COPYRIGHT@ADECEC 1996

Les CATHARES CORSES

Une conférence d'Alexandre GRASSI en 1866

Avec une Biographie d'Alexandre Grassi,
et des notes par Antoine-Dominique MONTI

 

ALEXANDRE GRASSI
par Antoine-Dominique MONTI

Alexandre Grassi est né à Cervioni le 30 novembre 1836. Un demi-siècle plus tôt, son grand-père, Joseph, s'était établi cordonnier dans la petite ville, y avait épousé Marie-Xavière Vadi, puis, délaissant l'escabeau" pour le comptoir, s'était reconverti comme négociant.
Lorsque l'on sait qu'à Cervioni le commerce menait tout droit à la notabilité, on ne sera pas étonné de voir les enfants de Joseph alliés aux familles des chanoines et des magistrats. En particulier, François-Xavier épousait Anne-Thérèse Giacobbi et, en secondes noces, Marie-Virginie Suzzoni qui lui donnait beaucoup d'enfants, parmi lesquels Alexandre.
Marie-Virginie Grassi était une descendante des Casabianca et c'est à ce titre qu'elle eut l'honneur d'héberger Prosper Mérimée lors de son séjour à Cervioni, en 1839. Cet événement marqua le jeune Alexandre. Non pas qu'il ait gardé le souvenir de l'écrivain, puisqu'il n'avait pas tout à fait trois ans, mais, tout au long de son enfance, il entendit parler de l'illustre invité, de sa visite à la chapelle Santa Cristina qu'il allait révéler au grand public, et, plus encore, de son goût pour les oignons farcis au "brocciu" que l'on appela depuis, dans la famille, les oignons "à la Mérimée". On lui montrait la table où il avait commencé à écrire "Colomba" et, sur la cheminée, la place vide d'un flambeau - un chandelier surmonté d'une tulipe de verre blanc remplie d'huile d'olive où baignait une mèche de coton - flambeau que Mérimée avait convoité et qu'on lui avait offert avec plaisir.
Après de brillantes études au lycée de Bastia et à la Faculté de Droit d'Aix-en Provence, Alexandre Grassi revient à Cervioni où il fait la connaissance du baron Henri Aucapitaine, de trois ans son aîné. C'était un saint-cyrien qui faisait carrière au 36e Régiment de Ligne. Nommé adjoint aux affaires arabes, il avait passé cinq ans en Kabylie, étudiant les tribus berbères, les possibilités militaires et commerciales du pays, et... les mollusques terrestres d'eau douce. Ses observations sont consignées dans une douzaine d'ouvrages.
Alexandre Grassi se lie d'amitié avec le capitaine Aucapitaine et tous les deux décident de se rendre à Aléria, l'ancienne capitale.
Nous sommes en 1862: "Il faisait un beau soleil de mai - a écrit Alexandre Grassi - lorsque nous partîmes de Cervioni; j'avais le bonheur de voyager de compagnie avec un de ces esprits fins, profonds observateurs, causeurs spirituels éclairant d'un mot une question, doués de connaissances étendues, doublant le plaisir du voyage par leur haute raison et le charme de leur parole vive et nette, une de ces intelligences d'élite dont la conversation est une école, avec lesquelles on apprend toujours et avec laquelle je me promettais d'apprendre".
Pendant ce séjour à Aléria, Aucapitaine, qui était sur la trace des Phéniciens et des ours en Corse, allait connaître l'existence de l'amoncellement d'huîtres de l'étang de Diana, et Alexandre Grassi, frottant sa cervelle à celle du savant militaire, allait se découvrir une vocation pour l'archéologie et l'histoire locale. A Aléria, ils rencontrèrent d'ailleurs un troisième chercheur, un Mattei, qui pourrait être le docteur Mattei, fort connu pour des études qui vont de l'anthropologie à la bibliographie, en passant par la linguistique et l'histoire.
Au retour d'Aléria, Grassi met au propre des notes de voyages et, au début de 1863, il publie ses constatations et méditations sur la ville détruite, l'étang de Diana, l'îlot des pêcheurs et l'île Sainte Marie, dans un journal local: "L'avenir de la Corse" (1)

(1) Numéros 29 à 34, du 1er janvier au 15 mars 1863.

Cette première étude révèle déjà sons sens de l'observation, son art de faire parler les hommes et les choses, son intelligence de l'interprétation et cette intuition divinatrice qui fait rendre l'inexprimable aux textes et aux documents archéologiques.
Au mois d'octobre, Alexandre Grassi se rend dans le Nebbiu, étudiant la cathédrale, l'église San Michele di Muratu et le couvent Saint-François d'Oletta, prenant des notes qui sont heureusement parvenues jusqu'à nous (2).

(2) Notes que Mme Giacobbi a bien voulu nous confier avec d'autres documents. Qu'elle en soit remerciée.

En janvier 1864, Alexandre Grassi est de nouveau à Aléria et y passe trois jours, toujours avec Aucapitaine. Ses investigations se font plus scientifiques.
Laissant Aucapitaine à ses occupations militaires, à ses marbres romains - qu'il destinait au Musée de Bastia - et au kilogramme de "brilluli" qu'il mangeait chaque matin - "vous ne me reconnaîtriez, tant j'engraisse" - écrit-il - Grassi revient à Cervioni rédiger son étude historique et archéologique sur Aléria qu'il envoie à la Société de Géographie de Malte-Brun et qui sera publiée la même année dans une plaquette de 88 pages (3).

(3) "Aléria", Paris, A. Bertrand éd. 1864.

Autres études d'A. Grassi:
- Observations archéologiques, in "L'avenir de la Corse", N° 55, février 1864.
- "La prise de Capraja", in d°, numéros 71 et 72, oct. 1864.
- "Aléria: la Sala Reale, le Cirque, Sainte Laurine, in d°, numéros 83, 84, 85, avril-mai 1865.

