ESQUISSE DE LA VIE EN CORSE IL Y A CENT ANS
Conférence faite à Cervione le 12 juillet
1971
Par PETRU CIAVATTI
Cette vie d'il y a cent ans, bien entendu, je ne l'ai pas connue, mais j'en ai entendu parler très souvent par mes grands-parents d'abord, par mes parents ensuite et par quelques personnes de leur génération aussi, qui ne se faisaient guère prier pour raconter ce qui avait été leur existence - et dans les moindres détails - cette vie qui nous paraîtrait bien dure, voire impossible même, aujourd'hui, si nous devions, pour quelque cause que ce soit nous y astreindre à nouveau.
Et nous nous plaignons, et nous osons contester et revendiquer sans cesse, alors que les mots : fatigue, peine, effort, travail, misère, ont perdu à peu près tous leurs sens, la machine ayant aidé à tout atténuer, sinon à aplanir et remplacer, comme l'ont, par ailleurs, aussi perdu des mots comme : bonheur, gaieté, joie, abondance, solidarité.
Voulez-vous afin de beaucoup moins vous lamenter, et ne serait-ce que pour trouver merveilleuse en tous points notre vie actuelle, que nous évoquions ensemble et pour quelques instants seulement - car le sujet pourrait nous retenir beaucoup plus longtemps et ne s'épuiserait nullement en quelques soirées tant il est vaste - Voulez-vous donc que nous parlions un peu de cette vie de nos grands-parents, de cette vie qui aurait bien pu être la nôtre également, si le progrès et la civilisation eussent suivi, tout simplement, le cours de leur évolution normale, très lentement, au lieu d'avoir plus progressé en quelques cinquante années, voire moins encore peut-être, qu'ils n'avaient avancé en quelques siècles.
En France, c'était le lendemain de la guerre désastreuse de 1870-71, avec l'écroulement du Second Empire et l'avènement de la Troisième République, l'Italie, elle, avait à peine démarré son unité et cherchait sa voie européenne.
Dans l'Ile, on commençait à parler de chemin de fer, mais il faudra attendre encore plus de dix ans, puisque ce n'est qu'en 1879, que débutèrent les premiers travaux, avec le percement du tunnel de la Torretta, entre Bastia et Lupino, dont les déblais servirent à l'agrandissement de la place St Nicolas côté nord, démarrant ainsi les embellissements de la vraie capitale de l'Ile.
De Paul Bourde, envoyé spécial du journal parisien " Le Temps ", nous lisons en 1885-86 : " l'Ile était restée au stade de la féodalité " et l'abbé GALLETTI, dans son " Histoire de la Corse Illustrée " - livre depuis longtemps épuisé et introuvable - écrivait : " Nous avons parcouru des villages et des contrées dont les chemins sont encore à l'état primitif ; ce sont des sentiers larges de 30 à 40 centimètres, souvent cachés ou interrompus par d'épaisses broussailles ou effacés par des pluies torrentielles ".
Des routes, certes, les grandes routes nationales reliant, entre elles, les villes principales, mais pour longtemps encore - jusqu'en 1914, et peut-être bien après pour un grand nombre de nos villages enclavés de montagne - plus de 300 d'entre eux étaient dépourvus de débouchés carrossables ; on n'y accédait qu'à pied, par des chiassi, sentiers tout juste praticables, grâce aux prestations annuelles des habitants, soucieux de préserver leurs seules voies de communications, où il fallait faire très attention, non pas tant pour soi même que pour les précieux chargements de granu (blé), d'orzu (orge), de segala (sègle), d'oliu (huile), ou de vinu (vin), que l'on transportait dans des narpie, otri, mantachi, zani, tous récipients plus ou moins grands et en peau de chèvre ou de sanglier - les poils à l'extérieur - qui étaient, par conséquent, très vulnérables et qu'un simple tangu ou spinzone, ronce ou arête quelconque, trouait inexorablement, si l'on ne prenait garde aux bêtes, toujours si désireuses de raser de trop près les talus et les bords de ces chiassi ou la macchia (maquis), et bien entendu les sepalaghi (ronciers) poussaient drus.
Obligation donc d'avoir toujours avec soi une lesina (alêne), et du spacu (ligneul), si l'on voulait sauver quelque chose du désastre, en raccommodant sur le champ, l'ustensile percé. Sans compter également que la funa, corde en poils de chèvre tressés, mal assurée au départ, pouvait se desserrer, laissant ballotter, puis déséquilibrer la somma (chargement), si ce n'est bien pis, le laisser tomber à terre ; ou que la cinghia (sangle) pouvait aussi casser brusquement ou, encore, que la bête, subitement apeurée et affolée, pigliassi ombra (prit peur), et se mit à galoper frénétiquement, pour ne s'arrêter justement que toute la somma éparpillée à terre. Aussi prenait-on grand soin d'attacher chaque fera (âne) ou mulet, à l'imbastiu (bât), de la précédente, si l'on en avait plusieurs à conduire, et tenait-on solidement le cavizzone (licol) de la première, à la main.
Tous ces chiassi étaient beaucoup plus fréquentés que ne le sont, d'ordinaire, nos routes actuelles. C'était un perpétuel va-et-vient de gens et de bêtes, et l'on y bavardait et chantait gaiement, malgré qu'on y alla pieds-nus, cependant.
Pieds-nus direz-vous ? Eh oui ! Non par avarice, mais bien plutôt par économie, car la misère était générale à cette époque. Il fallait tout économiser, et plus encore pour les vêtements et les chaussures. Alors, on portait tout simplement, celles-ci, autour du cou pour ne les enfiler qu'à l'entrée de la ville ou du village où l'on se rendait pour une cérémonie ou une affaire quelconque. Me croirez-vous si je vous dis que beaucoup d'hommes ne connaissaient, alors leurs premières chaussures qu'en arrivant au régiment ? Cela est vrai.
Pas de traitements, pas de pensions, pas l'allocations familiales ni de subsides quelconque, sur lesquels on pût compter. Ne fallait-il pas dès lors, économiser le plus possible, les quelques sous que rapportaient la vente de rares produits ou le montant de quelques ghiurnate (journées) que l'on pouvait gagner à l'occasion des grands travaux comme la zappera di e vigne, (piochage des vignes), la mundera et la sighera (nettoyage des blés et leur moisson). On avait tellement peiné et transpiré pour le gagner, qu'on se gardait bien de dépenser cet argent, et les pauvres femmes se flétrissaient les yeux pour coudre et recoudre sans cesse des hardes misérables. On économisait jusqu'aux fulminenti (allumettes), qui ne flambaient qu'en cas de nécessité absolue. Pensez qu'il fallait un soldu (sou) pour en avoir cinquante, et qu'elles coûtaient donc bien plus cher que le rocchiu (grosse bûche), qu'on se procurait pour rien dans la macchia (maquis), n'ayant que la peine de le transporter à la maison - encore une bête s'en chargeait-elle - et celle de le monter jusqu'au fucone (l'âtre). À a campagna (aux champs) les hommes avaient toujours dans leurs stacche (poches), l'esca (amadou), l'acciarinu petite pièce fabriquée par le stazzunaru (forgeron), et le petraculu (silex, pierre à battre), le tout dispensant d'avoir recours aux fulminenti. Vous dirai-je aussi que le focu (feu), ne s'éteignait pas le soir, qu'on le laissait couver sous la cendre, pour ne le raviver que le lendemain matin. S'il s'éteignait, on allait chez la voisine à piglià una cria di focu (prendre quelque morceau de tison allumé) ou quelques braises, afin de rallumer chez soi, mais on ne gaspillait pas encore une allumette précieuse.
