemagne et de huit aux Pays Bas, où la population porcine est de 286 par km² contre 24 dans la moyenne communautaire. Et que dire du Danemark où il y a presque le double de porcs que de citoyens (17,6 pour 10) !

La conséquence en est que la production porcine, inférieure dans le Sud au 10% du total de la production agricole, augmente au Nord pour attendre 20% en Allemagne et aux Pays Bas.

Reflétant cette situation, (ou plutôt cause de celle-ci) la consommation de viande porcine, qui est en France inférieure à 40kg par personne et par an, augmente jusqu’à près de 50 en Allemagne et 60 au Pays Bas. Par catégories professionnelles, tout au moins en France, les agriculteurs consomment davantage de viande fraîche et de charcuterie que les autres catégories socioprofessionnelles, alors que le jambon est également apprécié par tous.

La grande différence entre les régions précitées tient au mode de consommation : viande fraîche et charcuterie cuite au nord, produits crus (jambon, charcuterie séchée) qui utilisent environ la moitié de la carcasse, au sud. Les porcs sont eux-mêmes bien différents : Porcs légers, fruits d’un élevage intensif, abattus à un poids de 100kgs environ, dans le premier cas ; porcs lourds, objet généralement d’un élevage au moins en partie extensif, abattus à un poids de 140/160kgs, surtout à l’extrême Sud : Le poids moyen de la carcasse est de 80kgs en France et entre 80 et 130kgs en Espagne et en Italie.

Des statistiques plus récentes (chiffres de la communication D. TEFENE, Congrès du Porc Méditerranéen d’Ajaccio (CPMA), Ajaccio 1989 ; mais conclusions personnelles du rédacteur) soulignent d’une part, l’autosuffisance alimentaire en viande porcine du Marché Commun (103%) et, d’autre part, l’augmentation du taux de productivité des entreprises du secteur. Si l’on combine ces deux éléments il serait légitime de se poser des questions sur l’avenir du secteur. En effet le phénomène actuel de concentration d’entreprises se poursuivant - et l’on ne voit pas comment il pourrait en être autrement en économie libérale - il ne manquera pas de produire, comme c’est généralement le cas, une augmentation de la productivité. Le marché n’étant pas extensible à l’infini, et les possibilités d’exportation limitées par l’existence des coutumes et des interdits, ou la faiblesse du pouvoir d’achat, il s’en suivrait une saturation du marché dans laquelle seules les entreprises les plus puissantes (les multinationales), les plus expérimentées (celles du Nord), les plus rentables (élevage intensif, intégration de la production d’aliments complets, mécanisation accrue) pourraient survivre sur un territoire dominé de surcroît par une publicité à laquelle n’auraient pas accès les plus faibles.

Mais cette vision doit être tempérée par le concept de segmentation. La globalisation des économies mondiales génère un besoin de ré-identification culturelle au plan régional et local. La massification de la production alimentaire crée chez certains un désir de consommer des aliments plus naturels.
Le battage publicitaire n’empêche pas la création d’un segment de consommateurs attirés par des produits différents, plus rares, plus écologiques, pourrait-on dire. Et la taille réduite de ce sous-marchés fera que les « grands » laisseront jouer dans leur cour les « petits » -du moins tant que ceux-ci ne deviendront pas trop envahissants.

En d’autres termes, il y aura toujours dans le secteur qui nous intéresse de la place pour des produits typiques, de haute qualité et d’un prix en conséquence, d’une notoriété affirmée et maintenue commercialisés à travers une distribution sélective, et destiné à un segment de consommateurs aisés, désireux de manifester leur indépendance d’esprit face à la tendance massificatrice de la publicité. Et l’impératif passant du quantitatif au qualitatif, la production restera abordable à des unités de taille réduite et aux moyens limités. Pour nous en convaincre, il suffira de regarder l’évolution de la filière porc en Espagne ces dernières années ainsi que les expériences qui ont été tentées.

Il existait depuis des siècles, dans le Sud-Ouest l’Extremadoure) et dans le sud (Andalousie) une race de porc dit cerdo ibérico, frère de celui que les corses appellent porcu nustrale et les italiens maiale nero calabrese, avec cette tendance commune à tous les peuples de s’approprier ce qui est bon et de rejeter le mauvais sur le voisin (Que l’on nous pardonne de rappeler qu’il y a quelques siècles les espagnols appelaient le mal gálico la même maladie que les français nommaient le mal vénitien ; de nos jours, pour la prévenir, les anglais emploient des french letters, alors que les français les disent anglaises).