Cette plaquette est à la fois pleine de poésie et de rigueur scientifique. Elle a eu le mérite de paraître à une époque où l'on ignorait l'importance d'Aléria, elle demeure un ouvrage de référence maintenant que Aléria grecque et romaine est de plus en plus connue grâce aux travaux de M. Jehasse.
Le 1er février 1864, Aucapitaine est à Cervioni. Avec Grassi, ils visitent la chapelle Santa Cristina, se hasardant même à faire quelques fouilles. Sans succès.
La vocation d'Alexandre Grassi pour la recherche archéologique se précise, et, comme si la Corse ne suffisait pas à son appétit, il demande à faire partie de la mission scientifique qui doit se joindre à l'expédition militaire du Mexique. Afin d'augmenter ses chances, il sollicite des interventions: celle de M. de Longpérier membre de l'Institut, directeur des musées impériaux - avec lequel il était déjà en correspondance au sujet des inscriptions d'Aléria et d'un fragment de vase antique avec marque de potier et inscription à la pointe - et, naturellement, celle de Prosper Mérimée.

Les réponses de ses deux protecteurs ne sont guère encourageantes:

"Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique - écrit Longpérier le 22 mars - n'a pas encore renvoyé votre demande à la sous-commission archéologique chargée de trier les propositions qui sont faites pour l'expédition du Mexique.
Cette expédition paraît avoir excité le zèle d'un grand nombre de travailleurs et je suis peut être au dessous de la vérité en disant que le ministre a reçu environ trois cents demandes. Les sous-commissions sont occupées à tracer des cadres qui indiqueront aussi strictement qu'il sera possible les spécialités utiles à chaque section scientifique.
Le nombre des voyageurs sera restreint et ne dépassera peut-être pas 15 ou 20. Il sera peut être beaucoup moindre. Tout cela est encore en suspend jusqu'au vote de la Chambre car l'entreprise est subordonnée à l'obtention du crédit.
Les sciences historiques n'auront peut être pas plus de 4 ou 5 représentants. Maintenant, je dois vous dire, Monsieur, que dans cet état de chose, on n'a pas agréé aucun nom définitivement. Mais on souhaite que les voyageurs aient une spécialité bien déterminée, et c'est en général ce qui manque.
J'espère que dans votre lettre au Ministre, vous avez indiqué le genre de travail auquel vous voudriez vous livrer. Il nous faudra deux ou trois personnes pour décrire les monuments et relever les inscriptions dites hiéroglyphiques, une ou deux pour faire la topographie des idiomes indigènes encore parlés. Il faut pour cela, non seulement de la bonne volonté et du courage, mais une vocation particulière. Si vous vous le sentez, vous feriez bien de vous occuper à la développer en étudiant les ouvrages spéciaux. Mais il faudrait surtout en avertir le Ministre, parce que les offres de service indéterminées n'auront pas grande chance d'être accueillies. Si vous voulez bien me tenir au courant de votre détermination, je serais heureux d'appuyer votre projet, et de parler pour vous dans nos réunions.
J'aurai le concours de M. Mérimée que j'ai vu hier. Croyez Monsieur, etc.
Je dois vous faire remarquer que l'archéologie mexicaine est déjà représentée par bon nombre d'ouvrages français et étrangers. Il faudra faire faire un pas à cette science et pour cela il est nécessaire d'avoir étudié tout ce qui est acquis". 

La réponse de Prosper Mérimée ne fut pas aussi prompte que celle du Directeur du Louvre. Elle est datée du 12 août 1864.

"Monsieur,

"Je ne suis à Paris que depuis peu de jours et j'y trouve votre lettre à laquelle je regrette de répondre si tard. Je ne crois pas qu'on ait encore organisé la commission qui doit explorer le Mexique. Il est vrai que le crédit n'est pas encore voté.

Je n'ai que des relations fort rares avec le ministre de l'instruction publique et ma recommandation ne vaut pas grand'chose. Elle est à votre disposition mais je voudrais qu'avant de vous embarquer dans une entreprise comme celle là, vous fissiez vos réflexions très sérieusement sur les avantages et les inconvénients qu'elle peut avoir sur vous.

Ce voyage est pour vous sans doute qu'un moyen et non pas un but . Si vous ne vouliez que voir un pays peu connu, il me semble que vous sacrifiez beaucoup de temps que vous pourriez employer plus utilement.

Je pense que vous désirez vous distinguer dans l'expédition, et revenir avec des titres à la considération du public. Dans ce cas, je ne trouve pas que vos chances soient aussi bonnes que je les souhaiterais.

Vos études archéologiques vous seront d'une très médiocre utilité. Les dessinateurs et les photographes l'emporteront sur les antiquaires. D'ailleurs il ne faut pas se dissimuler qu'on s'y prend un peu tard. Non seulement on a détruit un assez grand nombre de monuments américains, mais ceux qui existent encore ont été l'objet de recherches assez bonnes. On a des dessins et des photographies de beaucoup de villes et de monuments. Stevens, Cathenvood, Lord Kingsborough et dernièrement M. Charnay ont publié des travaux intéressants après lesquels je crains qu'il n'y ait plus guère à glaner.

Une étude très importante serait celle des langues parlées au Mexique. Je ne connais en France que deux hommes qui s'en soient occupés. L'un d'eux, l'abbé Brassens de Bourbourg fera nécessairement partie de l'expédition, mais il y aura de la place pour deux. Avez-vous une très bonne mémoire et le don d'apprendre facilement une langue? Voilà la question que vous devez vous poser. Avez-vous fait des études de grammaire comparée? Enfin, vous sentez-vous le courage et le goût de pareilles études? Vous pouvez acquérir quelque gloire par ce moyen, mais le profit est nul.