La Corse, il est bien certain, vivait alors en autarcie. Elle avait su s'organiser en autarcie alimentaire, au point de la rendre presque complète. Vivant dans un circuit fermé, sans aucun rapport ni contact étroit avec les vallées voisines, encore moins avec la ville distante - qui, avec l'automobile de nos jours, nous paraissent si proches - dans l'impossibilité presque absolue de vendre quoi que ce fût de ce que l'on produisait - puisque tous produisaient les mêmes choses - on ne pouvait que fort difficilement faire de l'argent. Certes nombreux étaient ceux qui vivaient de leurs biens au soleil, comme l'on dit généralement, du vivu (élevage de bétail) par exemple, mais qui ne possédaient hélas, pas la moindre pièce d'or, tout au plus quelques piécettes d'argent et surtout des patacconi (deux sous à l'effigie de Napoléon III ou de Victor Emmanuel II) en billon.
Quoi d'étonnant alors, ch'un soldu fussi un soldu (un sou fût un sou) et qu'il ne sortît plus du zanu (escarcelle) ou du scagnu (tiroir) une fois qu'il y était entré ? Le numéraire était rarissime et l'on peut lire dans le Rapport de la Commission Delaunay, sur l'enquête provoquée par Clemenceau, en 1902, qu'en la perception d'une commune, on n'avait pas pu faire la monnaie d'une pièce de 5 francs.
Aussi, bien des règlements et des affaires étaient-il réglés pas abbunamentu (abonnement), en nature, comme le docteur, l'instituteur, le barone (garde champêtre), le curé, le stazzunaru (forgeron). Bien entendu, je pourrai vous en donner les différents montants, mais le temps nous manque pour tout relater dans les moindres détails, et nous ne pouvons qu'effleurer à peine chacun des différents et nombreux chapitres de cette véritable somme de nos usages antiques. C'est par abonnement aussi, que l'on payait la paghia di boi (paire de bufs). Les biade (céréales) servaient à régler tout ceci, tout comme les châtaignes ; la farine de châtaigne, le fromage et l'huile.
Toujours par souci d'économie, au puvarellu, au circataghiu, au pacciaghiu, différentes épithètes désignant le mendiant - vous constaterez au passage, combien riche est notre belle langue corse - qui pérégrinaient dans l'Ile, et souvent par bandes entières, surtout à l'occasion des fêtes patronales de villages - où même ils étaient si nombreux qu'ils élisaient leur capimacchia (chef), avec qui l'on traitait directement et qui se chargeait de la répartition équitable de la limosina (aumônes) - on faisait bien sûr la charité, mais seuls les riches donnaient un soldu ou dui (un sou ou deux) ; tous les autres offraient un pezzu di pane (un quignon de pain), un morceau de furmagliu ou casgiu (fromage) ou une poignée de châtaignes sèches. A l'occasion d'un décès, et selon la volonté du défunt, on leur distribuait de la viande crue.
Une mère refusait un soldu à son enfant qui mourrait d'envie d'acheter un frullulu (toupie) ou un'asta d'arganizzu (un bâton de réglisse en bois), des palle (billes ou des figues - on en avait 12, au choix -. Un fils refusait même un calmant prescrit par le médecin à son père mourant, afin qu'il passât sans trop souffrir de vie à trépas, avec pour tout prétexte que cette dépense s'avérait inutile.
Vous imaginez sans peine qu'avec ce besoin d'économiser à tout prix, la vie de nos aïeux fût tout axée sur la production de tout ce qui était essentiel à cette vie, et, tout d'abord, à celle du cibu, (nourriture quotidienne). Il fallait, absolument, que chaque focu (foyer) eût sinon en abondance, du moins en suffisance, le strict nécessaire en provisions de bouche pour tenir, non seulement durant les longues et terribles invernate (hivers) - beaucoup plus rudes de nos jours, mis à part celui de 1939/1940 - mais aussi afin de parvenir jusqu'aux racolte (récoltes) qui rempliraient à nouveau les case (maisons) du granaghiu à e cantine (du grenier aux caves).
Dès lors, comment s'étonner que l'on travaillât d'arrache-pied, hommes, femmes, enfants, bêtes, à longueur d'année, d'un capu d'anu à l'altru, et da l'alba à l'attracchiu (de l'aube au crépuscule) pour subvenir aux besoins des familles, presque toutes nombreuses à l'époque. Il ne fallait alors, expressément compter que sur soi ; peu de denrées arrivant du continent, mises à part quelques épiceries comme le caffè (café), le zuccaru (sucre), le petroliu (pétrole) - qui commençait à supplanter l'huile et la lumerella (petite lampe portative) - ainsi que le fiore biancu (farine blanche) qui arrivait par grands sacs de 120kgs, réservés au début du moins, seulement aux malades et qui, par suite, devint pain de luxe.
Le milieu, la terre, les bêtes, les personnes, tout était mobilisé et devait aider à pourvoir les besoins alimentaires, vestimentaires, d'habitat et d'outillage.
À ringrazià (heureusement) qu'à cette époque-là, il n'y avait pas grand chose à acheter dans nos villages, car on aurait été bien malheureux avec peu ou pas d'argent, s'ell'ùn era per barattu o per scambiu (si ce n'était par troc ou échange) on ne pouvait rien se procurer, comme d'ailleurs nous n'en fîmes que trop l'expérience durant la dernière guerre mondiale où l'argent était, à nouveau, fort peu prisé par nos villageois ; on y a vu bien des gens aisés n'assouvir leur faim que lorsqu'ils eurent cueilli châtaignes et olives et, après en avoir tiré farine et huile, les troquer contre d'autres produits.