Les porcs étaient élevés extensivement dans la chênaie, trouvant ainsi, de l’herbe nécessaire à leur croissance (TISSERAND (CPMA 1989) soutient même que le porc est un herbivore) au gland riche en glucides, toute la nourriture adéquate pour la production d’une viande exquise, dans un écosystème unique composé de masse arboréennes dont le fruit alterne avec des périodes saisonnières d’herbages conditionnés par la faible pluviométrie.

Les animaux nettoyaient le sol, et la boucle était bouclée par la récollection du liège. C’était l’âge d’or (du point de vue écologique), vers 1950, lorsque l’on comptait 4 millions de cochons d’abattage et plus d’un million de reproducteurs (Communication ESPARRAGO et al. CPMA 1989). Pour être tout à fait justes, signalons que le manque d’alimentation industrielle imposait des cycles de 20/24 mois pour atteindre le poids d’abattage de 130kgs.

Vint ensuite un temps - et le lecteur corse reconnaîtra la situation - où, par suite d’une épidémie de peste africaine, en 1960, la race fût décimée et des porcs étrangers furent importés, plus précoces, mieux adaptables, moins gras, ce qui conduisit presque à l’extinction de la razza ibérica : en 1982, il ne restait qu’environ 250.000 porcs d’abattage et 75.000 reproducteurs.

A ce moment-là s’est posé la question de l’objectif à long terme. En dehors du moribond cerdo ibérico, l’industrie se portait bien : la production de viande avait doublé entre 1972 et 1979. les conditions sanitaires s’étaient améliorées, tant à l’élevage, par une information constante de l’utilisateur, qu’à l’abattage, par la création d’abattoirs publics. Les coopératives étaient aidées, la constitution de société de capitaux encouragée. Les concentrations de petites entreprises permettaient un financement idoine, des investissements d’avenir et une commercialisation, comme l’on dit, sophistiquées. L’élevage intensif, l’alimentation basée sur les concentrés protéiques - tourteaux de soja essentiellement - permettaient de réduire le prix de revient. L’Espagne produit aujourd’hui 140.000 tonnes de jambon, le double de la France.

Et pourtant, se désolidarisant de cette politique inspirée de l’Europe du Nord -toujours suivie, d’ailleurs au dessus d’une diagonale NO/SE, essentiellement la Catalogne, le Levant et Murcie - un choix différent a été fait par certains en Extremadoure et en Andalousie, plus conforme à l’habitat et aux traditions : celui d’un produit de haute qualité, très différencié, soutenu par une politique de notoriété protégé elle-même en droit (appellation d’origine, marques), le tout justifiant un prix élevé.

Bien entendu, la qualité du produit ne peut dériver que de celle de la matière première, la viande du cerdo ibérico. Il a donc fallu revenir aux sources et revigorer la race par une politique génétique appropriée, croisant diverses stirpes indigènes entre elles et même avec certaine autres importées. Il n’a pas été facile de passer de la recherche à l’élevage, notamment en ce qui concerne l’insémination, finalement acceptée par l’éleveur, constatant que l’on obtient, tant en fertilité qu’en prolificité, des performance voisines de celles obtenues par la monte naturelle, avec des garanties accrues. L’augmentation du poids des parties nobles (jambons, longe) dans le total a également été obtenue par des procédés génétiques. Le cycle d’exploitation a été raccourci à 10/14 mois.

Mais un tel animal n’est concevable qu’à l’intérieur de son écosystème naturel. L’alimentation industrielle n’est là que pour compléter une période extensive, herbage d’abord, gland ensuite, en « liberté surveillée ». Le porc nettoie la chênaie, qui nourrit le cochon et produit du liège, non plus pour la fabrication de bouchons, mais pour celle d’agglomérés très prisés en isolation phonique et thermique tant pour leur qualité que par leur beauté. La chênaie comme un tout, prévient l’érosion et permet la vie de nombreuses espèces animales et végétales.

L’industrie a amélioré ses installations frigorifiques et renforcé le contrôle sanitaire. Elle a protégé ses produits par des appellations d’origine (jambon Grijuelo) et consolidé ses marques par une publicité adéquate (Romero Carvajal). Elle a, surtout introduit dans la langue courante, par choix du consommateur, une expression synonyme d’excellence : de pata negra, c’est le nec plus ultra. Elle a pu, en conséquence, imposer des prix rémunérateurs, le jambon de pata negra est vendu trois fois plus cher que le jambon ordinaire.