Je vous fait ces questions et ces observations parce que je crois qu'il ne faut pas à votre âge sacrifier deux ou trois belles années, et s'exposer à de vifs regrets.

Je le répète, Monsieur, je parlerai au Ministre très volontiers, vous pouvez compter sur mon désir de vous être utile, mais non sur mon crédit auprès des puissances.

Agréez Monsieur, l'expression de tous mes sentiments les plus distingués".

La demande d'Alexandre Grassi fut rejetée. Il en éprouva certainement du regret. Le 25 juin 1865, M. de Longpérier le consolait en lui faisant part de l'échec de la mission scientifique qui d'ailleurs allait de pair avec le peu de succès de l'expédition militaire:

"Je puis vous dire que maintenant je me félicite de n'avoir point réussi lorsque j'ai tenté de seconder votre désir de voyage au Mexique. Si nos géologues parviennent à faire quelques observations qui n'inquiètent personne, nos archéologues ne sont pas aussi heureux. Les gouverneurs de Province entravent toute espèce de recherches et le plus clair de notre expédition scientifique sera la publication des riches et excellents documents que M. Aubin avait recueillis, il y a vingt ans.
Vous auriez risqué votre santé pour trouver l'insuccès et le désappointement".

Entre temps, Grassi avait été élu membre de la Société Impériale Zoologique d'Acclimatation et faisait paraître des articles agricoles dans la presse locale sous le pseudonyme de Lazare.

Après Aléria et le Nebbiu, Alexandre Grassi décide de poursuivre ses recherches dans le reste de la Corse. Il choisit de le faire en automne, alors que la nature est si belle et suffisamment dépouillée pour dévoiler aux yeux du voyageur averti les traces des civilisations.
Le 26 octobre 1865, il contemple longuement la Vallée des Tombeaux, puis, quitte Cervioni, traverse l'Alisgiani, Verde, Serra et s'arrête dans le Boziu. Alandu, Bustanicu, ce sont là des noms chargés d'histoire, évocateurs de victoires plébéiennes, de souveraineté populaire, d'indépendance nationale, de liberté, et Alexandre Grassi, qui a la fibre républicaine, en est tout ému.
Le 29 octobre, il est à Corti. En une journée il visite le château de Vincentellu, la maison Gaffori, le couvent Saint-François, les églises San Ghjuvanni et Santa Mariona, ces deux monuments retenant surtout son attention.