Le troc n'excluait nullement les paiements en numéraire, mais ils étaient fort limités. Les échanges prirent fin il y a seulement une cinquantaine d'années, à part leur renouveau passager en 1939-1940, comme je viens de le dire. Ma mère m'a souvent raconté que, dans sa prime jeunesse, elle montait au grenier prendre une ou deux poignées de blé, qu'elle descendait, de toute la vitesse de ses petites jambes, échanger contre des bonbons, à l'épicerie voisine. Mais ces échanges en nature se pratiquaient en gros, entre la Balagne et la Castagniccia - deux régions riches, l'une pour son huile, l'autre pour ses châtaignes - et, dans de plus faibles proportions, dans le reste de l'Ile. De véritables périples s'organisaient, et, qui partait avec sa mulata (charge d'huile ou de farine de châtaigne), remontait jusqu'à l'extrémité du Cap Corse ou descendait, souvent, jusqu'à Zicavo ou Sartene, avant d'avoir pu l'échanger ou la vendre. Un autre échange florissant alors était des pignule, récipients en terre d'amiante, que l'on fabriquait surtout à Canaghia et que la Corse entière utilisait alors, faute d'autres ustensiles de ménage.
C'était également l'époque des traculini et de bancarotti (colporteurs) qui transportaient avec eux tout un monde de petites et de grandes choses, le plus souvent fort utiles aux ménagères, dans une foule de boîtes qu'ils ouvraient si parcimonieusement, une fois qu'ils avaient étalé tout leur éventaire sur les murette des places. Bien entendu, en un instant, toutes les femmes et les zitelli (enfants) du paese (village) se trouvaient rassemblés autour de ces richesses entassées pêle-mêle ; fils, aiguilles, lacets, peignes, cirage, parfumerie, coupons de tissus, couteaux, ciseaux, épingles et toutes sortes d'objets de première nécessité. Il fallait entendre les boniments de ces traculini, la plupart italiens, cumprendu a quattru e vendendu a trè (achetant à quatre sous pour vendre à trois) prétendaient-ils du moins, et qui très astucieusement arrivaient à écouler leur camelote aux femmes qui, pourtant, hésitaient longtemps et prezzighiavanu (marchandaient fort) avant de se décider. Les plus fortunés étaient arrivés à moderniser leur commerce ambulant, en attelant à une charrette ou à un cabriolet, un sumere (âne) et même un mulet, parfois. Ce métier existe toujours, et, de temps en temps, j'entrevois encore le bancarotta - peut-être est-ce le dernier - qui, avec son âne chargé, se déplace dans la région de Barchetta et de la Custera. Je me suis toujours demandé comment ces braves commerçants pouvaient prospérer ; mais il faut croire cependant qu'ils s'en tiraient tout à leur avantage. Il est vrai qu'alors, les maisons manquaient de tellement de choses, et des plus utiles, et que leur arrivée dans un village était une véritable aubaine et tirait nos aïeules d'une foule de petits embêtements, tout comme l'arrivée des paghiulai (rétameurs) attendus si impatiemment par tous ceux qui avaient leurs paghiole (chaudrons) ou frissoghie (poêles à frire) percées ou en mauvais état.
Epoque d'intenses travaux de toutes sortes, tant pour l'omi (hommes) que pour les donne (femmes) qui, en plus d'aider les premiers dans les nombreux travaux des champs, devaient accomplir tous ceux leur incombant à la maison, naturellement. Parmi ceux-ci, citons, l'innacquera (arrosage des jardins souvent éloignés des villages), les legne, ramassage et mise en carchi (fagots), du bois menu nécessaire au chauffage du four principalement, carchi di legne, qu'il fallait transporter ensuite, sur la tête, jusqu'aux lignaghi (tas de bois) que chaque famille érigeait derrière sa maison, à l'ombria. L'homme, lui, se contentait de faire la coupe de bois, bien à l'avance, afin que la scopa (bruyère) et l'arbitru (arbousier) fussent bien secs au moment de s'en servir. Il fallait également que chaque jour la donna songeât à la corvée d'eau et, la secchia (seille en bois) sur la tête, aille jusqu'à la fontaine, plus ou moins lointaine, chercher les 10 ou 15 litres d'eau nécessaires à la vie familiale. C'était très lourd, mais du moins y gagnait-elle en sveltesse et élégance. Je suis sûr qu'elles seraient émerveillées et ch'elli li riderianu ancu i calcagni (tout rirait en elles) si elles pouvaient voir s'écouler cette eau précieuse des robinets de nos cuisines.
Aux femmes, bien entendu, l'autre corvée non moins pénible de la bucata (lessive) qui prenait alors plusieurs jours, entre la lavera (lavage) proprement dite, l'ébullition dans les bugni pittoresques ou la cennera (cendre) de bois) servait de poudre, et la richiarera (rinçage) ainsi que les pénibles transports toujours sur la tête, le plus souvent, i lavatoghi (lavoirs) n'étant pas généralement près des villages. Que nous sommes loin de la machine à laver qui ferait leur bonheur, certainement. A elles, aussi, la fabrication du pane (pain) chaque samedi, mais j'y reviendrai un peu plus loin. Toujours à elles, le nettoyage et l'entretien des zitelli, toujours nombreux, et des vecchi (vieux) quand il y en avait, leur surveillance continuelle, le nettoyage de la maison, et surtout pendant la settimana santa (semaine sainte) où la visite du curé pour la bénédiction annuelle requérait le maximum de propreté.
Et le travail de la filatrice (fileuse) qui entortillait si rapidement un petit écheveau entre ses lèvres, dégageant un groupe de fils avec sa main droite, le relevant vers le haut, et, d'un geste vif mais précis, le roulant entre ses paumes et ses joues, tout en mâchouillant continuellement une châtaigne sèche, afin d'activer sa salive. La tessitura (tissage) du pannu corsu et de la tela casana ou puciaghia, drap et toile grossière de lin ou de chanvre, inusable, était aussi un de leurs métiers dans beaucoup de villages, mais surtout dans le Niolu. Beaucoup faisaient les sartore (couturières) sans jamais avoir appris bien sûr, et elles y étaient très expertes.
Il n'en allait pas autrement pour les omi, nous allons le voir. Et, en tout premier lieu, il leur fallait réclamer assez de grain pour pouvoir subsister et que ce fut de granu, d'orzu, de segala, de farina castagnina, il importait d'en avoir la quantité nécessaire, car en avoir été réduit au pain qu'on aurait pu acheter, eût été considéré comme une vraie malédiction du Ciel et constituait l'aveu d'un dénuement complet, de la misère noire. À chì mancava a facitura (qui n'avait pas son pain) mancava di tuttu (était privé de tout), la facitura étant la quantité de farine nécessaire pour la fabrication du pain ou de pisticcine (sorte de galettes de farine de châtaignes levées) de la semaine entière. Anathème qui n'est plus d'usage mais qu'on n'oublie pas, car il s'appliquait, en Corse, aux malheureux et aux déshérités se trouvant dans l'obligation d'acheter leur pain quotidien, au lieu de le fabriquer soi-même. Cela voulait dire qu'ils étaient privés de la ressource vitale terrienne qui fournissait la famille de réserves : céréales ou châtaignes. Et lorsqu'on voulait du mal, le dernier mal à quiconque, on l'anathématisait en souhaitant qu'il fût acculé à acheter son pain, indice suprême de l'indigence.