Voici le résultat en deux chiffres : Entre 1982 et 1986 le nombre de porcs de race ibérica d’abattage a triplé de 250.000 à 750.000 : les reproducteurs ont plus que doublé, de 74.000 à 185.000. La race indigène forme aujourd’hui le 5% du total porcin.

Tout n’a pas été positif dans cette expérience, il faut le dire, surtout au plan social. Il s’est produit une mutation dans les villages à tradition charcutière qui abritaient chacun un petit nombre d’entreprises artisanales ou employant un petit nombre d’ouvriers saisonniers.

Les plus actives ont grandi, réinvesti leurs bénéfices, acquis une masse critique et une structure juridique leur facilitant l’accès aux sources de financement, et donc emprunté pour continuer leur croissance. Les plus faibles ont disparu, et leurs effectifs sont allés grossir le salariat citadin. Mais il y a eu aussi le groupement en coopératives des ouvriers inoccupés, et les irréductibles artisans continuent de s’accrocher. La situation s’est enfin stabilisée dans un statu quo changeant entre des sociétés anonymes, aux moyens puissants, mais la proie rêvée, par leur structure familiale, des grands prédateurs multinationaux ; et les entreprises artisanales ou à forme coopérative, se contentant d’un marché restreint, soit géographiquement, soit par la spécialisation du produit, suffisant toutefois à leurs besoins.

 

Et la Corse dans tout cela ?

Cette expérience est-elle transposable à la Corse ? Nous avons tenté de signaler par des exemples que rien, dans la nature des choses comme dans celle des hommes, ne semble s’y opposer. Mais de surcroît c’est, mutatis mutandi, la filière porc conseillée par les chercheurs de Corti.

Une enquête réalisée par le Service Régional de Statistiques Agricoles rapportée par Salvat (Communication CPMA 1989) a permis de distinguer six types d’élevage porcin en Corse.

1. Du type « basse cour », dans lequel un petit troupeau de race améliorée est parqué, nourri à l’orge et aux aliments complets et fini à la châtaigne.

2. Extensif incontrôlé, le porc vivant en liberté toute l’année dans la châtaigneraie, l’éleveur possédant peu ou pas de bâtiments d’élevage ou de transformation.

3. Extensif avec investissements, où l’élevage est mieux contrôlé dans une châtaigneraie en propriété ou en location, l’éleveur disposant d’un local de transformation.

4. Extensif contrôlé et dynamique : apports alimentaires importants, finition à la châtaigne, existence de bâtiments d’élevage et de transformation.

5. Semi-intensif, dans lequel le cheptel, tout en utilisant l’espace naturel, reste enfermé au moins 6 mois, avec des investissements importants en bâtiments adéquats.

6. Semi-intensif dans lequel l’éleveur n’est qu’engraisseur et charcutier.

Vercherand rappelle que « de toute les productions animales en Corse, c’est la filière porc-charcuterie qui recèle les plus fortes potentialités. Elles pourrait même être érigée en rente de monopole dans la mesure où la finition des porcs se réalise sous chênaie et châtaigneraie, c’est à dire sur des bases qui ne sont guère reproductibles en Europe. Or la chênaie, et surtout la châtaigneraie,  non entretenue et non gérée deviennent de moins en moins productives. »

Revenons sur l’enquête ci-dessus. Bargain (Comminucation CPMA 1989) signale que deux scénarios d’évolution possible ont été élaborés suivant deux hypothèses :

« La première hypothèse est qu’il n’y ait pas d’intervention, dans ce cas, l’avenir ne peut apporter qu’une poursuite de la dégradation du milieu et des conflits sociaux, une perte de qualité et l’accentuation des problèmes de commercialisation. Les systèmes extensifs se maintiendront très difficilement et il y aura un développement du semi-intensif, mais à court terme seulement, car la perte de qualité et d’originalité engendrée par ce système entraînera à la perte du créneau visé ».
« La deuxième hypothèse est qu’il y ait une véritable structuration de l’élevage. Cela permettrait, à plus ou moins long terme, une homogénéisation des élevages, avec pour modèle un élevage semi-extensif : race croisée, cheptel sain et identifié, alimentation suivie et finition à la châtaigne, bâtiments d’élevage adaptés et parc, abattage et transformation dans des locaux agrées. Cette structuration entraînerait aussi une amélioration de l’état du milieu, une diminution des conflits, et l’accès possible à de nouveaux marchés »