A huit heure et demie du soir, il quitte Corti pour Venacu et, sur la diligence, il a la bonne fortune de rencontrer un érudit en matière d'histoire locale, l'abbé de la Foata, celui qui deviendra Mgr de la Foata, évêque d'Aiacciu. La relation de cette rencontre a été minutieusement enregistrée sur son carnet de voyage. Elle mérite d'être rapportée.
"On m'avait parlé de M. l'abbé de la Foata, curé de Corte, comme d'un chercheur passionné d'études historiques, et de ses recherches sur les antiquités de Corte. J'avais vivement regretté de ne pouvoir lui faire visite, tout mon temps étant pris par les projets de course aux environs de Corte. J'avais hâte d'être rendu à Serragio pour tenter de là l'ascension du Rotondu: on m'avait vanté l'habileté d'un guide de cette localité, celui-là même qui, quelques jours plus tôt y avait conduit les six voyageurs anglais. A Corte on avait voulu me dissuader du voyage; depuis le 27 au soir il avait neigé; moi-même j'avais pu voir, en descendant des hauteurs à Boziu, la neige blanchir le sommet del Cardo, beaucoup moins élevé que le Rotondu, et en passant devant les gorges de la Restonica dans la matinée j'avais pu admirer le géant des Alpes corses déjà revêtu de sa parure d'hiver. Je ne voulais point pourtant renoncer sans lutter et, fatigué de mes journées de voyage, je me décidait à faire en voiture les douze kilomètres qui séparent Corte de Serragio.
"Je fut fort agréablement surpris d'apprendre que M. l'abbé Foata partait pour Ajaccio. Je lui témoignais que je savais apprécier ma bonne fortune; il me parla de mon mémoire sur Aléria. De part et d'autre, la connaissance faite à la faveur de l'archéologie, nous parlâmes ruines et vieux documents. M. Foata a la parole prompte et la pensée vive. Il s'exprime avec conviction; son langage respire l'amour du pays. Il est d'un âge mûr mais robuste. La communauté d'études fit vite disparaître la différence d'âge et je lui dois deux heures agréables.
"Je lui parlai de Saint Jean et de la construction qui s'élève à côté de cette ruine. Il est du reste convaincu de l'ancien Genestum: il possède deux pièces de monnaie romaine, l'une de Commode, l'autre de Dioclétien et une lance (ou lame) toute rouillée trouvée dans ces ruines. En outre il a vu quantité d'autres pièces romaines provenant du même point.
"La soirée est brillante. La lune répand sa douce lumière sur la route. M. Foata m'indique de la main, à la limite des territoires de Corte et de Venaco, la place, à peine indiquée par quelques pierres amoncelées, où s'élevait l'abbaye de Saint Etienne de Venaco vassale du monastère de Monte Cristo, enrichi des donations des Seigneurs et Comtes de Corse, donations que Muratori nous a fait connaître par sa fameuse découverte des Cartes... M. Foata s'est livré à des recherches scrupuleuses autour de l'abbaye et il est arrivé à cet important résultat que tous les noms de lieux portés dans un acte de donation, au nombre de douze, se sont perpétués jusqu'à nos jours et se trouvent parmi les différentes propriétés qui entourent les ruines de l'abbaye.
"Les documents découverts par Muratori ne sont donc pas apocryphes malgré la force de l'argument invoqué par Guerazzi et tiré de ce fait que les "carte" du monastère établissent la valeur des biens donnés par sequins tandis que le sequin n'existait pas alors. Non seulement cela est intéressant pour notre histoire mais c'est surtout un grand fait philogique: j'ai déjà écrit dans une note d'Aléria que ces "carte" écrites en italien constituent les premiers documents écrits de la langue italienne.
"En causant de documents, j'appris de M. Foata qu'il possédait entr'autres des plus curieux un acte authentique de 1717 par lequel les deux familles de la piève de Ste Marie d'Ornano, la terre par excellence de la féodalité, se partageaient un héritage. Les deux lots comprenaient plusieurs familles serves; les noms sont indiqués tout au long de l'acte.
"Casanova. Prétendu château de (Léonard).
"Nous montons la côte rude et escarpée de St Pierre de Venaco. Malgré la nuit, grâce à la clarté du ciel, les arbres dessinent leur feuillage agité par le vent qui, sur ces hauteurs est toujours du voyage. Furieusement les branches se tordent et gémissent, secouent leur tête pour résister au vent. Arrivés à Saint Pierre, et l'on descend rapidement une rampe dangereuse, tournant brusquement, suspendue sur des précipices sans fond. Dans le ravin grondent les torrents qui, dans ces régions montagneuses profondément creusées et tourmentées, trouvent un lit.
"Voici Lugo, demeure des Caporali, patrie de l'historien (...), puis Serragio où je compte passer la nuit. Je regrette vivement de quitter M. l'abbé Foata et je lui dis mes regrets.
"Je trouve une chambre dans une auberge, sur la route, à l'entrée du village. L'aubergiste et sa femme sont du pays, leur langage, leur accent, n'est déjà plus celui de la terre des Communes. Les habitants de Venaco ne sont déjà plus les fils des Romains. Mes premières paroles sont pour le Rotondo. On me laisse espérer l'excursion et je me retire dans la chambre avec cet espoir.
Un torrent mugit sous ma fenêtre; il a plu sur la haute chaîne des montagnes de Venaco et le torrent a une grosse voix qui parle aux rochers. Mais la lune se couche derrière les monts et les étoiles scintillent dans le bleu profond du ciel. Douces lueurs au-dessus de moi; à mes pieds sourds grondements. La vie n'est-elle pas ainsi un choc perpétuel de contradictions...
"30 octobre. Réveillé à 6 heures par mon hôtesse qui me crie: "E' giorno per tutta la cità", la cité. Serragio est un pauvre village, quoique chef-lieu du canton, et l'hôtesse ne parlait pas par antithèse. Je ne pouvais le croire. Je m'assurai que le mot était en usage parmi les habitants. Il est remarquable: on ne peut l'entendre que dans le sens romain "civitas", agglomération. Nous sommes encore dans la terre des Communes, et de plus au milieu des Vanaccini de Ptolémée.
"Il me faut renoncer à l'ascension du Rotondo, les guides ne veulent point s'aventurer, la neige a nivelé les sentiers, caché les précipices et comblé les infractuosités des roches. Les anglais de la semaine passée n'ont pu arriver qu'au lac: les barraques et les bergeries sont abandonnées. C'est un vrai désappointement. Je me mets en quête d'antiquités; on ne signale aucune ruine. On m'assure pourtant, après mille questions, qu'il existe les débris d'une église San Sari dont la tradition attribue la construction aux Sarrasins, "ai mori". L'éternelle tradition. Les maures ont bon dos...
"Je cherche les légendes. Rien. Serragio est traversé par la route impériale d'Ajaccio: les légendes ont disparu tandis que passait le commis voyageur...".
"Le 1er novembre, Alexandre Grassi arrive à Bastelica et sur son carnet de notes il accumule les détails, notes et dessins, qui peuvent faire revivre le souvenir de Sampieru le patriote.

Le 3, il est à Vicu. De là, reprenant le chemin du sud, il va s'extasier devant le golfe du Valincu.
Le 7 novembre il fouille le maquis entre Ulmetu et Tallà à la recherche des "stantare" et des "stazzone". Une fois de plus il met en évidence ses pénétrantes qualités d'observateur: un siècle avant que M. Grosjean ne fasse l'étude exhaustive des menhirs anthropomorphes, il est le premier à reconnaître sur ces monolithes dressés "des traces de sculptures grossières et des ébauches de figures humaines (4).

(4) "Menhirs de Corse", in "Silence pour tous" du 21déc. 1865.

Le 9 novembre, il est à Carbini. Avec la même minutie qu'il avait utilisé pour observer les pierres, il scrute le visage des habitants avec le secret espoir d'arracher leur secret aux descendants des Giovannali, ces hérétiques qui, à la fin du XIVe siècle, avaient failli gagner la Corse entière à leur doctrine et qui furent pourchassés, massacrés, avec autant d'acharnement que les Albigeois.
Le 13 novembre, Alexandre Grassi termine son exploration par les tours de Sullacarò et le dolmen du Taravu avant de prendre le chemin du retour.

En moins de trois semaines, il avait recueilli une somme considérable d'observations et l'âme de la Corse l'avait intimement pénétré. Son esprit d'analyse et de synthèse lui permettait de retrouver l'homme à travers les choses. Sa plume facile et agréable aurait pu restituer sa connaissance à l'intention des générations à venir. Il aurait pu devenir un archéologue de talent, un historien éminent. Hélas! trois fois hélas! il était déjà rongé par le virus de la politique.
En effet, l'année précédente il avait été élu conseiller municipal de Cervioni, et, surtout, ses convictions démocratiques lui avaient ouvert les portes de la Chambre d'Agriculture de Bastia, présidée, je crois, par Léonard Limperani. Je m'explique: malgré quelques concessions libérales de Napoléon III, la presse était encore sous le régime de l'autorisation préalable et la liberté de réunion n'existait pas; sous le couvert des Chambres d'Agriculture les républicains avaient trouvé le moyen de se rencontrer et d'échanger des idées. Le 16 février 1866, Grassi y donnait une conférence sur Pascal Paoli (5).