Aucun boulanger n'existait, bien entendu ; il a même fallu attendre la fin de cette dernière guerre pour en voir l'établissement dans certains de nos villages. Et vraiment pouvons-nous concevoir pareille chose, nous qui sommes si habitués à ne manger notre pain que frais et croustillant, chaque matin ? Aussi ai-je besoin de souligner que le samedi était un vrai jour de fête, même il y a seulement une trentaine d'années, car non seulement on allait manger du pain frais - ce qui était assez appréciable quand on avait aiguisé ses denti (dents) sur les derniers quignons de pain dur du vendredi mais, avec lui, sur les capisteghi (couvercles en planches) des medie (pétrin) pour porter les pâtons au four et en ramener le pain - apparaissaient aussi les bonnes bastelle (pâtes moins cuites que le pain généralement), et les pomi et mele cotte (pommes de terre et pommes cuites) sous la cendre, au parfum grisant. Chaque famiglia (famille) fabriquait donc son pane (pain) et ses pisticcine odorantes et croustillantes à souhait, qui remplaçaient bien souvent le pain, dans les pays châtaigniers, pour la semaine, et, dès le vendredi soir, commençait à se répercuter, de maison en maison, le joyeux taratata de ce que le poète de Santu Petru di Tenda, Ghjuvan Petru LUCCIARDI, appelait la bella preghera di u sabatu sera. La femme passait au stacciu staglione ou camellinu ou di seta (différentes sortes de tamis) selon que l'on désirait du pane neru (pain bis) - qui fleurait la vie végétale - ou du pane biancu (pain blanc). Si elle était prima tacchera, c'est-à-dire si elle débutait la journée, impastava (pétrissait) immédiatement, pour que la pasta (pâte) ait le temps de leva (lever) car il lui fallait enfourner bien avant l'aube, pour permettre aux autres clientes du fornu (four) de cuire aussi leur pain. Ah ! les bons moments passés à ces fours, véritable salons de bavardages et de cancans aussi.
On se régalait de ce bon pane et de ces bonnes bastelle, même au temps de ma jeunesse, comme nous nous régalions tellement aussi, chaque soir, à l'arrivée des bande di capre (troupeaux de chèvre) lorsque le pastore (berger), nous offrait ses tinelli et stagnoni (seaux en bois ou en fer) remplis de bon latte sciumosu (lait écumeux) que nous buvions avec des foglie d'arbitru (feuilles d'arbousiers) en guise de cucchiare (cuillers).
Pourtant avant de pouvoir se régaler de toutes ces choses succulentes, que de travaux, que de peine, que de sueur !
Ainsi pour le pain, bien avant la suminera (semailles) il y avait toute la préparation du terrain, et je vous fais grâce encore des détails, puis la surveillance continue et attentive du granu - tant de bêtes errant à l'abandon, qui en étaient si friandes - la mundera (nettoyage des mauvaises herbes) puis la sighera (moisson) opérations si pénibles toutes les deux parce qu'accomplies sous un soleil brûlant, la tribbiera (le dépiquage) et la spulera, toujours dans l'aghia (aire). Les travaux de l'aghia étaient parmi les plus durs, car s'y ajoutaient aussi la très grande chaleur, la soif et la poussière. Certes c'était une paire de bufs qui tirait le tribbiu (énorme pierre ronde) mais il fallait les accompagner, dans leur ronde monotone et continue, à leurs pas lents et mesurés. Ensuite la spulera qui consistait à jeter en l'air, avec des forche (fourches) en bois ou en fer, le mélange de paille et de grains, afin que u trattu propice (brise), rejetant la première, fît tomber à vos pieds le grain lourd ; pour cette opération, obligation de se vêtir littéralement da u capu à i pedi (de la tête aux pieds), la pula, cette fine poussière, vous pénétrant partout ; de plus, un'arsura, une soif inextinguible vous assaillait et le caratellu et les zucche (le baril et les gourdes) avaient tôt fait de se vider.
Et là, ne s'arrêtaient pas encore les travaux et les peines, car il fallait encore nettoyer le blé, le laver, le faire sécher et le porter aux mulini (moulins) par des sentiers le plus souvent abrupts, ces mulini étant installés, pour la plupart, dans des endroits invraisemblables d'incommodité, au fond de fiuminali (vallées escarpées et d'accès difficile). Bien entendu, obligation de ramener la farine à la maison et l'ensacher au grenier ou dans des bancali (gros coffres en bois de châtaigniers) qui servaient aussi de bancs, le couvercle rabattu. Il fallait encore surveiller tout cela avec un très grand soin, les topi (rats et souris) ne manquant pas, ni fournis, que la simple strichinetta (strychnine), n'arrivait pas à exterminer.
Connaissant tout ce qu'il coûtait d'efforts et de fatigues, le pain était révéré. Personne n'en gaspillait une seule bouchée et chacun ramassait le moindre buccone (morceau) tombé à terre, alors que nous pouvons en voir de pleines poubelles dans les ville, chaque matin. On faisait même le signe de la croix sur chaque pain que l'on se préparait à entamer.
Et toutes les biade (céréales) ainsi que le linu (chanvre), l'oliu (huile), et le vinu (vin) requéraient la même somme de fatigues et de peines, avant de les emmagasiner chez soi.
Voulez-vous que nous rappelions très brièvement comment on finissait par se régaler avec ces succulentes châtaignes ou cette non moins délicieuse farine de châtaignes ? Bien que l'on n'ait pas eu la peine soi même, de semer cette fois ci - mais encore quelqu'un avait-il dû planter les arbres, à une certaine époque, et sûrement défricher, au préalable, le futur castagnetu (châtaigneraie) - il fallait procéder au nettoyage des arbres, l'hiver venu, afin de les débarrasser de leur bois mort et des rejets, toujours préjudiciables - opération que beaucoup de femmes menaient à bien, marchant pieds-nus sur les branches horizontales, la hache à la main j'en connais une qui pourrait encore venir en témoigner, la pauvre - puis, en plein mois d'août, pratiquer la diraschera pour couper le petit maquis et les innombrables filette (fougères) drus. Ensuite venait la cugliera (cueillette) à une époque où, généralement, commence le gattivu tempu (le mauvais temps. Alors, qu'il ventât ou qu'il plût, da l'alba à l'attracchiu, dans le brouillard et le froid, ramasser les castagne, en remplir des sporte et des sporte, inlassablement, fouillant le sol, les feuilles et les terribles ricci (bogues) avec des ruspaghjole,(petites fourches à main, à trois dents). Ah ! ces ricci et leurs épines si fines, si acérées dont on a vite les doigts pleins et qu'on ne pourra extraire que le soir, au retour à la casa. Toutes ces châtaignes sont transportées tout au long du jour, et entassées à l'entrée de la maison de chaque propriétaire, et c'étaient encore les cuglitori (cueilleurs) sur fatigués de leur journée, qui devaient en rentrant, les hisser à l'étage le plus élevé, soit sur leurs épaules, soit à l'aide d'un palan, car les grate (séchoirs enfumés) s'y trouvaient toujours. Un proverbe de la Castagniccia disait cruellement : " chì vole cunnosce a galera, valga à a Penta à a cugliera " (celui qui veut vraiment savoir ce que c'est que la cueillette des châtaignes, presque la vie du galérien, en somme, devait aller la pratiquer à Penta). Etait-ce de Penta di Casinca ou di Casaconi qu'il s'agissait, je crois que cela n'a pas tellement d'importance, car les propriétaires y étaient tout aussi férocement égoïstes et ne songeaient qu'à leur récoltes ! Et savez-vous à quelle rétribution avaient droit ces vrais damnés de la terre ? À una soma di castagne secche, à peu près 120kgs de farine, une fois celles-ci moulues et u limu (la part du meunier) prélevé.