C’est évidemment cette deuxième solution qui doit être recherchée avec une politique volontariste et nous pensons - tout en reconnaissant notre ignorance - que la race corse, dûment croisée (on a bien croisé le cerdo ibérico avec le Duroc) devrait être privilégiée, tout au moins dans quelques centres expérimentaux. En effet, de deux solutions d’une égale difficulté d’application c’est la plus rentable qui doit être retenue par son caractère incitatif. Non seulement le prix de vente du produit fini sera plus élevé, comme nous l’avons vu pour le jambon de pata negra, mais encore la sélection pourra être guidée (voir Toro et al.) vers l’augmentation du pourcentage de parties nobles. Elle irait, de plus, dans le sens marketing de la recherche de l’avantage différentiel des qualités organoleptiques et la connotation « écologique », qui devraient être protégées par des moyens juridiques (certificats de qualité, labels, indications géographiques ou appellations d’origine) (Sur proposition française de novembre 1989, la Communauté Européenne s’engage vers la protection communautaire de la qualité au moyen de certifications, labels ou appellations d’origine, qui ne devraient plus être limitées au terrain viticole. C’est le moment de prendre le train en marche !)
Les moyens à mettre en œuvre seraient importants.
La même enquête le souligne :
« Travaux sur le foncier, l’établissement d’un cahier des charges très précis et un changement de la politique des subventions, une lutte sanitaire organisée, un effort de formation au problème de l’abattage et de la transformation, la mise en place d’une protection de la charcuterie et la recherche active de nouveaux marchés. » (Communication BARGAIN CPMA 1989)

Au fond - et l’expérience des centres pilotes semble le démontrer - la mise en application d’une telle politique se heurte à deux types d’obstacles, psychologique l’un, bien réel l’autre.

Le premier est l’inertie, l’immobilisme, le traditionnel, individualisme corse. Mais le Corse n’est pas plus individualiste que l’andalou qui, confronté à l’obligation de s’expatrier vers le salariat citadin, a choisi - pour les plus attachés à leur racines - d’abdiquer une partie de ses libertés dans la coopérative : vivre solidaires ou solitaires, disait Camus. Une bonne action psychologique, des stages de jeunes dans des exploitations espagnoles de petite taille, le succès d’une première expérience, peuvent faire boule de neige comme pour les coopératives agricoles ou les plantations de Kiwis. Une aide constante des organismes de recherche comme des centres professionnels, réglant les problèmes au coup par coup, est indispensable (Une coopérative du Taravo, commerçant avec 11 membres se retrouve avec 3, peu de temps après. A l’examen, on découvre qu’il n’est pas tenu compte du temps (forcément variable) travaillé par chacun. Les malentendus auraient pu être dissipés en rémunérant séparément les heures effectuées et l’activité de coopérateur. Mais il aurai fallu un minimum de comptabilité.).
Quant à l’autre obstacle, c’est la situation du foncier.
De prime abord, il paraît présomptueux et même inconvenant qu’un non-corse, même familiarisé avec le problème par son environnement familial, se permette d’aborder un sujet aussi typiquement corse que celui de l’indivision.
A la réflexion, toutefois, il ne serait pas entièrement inutile d’esquiver quelques idées, pensant qu’un point de vue extérieur apporte parfois un éclairage nouveau, et que l’une des fonctions les plus nobles de l’homme est de sécréter des idées, laissant aux faits et aux autres le soin de les démentir ou de les réfuter.
Il nous semble que l’indivision doit pouvoir être combattue, avec tout le tact et le temps que le sujet demande, par deux types d’actions concomitantes : l’une destinée à diminuer et progressivement éteindre l’indivision existante, l’autre tendant à diminuer l’indivision future, précédées toutes deux d’une étude effectuée par des psychologues pour détecter les freins et les contraintes mentales réelles.
Le premier volet envisagerait, en substance, un transfert progressif de l’administration des biens indivis à la commune, tout en procurant à celle-ci un titre qui lui permettrait, en cas d’inaction des héritiers, et dans un délai suffisamment long, d’en devenir le propriétaire.
Par exemple, dès le décès ab intestat du de cujus, la commune pourrait en prendre date en invitant les héritiers présomptifs, directement ou par voie d’annonce légale, à demander l’ouverture de la succession : ensuite, avec des délais suffisants, elle pourrait rappeler par des relances successives les mesures d’administration transférée auxquelles l’héritier s’exposerait par son silence. Le moment venu, la commune entrerait en possession des biens indivis, soit avec les droits et obligations de l’usufruitier - et notamment celle d’en conserver la substance par un entretien adéquat - ou encore comme administrateur de biens d’autrui, le bénéfice d’exploitation éventuel étant crédité à un compte spécial. Après une possession, peut être trentenaire, la commune pourrait devenir propriétaire des biens (cf, quant à la création d’un titre, l’étude du Notariat corse publiée il y a quelque mois)
Ceci, qui est simple à dire, est bien plus difficile à faire, car une modification de notre droit serait nécessaire : il faudrait notamment, y introduire des figures juridiques de démembrement du droit de propriété, peut être inspirées du trust anglo-saxon (Rappelons, pour ceux qui s’interrogeraient sur les difficultés d’introduire le trust dans les pays de droit romain, que le Japon l’a fait il y a 60 ans alors que leur code civile est d’inspiration française et allemande). Accessoirement, il conviendrait de modifier les conditions de la prescription acquisitive pour l’étendre à la commune, possesseur mais non à titre de propriétaire. Enfin, des aménagements du droit administratif seraient également nécessaires.