(5) "Etude du caractère de Pascal Paoli, d'après sa correspondance", Bastia, imp. Fabiani, 1866, pp 67.

Belle occasion pour discuter des bases légitimes du principe d'autorité, de souveraineté populaire, de justice, de liberté.
La visite à Carbini venait d'inspirer Alexandre Grassi et il prépara une conférence sur les Giovannali, conférence destinée à exalter la résistance à l'oppression mais qui, à mon avis, n'a jamais été faite. Vous la trouverez plus loin.

Revenons aux activités politiques d'Alexandre Grassi. L'établissement de la Troisième République a dû le réjouir, mais les élections législatives du 8 février 1871 prouvèrent qu'en Corse il n'y avait guère de place pour les idées nouvelles. Quatre sièges de député furent enlevés par les candidats impérialistes. Le cinquième revint à Léonard Limperani qui, à l'Assemblée de Bordeaux, votera la déchéance de l'Empire.
Même succès bonapartiste aux législatives de 1877. Le colonel Ange-Gaëtan Astima, parent d'Alexandre Grassi, était battu de 5000 suffrages dans l'arrondissement de Corti. Cependant, à Cervioni, le colonel Astima avait réussi à se faire élire maire permettant ainsi, en 1880, l'élection de Grassi au Conseil Général.
Le 4 avril 1883, Grassi est nommé sous-préfet de Corti (son cousin Levie-Ramolino est nommé Président du Tribunal; ils sont tous les deux cousins de Casabianca).

Nous sommes déjà loin des études historiques et archéologiques. Grassi s'est intégré au clan Casabianca fortement structuré à Cervioni avec les familles Astima, Suzzoni, Grassi, et aussi celle du commandant Virgitti qui pourtant s'était opposé à Raphaël Casabianca lors des élections de 1877. Sur l'échiquier politique, le clan ne laisse rien au hasard. Tous les pions sont disposés pour le mât. La conquête du pouvoir commence par celle des Justices de Paix qui permettent de s'assurer des mairies et du Conseil général, puis, à un échelon plus élevé, par celle des sous-préfectures qui garantissent le succès aux législatives, et ainsi de suite...
Sous-préfet de Corti, Alexandre Grassi est un des pions majeurs du clan. Aussi nous ne serons pas étonnés de savoir qu'en 1886 le colonel Astima est élu député.
Faire partie du clan victorieux c'est accéder aux honneurs, mais aussi au budget. En août 1886, jugeant sur des affaires d'expropriation sur la ligne de chemin de fer de Casamozza au Fium'Orbu, le jury accorde une indemnisation de 13 000 francs à une demoiselle Virgitti pour une étendue de terrain inférieure au cinquième d'hectare; les Astima obtiennent 35 000 F pour un hectare un tiers de M. Suzzoni, 45 000F pour moins d'un hectare de terre et de maquis (6).

(6) Paul BOURDE: "En Corse", Paris 1906, Calmann-Lévy éd., p. 21.

C'est affreux. Et moi qui ai tant d'admiration pour Alexandre Grassi, je ne suis pas fâché de lui voir quitter la Corse.
Le 20 juin 1888, il est nommé sous-préfet de Lombez, une cité plus reposante que Corti sur le plan politique. Plus tard, il vantera le charme des printemps vécus en pays Comminges, ce qui était une découverte pour lui méditerranéen habitué à d'autres printemps sans transition avec l'été.
Le 8 juin 1891, il est nommé secrétaire général de la Savoie et, le 9 juillet de la même année, sous-préfet de Grasse. Grasse était un poste de choix à l'époque, en raison de la proximité de Cannes fréquentée par toutes les Altesses royales d'Europe. C'était aussi un poste difficile car il fallait assurer la sécurité de ces personnages. Il eut beaucoup de soucis l'année 1894 où le Président Carnot fut assassiné. Le fils aîné du Président était fiancé à la fille du sénateur Chiris, propriétaire des usines de parfumerie de ce nom, et la jeune fille et sa famille recevaient journellement des lettres de menaces si bien que le mariage eut lieu dans le plus grand secret (7).

(7) Ces souvenirs ont été recueillis de la bouche même d'Alexandre Grassi, par Mlle Madeleine Testori.

Le 18 mars 1895, Alexandre Grassi est nommé secrétaire général des Alpes-Maritimes. Cette promotion suffit à son ambition car, pour ne pas quitter le ciel méditerranéen, il a refusé la nomination de préfet. Il reste six ans à Nice puis, à 65 ans, il demande à quitter l'administration.
Nommé secrétaire général honoraire le 31 juillet 1901, Alexandre Grassi se retire à Cervioni. Va t-il retrouver sa vocation de jeunesse? Nullement. Dès son retour il est pris dans le tourbillon de la politique locale et surtout, lors de la séparation de l'Eglise et de l'Etat il lui faut défendre le clan contre ceux qui veulent exploiter à des fins politiques la ferveur religieuse de la population.

"Sò prutetti da Caillaux
E' da Combes cunsulati..." chansonnait Anghjulu Maria Succi,

"E po vene Clémenceau
A' amparalli la duttrina;
Cù lu libru à capu inghjò
Rompe calce è ampullina,
Si vende chjese è cunventi
E' la Francia l'arruvina".