Je ne vous ai rien dit de la pistera préalable des châtaignes sèches, avec la saccula (espèce de sac en forme allongée), en toile très résistante, que l'on abattait avec force, sur un troppu (billot en bois) afin de débarrasser les fruits, non seulement de leurs buchje (enveloppe) extérieures, mais aussi des petites peaux intérieures et lesine. Puis la cernigliera (le criblage) et le passage au four : a furnulera, et le charriage au moulin.
Pour l'oliu, ne parlant pas non plus de la piantera des arbres, faite depuis fort longtemps, il fallait aussi nettoyer les arbres, toujours aussi périlleusement avec une hache, puis le dessous des arbres, qu'on allait jusqu'à balayer ; la cugliera (cueillette) des olives qui, selon des régions se faisait sur l'arbre - et c'étaient alors les femmes et les enfants qui y grimpaient et s'aventuraient jusqu'aux extrémités des branches pour se saisir des pende, véritable grappes qu'elles égrenaient, d'un geste vif, dans les grandes sacoches en toile de sac et de forme pointue qu'elles ceignaient devant-elles -ou dans la plupart des régions, sur le sol, au fur et à mesure de la maturité qui les y faisait tomber. Ce n'était pas du tout une mince opération, même : par terre, que de remplir une sporta (corbeille) de fabrication artisanale) qui contenait 8kgs. Il me semble me souvenir, pour l'avoir assez expérimenté lors de la dernière guerre, qu'il fallait plus de huit mille olives pour la remplir, et il faut les ramasser une à une. Alors essayez à la prochaine récolte et sachez me dire, ensuite si vous persisteriez à ce jeu, durant deux ou trois mois, et peut-être d'avantage, comme faisaient nos aïeux, s'ajoutant à cela, bien entendu, la fatigue du chemin, aller et retour.
Afin d'éviter que les olives entassées trop longtemps ne pourrissent, il fallait très vite les porter au franghju (pressoir) et en extraire l'huile. Mais au préalable, fallait-il encore les nettoyer, gerniglialle, les passer au crible, assulialle (les étaler au soleil), puis les porter au pressoir où, bien souvent on devait prêter la main au franghjaiu qui ne pouvait tout seul, parer à tout. Là, aussi, je vous fais grâce de toutes les opérations conduisant à l'instant précieux ou l'on recueillait, avec une paletta (large pelle plate en fer) le contenu des zimbine (scourtins) de votre franta (pressée) le liquide d'or et si fruité qui apportait la richesse avec lui, car de tout temps l'huile fût une des denrées les plus appréciées de troc.
Pour le vin, la donna échappait à tous les travaux préliminaires, ce qui était fort rare. Ne portant sa participation que pour la vendemia et le charriage sur la tête, des caisses et des paniers de la vendemia jusqu'au palmentu (pressoir) situé dans la vigne, le plus généralement.
À l'omu, les peines et les fatigues habituelles, sans compter tous les soucis qui, tout au long de l'annata (année) entière, seront les siens, quant à la pluie, la grandina (grêle), l'influssu (le mildiou), le cinnerone (l'oïdium) et toutes les maladies et les insectes qui guettent la vigna et réclament des soins assidus et constants. Rappelons la plantation, toujours par scassu (défonçage profond d'un mètre au moins), la piantera di i maglioli (la plantation des ceps), les zappere, piochages par grosses tolle (mottes) de terre, la maghjinchera (binage), la putera (taille), le ramu à dà (sulfatage) , les nombreuses inzulfature (soufrages), toutes les fois que le temps est incertain, la spampanera (d'épamprage) quelques jours avant la vendemia (vendange) et, enfin celle-ci, tant attendue et qui était un véritable jour de fête, tant la gaieté flottait dans l'air, ce jour-là. Venait enfin la granghjera, pressée faite par les hommes pieds nus, puis tous les travaux de vinification nombreux. A la San Martinu, u passa di e botti, la mise en perce des tonneaux. Croyez-vous qu'ils avaient tort ceux qui, ce jour-là, s'imbriacavanu (s'enivraient) à force de goûter tous les vins du village ?
Nous en arrivons, maintenant, aux pastori ou capraghji,
les bergers selon qu'ils gardaient des capre (chèvres) ou des
pecure (brebis) et à leur existence beaucoup plus rude encore
que celle des paysans, obligés les pauvres de faire sortir et
paître quotidiennement leurs bêtes, et ce par n'importe
quel temps. S'ils ont fait, pour la plupart du moins, fortune depuis
et si leurs maisons et leurs village se sont modernisés, peut-être
même avec excès, je crois qu'on ne peut le leur envier,
car leur vita passata (vie passée) fût une des plus pénibles
que je sache, subissant toutes les intempéries : froid, pluie,
chaleur, avec le plus grand stoïcisme et que le pannu corsu (tissus
artisanal), les peloni (longs manteaux imperméables en poils
de chèvres), l'aria fresca de nos monts, ne suffisaient aucunement
à éviter, il s'en fallait même !
Et cette longue séparation avec les leurs, cette grande solitudine
(solitude), n'ayant pour toute compagnie que celle de leurs becchi (boucs)
ou muntoni tintinaghji (moutons porteurs de clochettes) et, pour quelques-uns,
les zampogne (flûtes), riebule (guimbardes), cialamelle (flûteaux),
dont il se servaient avec un certain art. Cette profonde solitudine
les menaient inévitablement vers les mystères et la superstition
;aussi, les légendes couraient-elles les stazzali (ensemble de
cabanes rustiques) légendes dont quelques unes furent recueillies
de justesse par les signore Edith SOUTHWELL-COLUCCI et MASSIGNON, fort
heureusement. Dans ces stazzali, aucune commodité, bien entendu
; l'inconfort était grand et on y couchait sur des sacconi, grands
sacs remplis de feuilles de granone (maïs) ou de simple filetta
(fougère), quand on ne s'allongeait pas, tout simplement, à
même la terre battue. Mais par contre, l'ospitalità (l'hospitalité)
y était largement pratiquée et c'est toujours avec une
grande joie que la pasturizia (l'ensemble des bergers) vous y accueillait,
partageant avec vous leur maigre pitance ou le frugal repas composé,
le plus souvent, de pain de seigle ou d'orge, de fromage, de brocciu,
de polenta. Peu de repos pour eux, car il leur fallait parer au réassortiment
de leurs ustensiles, pour lesquels ils devaient trouver le bois approprié,
ghjuneparu (genévrier) en général, pour leurs tinelli
(seaux à traire), caghjne (petite seilles) pour conserver u seru
ou l'impresu (la présure naturelle) et toute les grandes cocchie,
cucchiare (cuillers) faites elles en bussu (buis), de même que
le ghjuncu (jonc) pour les fattoghje ou casgiaghje (moules).