Prévenir, aussi, et ce deuxième type de mesures serait peut être plus facile à appliquer. L’expérience prouve que, lorsque le partage a été décidé en vie du chef de famille, la division de l’héritage pose moins de problèmes affectifs, psychologiques, ou tout simplement de conflits d’intérêts.
Dès lors une action d’information soutenue, mais respectueuse, à domicile sans être envahissante, confiée peut-être à des étudiants dûment formés, avec la collaboration du Notariat, premier bénéficiaire, pourrait être envisagée. Le paterfamilias serait ainsi mieux informé sur la possibilité de diviser son patrimoine de la façon qu’il estime la plus conforme aux aptitudes des ses fils, d’avantager, s’il le désire, l’un d’entre eux, de garder secrètes ses dernière volontés, s’il le trouve préférable, de changer ses dispositions à tout moment, tout en dédramatisant le testament et ne soulignant son faible coût.
Qui sait d’ailleurs si une incitation fiscale ou même - n’ayons pas peur de le dire - « économique » ne serait pas à long terme, au moins aussi rentable que certaines primes d’arrachage.

 

Utopie

Faisons un rêve.

La châtaigneraie, ou du moins une partie, est louée ou temporairement cédée aux éleveurs qui se chargent comme dans l’ancien temps, de son entretien (Les programmes de régénération de la châtaigneraie financés par la CEE accordent une aide de 95% pour les travaux de rénovation, de démaquisage et l’ouverture de chemins d’exploitations (Source : Service Forestier Castanéicole) et de la surveillance du troupeau. Des exploitations, individuelles se maintiennent, destinées à satisfaire les besoins de l’unité familiale et à obtenir un revenu d’appoint par la vente de charcuterie sur place, fabriquée simplement et sans investissement pendant une courte période de l’année.
Avec elles, coexistent des unités plus rationnelles, mieux structurées, qu’elles soient formées par des entrepreneurs individuels avec un nombre limité d’ouvriers temporaires, ou sous forme coopérative, qui élèvent des porcs de race corse ou sagement croisés de façon extensive.

L’éleveur bénéficie de l’aide des pouvoirs publics sous forme de subvention ou de prêts bonifiés pour effectuer les investissement nécessaires, notamment en chambres frigorifiques. En contrepartie, il se plie à un cahier des charges et à un contrôle sanitaire.
Les organisations professionnelles aident à la gestion et à la comptabilité, tandis que des coopératives de commercialisation contrôlent la qualité, groupent les achats et assurent l’exportation du produit fini, protégé par un label ou une appellation d’origine, vers des consommateurs bien ciblés au moyen d’une distribution sélective, appuyée par une publicité insistant sur les avantages de la charcuterie nustrale, le tout à un prix de vente suffisamment rémunérateur.
Utopie dira-t-on. Peut-être. En 1962, le Brésil commença à exporter timidement sous forme congelée le jus d’orange qui constitue, comme chacun sait, l’élément indispensable du breakfast anglo-saxon.
Dans les années 80, l’industrie s’était développée au point de devenir la troisième exportatrice du pays. Aujourd’hui, le jus d’orange congelé brésilien satisfait la moitié de la consommation des Etats Unis et les trois quarts de la demande mondiale (Herald Tribune du 2 janvier 1990) Rétrospectivement, et toutes proportions gardées, c’était bien là un bel exemple d’utopie.

Et puis, comme le dit Aragon, « la disproportion de l’utopie est la première forme, toute spéculative, d’une libération de l’esprit, et le jardin de l’avenir pousse dans le malheur de l’homme ».