La mort d'Emmanuel Arene, en 1908, ranime l'espoir des adversaires mais, à Cervioni, le clan résiste et, en 1910, prenant la relève des Astima, Alexandre Grassi est élu maire et conseiller général. Il siégera à l'Assemblée Départementale jusqu'à sa mort, mais la mairie lui échappe au bout de deux ans. Ayant refusé, en raison de malfaçons, de payer à l'un de ses partisans, entrepreneur, le reliquat dû pour l'installation des fontaines, celui-ci organise la "ghjacchittata", l'assaut des "ghjacchette" contre les "flacchine" pour la possession de la mairie, et Alexandre Grassi abandonne la gestion municipale.
Il est mort dans sa quatre-vingtième année, le 19 avril 1916. A aucun moment il n'avait repris les études historiques et archéologiques.

 

 

LES CATHARES CORSES
par Alexandre Grassi

- Conférence, 1866 -

 

(Archives de la famille Giacobbi, à Cervioni)

 

Messieurs,

L'histoire n'est pas seulement une suite de faits sans lien qui les rattache l'un à l'autre, sans cause qui les amène. Nous sommes bien loin de l'époque où Volney proclamait, dans ses conférences à l'Ecole Normale nouvellement créée, qu'elle n'était que la relation d'un même cercle de calamités et d'erreurs, que les affaires humaines étaient gouvernées par un mouvement automatique et machinal. L'école du scepticisme historique, dont l'auteur des "Ruines" fut le représentant le plus autorisé, a fait place à une autre école, école glorieuse qui sera l'éternel honneur de la France du XIXe siècle, et dont trois hommes, éminents à plus d'un titre, ont porté loin l'éclat qu'il semble impossible de les dépasser. Depuis les admirables des Augustin Thierry, des Michelet, des Quinet, de Michelet surtout, l'histoire nous apparaît non plus comme un résumé froid et aride des faits chronologiques, mais comme une immense échelle dont les événements occupent les degrés, dont chaque degré marque un progrès de l'esprit humain, nous conduisant ainsi jusqu'au sommet de la vérité pour asymptote. Dans ce système, vous le comprenez, la grandeur du fait ne se mesure pas à l'importance momentanée et apparente, mais à l'influence qu'elle exercera, dans les années qui suivront, sur les générations à venir. De sorte qu'il arrive parfois que tel événement, insignifiant par lui même, quand la méthode de critique historique et philosophique, inaugurée par les trois esprits que j'ai nommés, lui sera appliquée, prendra des proportions bien plus considérables et deviendra comme un point lumineux autour duquel il sera permis de faire rayonner tout un ensemble d'événements.
Ne vous étonnez donc pas, Messieurs, si venant pour la seconde fois vous parler de l'histoire de la Corse, après avoir choisi pour premier entretien la période la plus glorieuse et celle qui assure à notre pays dans les annales des nations une place des plus considérables, je prends aujourd'hui, pour l'expliquer devant vous, un fait passé inaperçu, peu connu, et qui, de premier abord, paraît ne pas mériter l'attention (1).
Voici l'idée que je me suis faite de l'histoire de notre île:
Imaginez une immense plaine aride, lavée par les vagues des inondations successives qui l'ont submergée. Des pierres seules jonchent le sol, pierres roulées et accumulées par les flots, que les années ont enveloppées de plantes parasites et de lichens séculaires, à tel point qu'il est impossible, sous les gangues qui couvrent les cailloux, de déterminer leur substance et leur forme primitive. Pourtant, de temps en temps, de distance en distance, la plaine stérile se relève, se hausse, et des sommets de verdure, reposant nos yeux attristés, rompent la monotonie du tableau. Là, le soleil peut verser à flots ses rayons radieux et féconder le sol; sur ces sommets on respire un air pur, vivifiant, et l'on s'y repose volontiers des tristesses que donnent les excursions à travers la lande pierreuse.
Ces sommets sont, Messieurs, pour ne pas en nommer d'autres, l'établissement des Communes, personnifié par un nom plébéien: Sambucuccio d'Alando, - la première guerre d'indépendance qu'un nom glorieux domine: Sampiero de Bastelica, - la deuxième guerre, celle que Carlo Botta a appelée l'Illiade de la Corse, l'établissement de la liberté, époque sans pareille qui se résume toute entière dans Pascal Paoli (2).
Les cailloux de la lande, c'est cet amas confus de faits et d'événements sombres, tragiques, douloureux, hideux parfois, qui, malheureusement, il ne faut pas se le dissimuler, forment le fond de notre histoire.
C'est là que je veux puiser aujourd'hui. Dans cette immense accumulation, je veux prendre, entre mille, une pierre bien petite en apparence par la place qu'elle occupe sur le sol, mais qui, à mesure que nous l'aurons dépouillée des scories qui la cachent à nos yeux, prendra sa forme et son caractère véritable. Nous ferons un travail de géologie historique, si je puis parler ainsi, et j'espère, Messieurs, vous montrez que, par une loi commune aux faits de l'ordre moral comme aux choses de l'ordre physique, cette petite pierre sera le noyau de la formation d'un des sommets historiques dont j'ai parlé.
Ce petit fait sera le point de départ d'un des événements les plus considérables de notre histoire: de l'établissement des Communes de Corse.
Ce fait imperceptible, noyé et submergé par tant d'autres faits plus considérables, c'est la naissance, le développement, les luttes et la mort d'une secte hérétique au XIXe siècle: la secte des Giovannali.
Voici la pierre encore brute, c'est à dire voici le passage de Filippini, rempli d'obscurités, dans lequel perce à la fois la naïveté du bon vieux chroniqueur et l'horreur de l'homme d'église pour ces gens diaboliques. Je regrette de ne pouvoir lire le texte en italien. La langue italienne, comme la langue latine, dont elle est, par droit d'aînesse, l'héritière privilégiée, "souvent dans les mots brave l'honnêteté". Je suis donc forcé de traduire; ce n'est pas sans peine, sachant l'adage italien: Traduttore, traditore.
"Pour mettre le comble aux malheurs de l'île", dit Filippini "une secte s'éleva dans ces mêmes temps, à laquelle on donna le nom de Giovannali: elle eut pour auteurs Polo et Henri d'Attalà, frères illégitimes de Guglielminuccio, qui avaient peu de partisans et se vantaient d'en acquérir davantage par ce moyen. La secte s'établit sous leurs auspices dans le pays des Carbini: elle comprenait des hommes et des femmes et parmi ceux qui la composait tout devait être en commun, non seulement les biens de toutes sortes, mais aussi les femmes et les enfants; peut-être voulaient-ils renouveler cet âge d'or que les fictions des poètes placent dans les temps de Saturne. Ils pratiquaient certaines pénitences de leur façon et se réunissaient la nuit dans les églises pour y faire leurs sacrifices, pendant lesquels, après quelques superstitions et fausses cérémonies, ils éteignaient les lumières et...". Je vous demande la permission de les laisser dans l'ombre pendant qu'ils y sont (3).