Et la muntera (montée vers les pâturages de la montagnes) et l'impieghjera, la descente au contraire, vers la plaine, à l'approche de l'hiver, avant l'arrivée du mauvais temps, qui étaient de véritables déménagements. Et la munghjera (traite que j'allais oublier, soir et matin, la fabrication des brocci - cette véritable crème particulière à l'Ile et que bon nombre de compatriotes s'obstinent à appeler brousse, alors que notre brocciu n'a rien de commun avec ce fromage provençal - et des furmagli (fromages). Et la tundera (tonte) aux beaux jours, donnant lieu à de véritables réjouissances.
Pour la fabrication des fromages, les donne remplaçaient l'omi quand les mandrioni (enclos des chèvres) se trouvaient assez près de la maison. Et elles les transportaient alors, sur la tête, sur des scaffe (longues planches) où ils étaient alignés.
Les propriétaires de vivu (bétail vivant), avaient leurs peines et leurs préoccupations, car les troupeaux, qu'ils fussent de vaccine (vaches) ou (bufs) ou de porci (porcs) ne rentraient jamais à l'étable ou à la porcherie, de l'année. Il fallait donc les surveiller continuellement, et, l'hiver venu, leur porter fenu (foin), paglia (paille) ou châtaignes surtout quand la neige était là.
D'autres travaux attendaient les omi, comme la scurzera (écorchage) du suveru (liège), opération pas trop pénible en elle même, mais qui demandait bien du mal pour tirer ce suveru des machje impénétrables qui étreignaient généralement les suvere (chêne-liège) ; fà e ceppe (racines rouges) ; des mistieri (métiers) comme celui des sigantini (scieurs de long), de macellari (bouchers), des mulatteri (muletiers), à l'habillement bariolé et si gais, faisant chjuccà i so staffili (claquer leurs fouets), derrière leurs convois de mulets à la file indienne, aux têtes enrubannées et au milieu d'une véritable musique de clochettes aux sons différents. L'artisanat, non plus, ne chômait pas dans nos villages.
Non, en Corse et bien moins qu'ailleurs, et surtout beaucoup plus longtemps, rien n'a été facile pour les hommes, encore moins pour les femmes.
Cependant, cette vie toute de labeur était plus gaie, plus dynamique aussi, que celle d'aujourd'hui ; les rires fusaient et les chansons éclataient dans l'air, à tout propos, et dans les stradelli (petits sentiers) le bonheur planait, les jours de fête carillonnés, à Natale (Noël) à Pasqua (Pâques), à l'Assunta (le 15 août), à San Martinu, à San Ghjuvanni, où l'on se sacrait cumpari et cummari (compères et commères) pour la vie durant, ainsi qu'aux fêtes patronales des villages, aux mariages, aux naissances, tant cela était naturel.
Et tous les jeux et amusements, non seulement ceux des enfants, mais ceux des grandes personnes qui y mettaient tout leur cur, à commencer par les belles et longues veghjate (veillées), le soir, autour du fucone (feu, âtre), qui se prêtait d'ailleurs beaucoup plus qu'une cheminée ou qu'un poêle, aux récits des fole (légendes) et des stalvatoghji, véridiques ceux-ci, qu'un capifulaghju (chef raconteur), débitait avec sa voix prenante et ses gestes d'orateur, et dont personne ne perdait une syllabe, ni un geste, tant l'attention se concentrait. On étaient tous si bien assis, en rond, autour de ce fucone, les jambes allongés et les pieds au touche à touche, avec les talons reposant sur le rebord de l'âtre. A ces merveilleux conteurs, qu'on retenait pour l'année entière, on donnait un bacinu di granu (quelques 8kgs), ce qui n'était vraiment pas cher pour toute la somme de plaisir et de rêve qu'ils vous procuraient, avouez-le. C'était le plus souvent, les Reali di Francia (épopée des rois de France) en Terre Sainte, et du Chevalier Fioravanti.
Souvent, lors des veghjate, on en profitait pour accomplir quelques menues besognes ; égrener des haricots secs, par exemple, dont on faisait en abondance et c'était un amusement en ceci que tout un chacun s'amusait à trouver des espèces différentes de celles des voisins, par les couleurs et les tâches. On y jouait également à china (loto), vieux jeu s'il en fût et qui n'était pas spécial à l'Ile, je le sais, mais ce que tout le monde attendait avec une impatience, c'étaient les réparties de quelques bons vieux ou vieilles, un peu sourds ou non initiés aux épithètes dont les tiratori di china (tireurs de pions) affublaient les numéros, au fur et à mesure qu'ils les extrayaient du sac, comme par exemple, babbone (grand-père) pour le n°90, colla è falla (monte et descend) pour le n°69, l'anche di Missé (les jambes du curé) pour le N°11, etc Bien entendu, je n'aurai garde d'oublier les succulentes fasgiole, châtaignes grillées dans le testu, poêlon en amiante, percé de trous, fasgiole que l'on dégustait avec un petit vin clairet.
Et les pranzi, grands repas méticuleusement préparés par de nombreuses donne des villages, qui mettaient leur point d'honneur à se surpasser les jours de fêtes, les mariages et les enterrements, d'où l'économie, alors était bannie ; c'était, ces jours là, au contraire, une vraie gabegie de tout ; aliments et boissons. On tuait le castratu (mouton castré) ou le ghjuvencu (bouvillon), on servait d'énorme cusciotti (gigots) et force pullastri (poulets), et vin ordinaire, aussi bien que le cascitatu (cacheté) coulaient à flots. Pour tous ceux qui ne prenaient pas part au festin, il y avait distribution de frittelle (beignets) de toutes sortes, de migliacci (beignets plus grands et bourrés de fromage), des canistrelli, des frappe (oreillettes dorées). Bref, on se faisait honneur largement.
Toujours l'Abbé GALLETTI raconte ce qu'était l'assistance colorée d'une messe de mariage dans nos villages ; toutes les femmes, sauf la mère de la mariée, étant présentes à la cérémonie. Il y a cependant une chose qu'il a oubliée : c'est-à-dire qu'à la messe à Ajaccio, seuls les hommes y assistaient, en habit noir, et que seule la mariée s'y trouvait comme femme, usage aboli en 1870 seulement.