"Polo, reprend Filippini, était le chef de la secte, laquelle se multiplia bientôt d'une manière étonnante, non seulement dans le Delà mais encore dans le Deçà des Monts. Au bout de quelques mois, le Souverain Pontife qui se trouvait alors en France où demeurait la Cour romaine, fut informé de ce qui se passait: il excommunia les sectaires et les déclara hérétiques. Et, comme cette mesure demeura sans effet, il envoya contre eux un commissaire. Celui-ci, ayant avec lui quelques soldats qu'il avait amenés du continent et des corses qui détestaient la nouvelle association, assaillit les sectaires dans la pieve d'Alisgiani où ils avaient réuni leurs forces: ils furent mis en déroute et poursuivis de telle sorte que, dans tous les endroits de l'île où l'on en rencontraient quelques uns, on les mettait à mort sans rémission (4).
Cet événement si étrange de la naissance d'une secte dans un pays d'unité catholique m'a vivement frappé. C'était un problème à résoudre. J'ai voulu réunir quelques traits propres à faire comprendre la portée du fait. Une ride faite dans l'eau par le bâton d'un enfant ou la pierre d'un oisif peut donner une idée de son importance apparente. Mais des recherches nouvelles et de nouveaux détails m'ont permis de reconstruire cet événement et de penser que le mouvement qui avait produit la secte, était aussi bien social que religieux.
J'entrevis un chapitre attrayant de notre histoire, peut-être une page intéressante de la pensée humaine. La restauration de cet épisode avec sa physionomie singulière, retiré tout à coup du tombeau comme une momie égyptienne de la gaine du granit, pourra paraître oiseuse. Je ne me dissimule pas d'ailleurs les difficultés que j'affronte en vous parlant d'un sujet qui ne comporte pas les grands mouvements de la parole, mais plus d'un ami de la vérité historique me saura gré, j'en suis sûr, des efforts que je fais pour atteindre ce but.
La première question à poser était celle-ci: la naissance de secte est-elle un fait isolé, ne se rattachant à aucun autre fait, n'ayant point de raison d'être et ne procédant d'aucune cause? Mais rien ne naît de rien. En étudiant l'origine et le développement d'une idée religieuse ou sociale dans l'histoire générale de la pensée humaine, il est facile de voir qu'une triple cause a toujours présidé à ces mouvements de l'esprit.
L'influence de l'état social et religieux en premier lieu, c'est à dire du milieu moral, cette théorie si hardiment et si brillamment affirmée par un des esprits les plus pénétrants de notre époque, M. Taine, dans son histoire de la littérature anglaise; - l'influence des lieux, c'est à dire le milieu physique, la décoration de la scène, le cadre qui enferme le portait, ensuite; - et enfin, les causes physiologiques.
Il convient donc d'étudier ces causes. L'état social d'abord. Il exige, pour être apprécié, un court tableau de la société corse au commencement du XIVe siècle. Un triste et repoussant tableau, malheureusement. Une désorganisation profonde, des guerres intestines continuelles, les déprédations des barons, les vexations du clergé. Temps sombres, hideux, qui nous font comprendre la profondeur de ce mot: heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire! Temps qu'il faudrait laisser dans l'ombre, s'ils n'étaient un enseignement.