A ces mariages, tout le parentatu (la parenté) était invité, comme cela se fait d'ailleurs de nos jours, mais ce qui ne se fait plus nulle part - et c'est fort dommage, je crois - c'est la travata, barrière toute symbolique qu'on érigeait sur le trajet du cortège nuptial et que la mariée se devait de franchir après un simulacre de résistance ; la cavalcata (chevauchée) en cortège à cheval, accompagnant les époux, à cheval également, ou en calèche, lorsque la mariée était d'un village différent de celui de l'époux. A Sartene, l'usage voulait que la mariée cueillît à la première fontaine rencontrée, de l'eau dans ses paumes et qu'elle l'élevât vers Dieu, en une preghera, reconnaissante. Les frineri (garçons d'honneur), après avoir pris le frenu ou rocca (quenouille), à la maison, précédaient le cortège avec ce symbole de fécondité, au retour vers la casa du marié. Et la bella festa di i panni, très en honneur du côté d'Ajaccio, qui consistait, tout simplement, en une procession, plus ou moins importante, selon les cadeaux reçus par les mariés et qui devaient être, absolument tous, portés en cortège de la maison de l'épouse à celle du marié.
Bien entendu, il y avait aussi les scappaticce ou scappaghji, lorsque les jeunes gens n'avaient pas eu la patience d'attendre le matrimoniu (mariage) ou que les parents ne voulaient pas que les enfants s'unissent, à cause des innimicizie (inimitiés) ou autres raisons majeures ; il y avait aussi des mariages à mal destinu (clandestins), mais tout finissait par rentrer dans l'ordre et les pranzi et les réjouissances intervenaient alors.
C'était grande fête aussi lorsque le campanaru (fondeur de cloches) arrivait pour fabriquer une ciccona (grosse cloche) ou tout autre campana (cloche). Aujourd'hui, faute de curé et même d'instituteur, ces campane ne sonnent que rarement. Autre temps ou la fede (foi) s'est perdue, alors qu'elle était ardente autrefois, qu'elle se manifestait dans la conversation, dans les moindres détails de la vie courante, au cours des travaux des champs. Par exemple pour compter les bacini (décalitres ou boisseaux) dans l'aghja, on commençait toujours en disant " Nomine di Diu " (au nom de Dieu), puis on ajoutait " è di i Santi " (et des saints), avant de poursuivre la série numérique normale. Le jour des Rogations, on faisait bénir autant de crucette (petites croix) en bois de châtaignier, qu'on possédait de parcelles cultivées et on allait les y planter religieusement. I cappali (meule de blé) étaient surmontés de palme (rameaux bénis). A la fin de la récolte des châtaignes, à la San Martinu, le propriétaire offrait du vin nouveau, des fruits secs, des mustoni (gâteaux au moût de raisin) mais il ne formulait aucun projet, aucune espérance, sans ajouter " in grazie di Diu (s'il plaît à dieu) ; le vu de nouvel an n'était-il pas " pace è salute è in Grazia di Diu per tuttu l'annu " (la paix et la santé, et dans la grâce de Dieu, toute l'année). La pire malédiction était, pour eux, Possitu more senza cunfessione (puisses-tu mourir sans le secours d'un prêtre) - notes extraites du dernier livre de P. ARRIGHI - " vie quotidienne en Corse ".
A la San Pancraziu, les bergers qui vénéraient
beaucoup ce saint - et il n'est que de voir les nombreuses cappelle
érigées dans toute l'Ile, à sa vénération
pour s'en convaincre - on distribuait gratuitement, aux habitants, tout
le lait et le fromage de la journée. La tradition le voulait
ainsi. De nos jours, perdue comme la plupart, elle survit en quelques
endroits et les bergers la marquent encore par un pranzu important qu'ils
offrent à leurs amis et où le brocciu frescu tient naturellement
sa place. A la Quadragésime, a Dumenica di a Quaresima ou di
a Pignatta, on cassait justement la pignatta (marmite en terre), sur
la piazza (place publique), comme on organisait des courses en sacs
et des tirs au ghjallu (coq), très suivis. Le Carnaval donnait
occasion, bien entendu, à toutes sortes de réjouissances
et l'on s'en donnait à cur joie durant trois semaines,
avant la longue astinenza (abstinence), et le dighjunu (jeûne)
du carême. Il faudrait, bien sûr des soirées entières
pour épuiser le sujet.
Et le Capu d'annu (jour de l'an), plutôt réservé
aux zitelli, donnerait lieu à une longue énumération.
Soulignons, au passage, l'à propos de ceux-ci, quand ils répliquaient
vertement à ceux qui ne leur donnaient rien, pas le moindre soldu,
pas la moindre noce (noix) ni châtaigne sèche : "
Centu chjodi ind'u calcagnu, altr'è tantu ind'una coscia è
ch'elli vi portinu à a fossa ". Ce n'était pas si
gentil, aussi s'enfuyaient-ils rapidement.
Il y avait également les jours d'elezzione (élections), surtout communales, qui donnaient prétexte à amusements divers ; d'abord, toute une littérature impitoyable que les concurrents échangeaient avant le scrutinu, puis les farandoles, après. Une véritable folie s'emparait des femmes et, là aussi, il y avait bien des choses à raconter, à la suite du beau livre du commandant MAITROT.
Parmi les jeux des hommes, presque tous disparus de nos jours, n'oublions pas ceux des cartes : la scopa, le cinque centu, la brisca, que l'on rencontre d'ailleurs en France et en Italie, mais surtout le jeu de la morra qui se prolongeait des nuits entières et d'où les joueurs sortaient généralement aphones, à force de crier.
A propos des pastori, nous avons évoqué les superstitions. Elles étaient très nombreuses et les veghjate (veillées), par les récits terribles que l'on y racontait, contribuaient à les maintenir et à les répandre. Ce n'était, bien entendu, que revenants, murtuloni, et morts qui vous faisaient hérisser les cheveux sur la tête. Les streghe, les mazzeri (sortes de sorciers y tenaient aussi une grande place, qui se métamorphosaient en misgie (chattes) et belettes s'introduisaient dans les maisons, pour sucer le sang des criature (petits enfants). Se rendant invisibles à leur gré, les uns et les autres couraient, la nuit venue, les sentiers et les champs ; ils possédaient le don de double vue, entendaient des voix nocturnes qui appelaient celui ou celle qui allait trépasser, comme ils voyaient des processions de morts, réciter le chapelet, devant la porte des malades et des mourants. On croyait fortement à l'innuchjatura (tradition qui demeure encore -mauvais sort-), et l'ochju (mauvais il) ne pouvait être rompu, et ne le peut toujours, qu'en récitant une simple prière et en laissant tomber quelques gouttes d'huile dans une assiette contenant de l'eau et reposant sur un objet ou un vêtement appartenant à l'innuchjatu. Le plus fort est que, le maléfice rompu, et loin du malade, celui-ci se sent guéri aussitôt.
Puisque nous parlons des malades, rappelons la solidarité corse qui régnait alors. Ce n'était pas un vain mot et que ce fût par la chjama ou chjamata (appel) ou par l'aiuta (aide directe) que de détresses ont été évitées à bien des capi di famiglia (chefs de famille) subitement malades ou indisposés en plein travail. Tous les habitants du village partaient le remplacer immédiatement et c'est également par ce système communautaire qu'on bâtissait ou agrandissait les maison.
Et nous arrivons à la mort, le grand départ. Là aussi, il y a eu des changements, si je puis m'exprimer ainsi. On exposait le mortu (mort) sur la place publique, c'était l'appaghjatura et la cascia ou bara (cercueil) n'était fermé qu'au campusantu (cimetière). Souvent, la femme sacrifiait sa chevelure à son époux décédé ; après le rusariu (rosaire) que l'on pratique encore de nos jours, commençaient les lamenti ou les voceri, des ballatrice (voceratrices) selon que le défunt avait été tué ou qu'il était mort naturellement. Il y a plus de pleureuses ; on ne voit plus ces scènes déchirantes, on n'entend plus ces cris perçants qui vous glaçaient le cur, sinon le sang, comme on disait. Et se sont également perdu le cunfortu, espèce de collation offerte à tous ceux qui veillaient le mort ; la panera que les familles du village apportaient le jour de l'enterrement et les jours suivants à celle qui était en deuil ; la preteria, repas offert à tous les curés qui avaient participé aux esequie, avec la cola multitude de cierges, de chandelles, de cironi, au nombre de 12 tout autour du catafalcu, qui rendaient absolument étouffante l'atmosphère dans la chjesgia (église) toujours bien trop petite.
Il arrivait que la mort surprît loin des natali (lieux de naissance), pendant l'impieghjera ou la muntanera, par exemple, si c'était un pastore (berger) ou par accident aussi. L'interru (inhumation) ne pouvait se faire autrement qu'au village, en le hissant sur le bât d'un cheval, une fourche sous le cou, pour que le corps tînt droit, bien ligoté, et toute l'escorte à la suite. Je vous laisse à penser ce que pouvait ressentir un voyageur de rencontre, voire mieux encore, un Continental non habitué à cette coutume macabre, au détour d'un sentier et pour peu qu'il fît noir ou que l'orage grondât ! E campane à murtoriu (le glas) sonnaient lorsque le cortège était annoncé et le village entier se trouvait présent pour l'accueillir. Les esequie (obsèques) se déroulaient en grande partie aux frais de la cunfraterna (confrérie) de pénitents, où riches et pauvres cotisaient fraternellement pour 10 ou 12 sous par an. On avait droit, pour cette somme, à la cascia (bière) et au service religieux célébré par le ou les curés de la parocchia (paroisse). La messa cantata et l'offiziu (l'office des morts) duraient deux heures et atteignaient à un haut degré de poignante douleur et d'angoisse, lorsque surtout les cantori (chantres) entamaient le sombre Dies Irae.
Il faudrait que nous parlions du costume, celui des omi et celui des donne, qui a tellement changé, du tout au tout, dirons-nous, pour le plus grand bien des uns et des autres, d'ailleurs. Elevons-nous, cependant, contre la conviction quasi générale que nous avons de trop nous figurer tous nos ancêtres uniformément habillés : les hommes à la manière des carritteri (charretiers) ou (muletiers), avec cette fameuse camisgia à carreaux de couleurs, et les femmes, comme les braves vieilles que nous connaissons encore. L'abbé GALLETTI, dans ses belles planches dessinées, atteste au contraire qu'il y avait, dans le costume insulaire d'autrefois, de la fantaisie et un certain ornement. Pour ma part, je le croirais volontiers, car il n'a pu inventer cela et qu'il a vu et constaté ce qu'il avait représenté. Toutefois les " fanchon ", mesari, mandili ont disparu ou disparaissent au fur et à mesure que nos brave vecchiette (petites vieilles), s'en vont aussi, comme la faldetta, ce jupon de fine toile ou de soie de couleur bleu foncé que portaient les femmes du peuple et de moyenne condition et qu'elles relevaient par derrière jusqu'en avant de la tête, de façon à ouvrir le front, le devant étant rabattu en forme de tablier. Et la coda, jupe plissée, ainsi que le caraco, corsage moulant la taille. Et les calzette (bas rouges) et les scarpette (bottines montantes) ?
Francis Maure, dont tout le monde appréciait le talent, nous a dit souvent, dans ses articles de " Nice-Matin ", qu'il fallait détruire " la légende de la femme corse vêtue immuablement de noir, des pieds à la tête " et il s'appuyait sur " les innombrables documents des Archives départementales d'Ajaccio qui, du XVIème siècle à la Période du Premier Empire, donnent toujours des indications identiques, desquelles il résulte que nos aïeules, à l'instar de toutes leurs surs méditerranéennes, eurent de tout temps un goût très prononcé pour les couleurs voyantes.
Que conclure après tout cela ?
Plaindre le présent ou vanter le passé, voilà le dilemme posé et chacun aura raison, à la fois, selon ce qu'il préfère. Le mieux est de prendre, peut-être, le temps comme il vient et la monnaie comme elle a cours ; c'est un de nos bons proverbes qui l'affirme justement.
Je crois qu'en bon philosophe, nous devons penser que Dieu a bien fait ce qu'il a fait, mais si nous avons raison de demander à l'Etat-providence de mettre un peu plus de beurre sur notre pain ou dans nos épinards, peut-être devons-nous cesser de toujours nous lamenter sur nos misères actuelles, sort qui aurait fait pâlir d'envie les plus riches d'il y a cent ans. Et cesser aussi de revendiquer et de contester sans cesse, pour toujours gagner davantage en travaillant moins, alors que nos gains, et la longueur de la ghjurnata auraient fait rire nos grands-parents mêmes, habitués et demandant à les gagner vraiment.
Que des esprits chagrins ou étroits ne m'accusent surtout pas de rire du mal du Progrès, ni du bien-être des lois sociales actuelles. Il faudrait être fou pour vouloir retourner en arrière. Mais, par contre, il ne faudrait pas que le Progrès éloignât l'effort et supprimât la joie de vivre, éléments créateurs de vie.
Car il me semble, tout simplement, que le bonheur, et ce sera ma conclusion, est chose fort simple et tout entier contenu dans l'action et dans la bonté. Les hommes du passé, beaucoup plus pauvres matériellement que ceux de notre époque, étaient pourtant beaucoup plus riches moralement, parce qu'ils avaient foi dans l'action, dans l'effort, dans le travail et en Dieu. Ni fiel, ni jalousie, ni ce véritable besoin d'amasser les richesses, d'être riche à tout prix, ne les dévoraient. Epictète disait déjà : " ce n'est pas la pauvreté qui afflige, mais le désir ". Eux ne songeaient qu'à vivre pour travailler, chanter et aimer.
Et c'était le beau temps !