Giudice d'Istria, l'homme qui domine le XIIIe siècle, comme son descendant Vincentello domine le XVe, venait de mourir à Gênes dans la prison de Malapaga (5). Avec lui s'éteignait la douce domination pisane. Gênes ne devint régulièrement maîtresse de l'île que quarante ans après (6). Et pendant ces longues années l'anarchie tenait lieu de gouvernement (7). La sombre physionomie de cette période c'est celle du seigneur, surtout dans la partie de l'île dans laquelle se passe le fait que nous étudions, celle du baron féodal, vautour aux serres puissantes, nichant dans un donjon, surveillant de ses yeux d'oiseau de proie le chemin raviné qui se cache au pied de la montagne et fondant tout à coup sur le voyageur qui passe. Un nom nous est resté comme le type des brigands seigneuriaux de ces années sombres, et c'est un nom qui se grave dans l'esprit, un nom sinistre: Guglielmo Schiumaguadella. Un guadello ou une guadella, vous le savez Messieurs, c'est un ravin, et les ravins étaient les seules routes d'alors. Il faut donc traduire: écumeur de ravins. Cela vaut vingt pages de commentaires. Le seigneur étend donc autour de lui une atmosphère de terreur. Chacun s'incline devant lui bien bas, très bas, mais on s'éloigne, on s'écarte quand il passe. Pour l'éviter, on s'en va vers des chemins de traverse, sans voir, et le dos courbé. Ceci c'est le tourment du jour, peu de chose en comparaison des tourments de la nuit! L'homme de la glèbe, le serf, a perdu le sommeil. Il va, vient, rode autour de la maison, rentre au foyer qui n'a plus de flamme, s'étend sur le sol humide, sous le toit crevassé qui laisse passer la froideur de la nuit, et ne peut dormir, entouré qu'il est d'animaux immondes, de larves, hideux insectes, horrible génération de la malpropreté et de la misère. Temps cruels! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête du serf pendant le Moyen-Age? Ecrasé par les tailles et les dîmes, il se réfugie avec ardeur dans les idées consolantes du bouleversement social. Si l'échelle pouvait revenir du ciel dans les longues nuit de sommeil! Si le dernier degré devenait le premier! Alors, qu'un frère de misère vienne le voir dans l'ombre et, parlant bas pour que le seigneur ou le prêtre n'entende, lui raconte mystérieusement que là-bas, bien loin de la tour ou de l'abbaye, la nuit, tandis que les nuages voilent la lune, d'autres désespérés, comme lui, se réunissent et sont libres et puissants par l'intervention des esprits invisibles, le serf alors accourra à son tour. Le dieu du baron ne peut être le sien. Le moine le lui montre toujours armé du châtiment. De désespoir, il perd sa foi. Superstitieux et ignorant, il se donne aux démons, si les démons le tentent dans une heure de sombre douleur. Et, désormais, ce sera un révolté de plus dans la grande armée des révoltés!

Combien plus terrible était la condition de la femme! La jeune fille surtout. D'un regard de terreur elle contemple les créneaux du château, et, quand le seigneur passe avec la chevauchée, elle court se cacher derrière un buisson. Puis, le soir, tandis que le vent passe à travers les ais mal joints de la porte vermoulue, elle songe, tristement, avec un frémissement de frayeur, que jamais elle ne mettra la main dans la main de son fiancé. Elle se retourne vers le couvent et va demander à la Madone le soulagement de sa misère. Mais, dans la chapelle, au seuil de confessionnal, elle trouve le moine, l'allié du seigneur, et celui-ci prêche la soumission à Dieu, rien de mieux, et au baron qui tient de lui son pouvoir, rien de plus inique. Elle sait donc qu'elle ne peut se soustraire au traitement infligé à la serve, qu'il faudra porter au château ce que, en un procès de sorcellerie, le conseiller au parlement de Bordeaux, Lanore, a appelé le "mets du mariage" (8). Sa tête se perd, elle fuit, elle fuit toujours, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée dans la lande, ou dans la forêt, et qu'elle aperçoive la rouge lueur des torches de sapin éclairant la scène du maître, et un maître à la fois consolateur et protecteur. Là, elle trouve son fiancé, le révolté de tout à l'heure, qui lui tend les bras... et, pour toujours, elle devient l'une des reines des mystérieuses et étranges cérémonies de la Messe Noire, du Consolamentum (9).
Ainsi se grossit la secte, jusqu'à ce qu'elle soit assez puissante pour marcher au grand jour. Alors, suivant les pays et les races, selon les climats, naîtront les Cathares ou les Manichéens, les Albigeois, les Vaudois ou les Cévennols, les frères Bougre Jean ou les Giovannali.
La constitution du pays, ce que j'ai appelé la décoration de la scène, le cadre du tableau, peut-elle avoir à son tour une influence directe sur les idées qui naissent dans l'esprit de ceux qui vivent et se développent dans ce milieu physique? C'est une idée généralement adoptée aujourd'hui. Le montagnard, l'habitant de la forêt, celui de la plaine, offre dans le caractère des traits propres à la nature qui les environne. On dirait qu'il existe entre tout ce qui est homme et choses, créatures et objets inanimés, des relations qu'on ne peut définir, mais que l'on comprend. C'est la loi de la mystérieuse harmonie qui régit la création entière et dont la cause invisible a été nommée, en vertu des théories séduisantes du panthéisme, par toute une école philosophique, la grande âme de l'univers.
La contrée au centre de laquelle se trouve Carbini, patrie de nos sectaires, est étrange et imposante. Pour y arriver, on quitte, par une rampe de montagne glissante et malaisée, les terrains noirs et humides de Levie, couverts de petits arbres et de grands buissons, et l'on descend dans une gorge longue, sinueuse, s'élargissant par endroits pour former, avec des courbes tourmentées, d'étroits défilés.
Au fond de la gorge bondit et gronde un gros torrent écumeux, bouillonnant entre les rochers, dont les grondements, répercutés par les parois des défilés, s'échappent et montent dans l'air avec un bruit formidable. Sur les pentes, la nature, abandonnée à elle même, s'en donne à coeur joie et se fait sauvage. Elle jette, entre les roches grises suspendues aux flancs de la montagne, des bouquets de lentisques d'une végétation puissante, des myrtes et des arbousiers gigantesques d'un port et d'un dessin admirables.
Puis, l'on gravit une montée très raide et très escarpée, en un chemin creux, encaissé dans des terrains couverts de petits chênes, avortons séculaires sombres ajoutant encore à l'obscurité du sentier. Carbini est placé à mi-côte d'une montagne de granit. D'énormes rochers, polis et nus, semblent jaillir de toutes parts et, par leurs teintes grisâtres, s'harmonisent avec la grandeur sauvage du site.
Quelques maisons seulement composent le village, autrefois si considérable, nos chroniqueurs disant: una delle terre principali di Corsica, e dimora di gentiluomini. Sur le premier plan se détache l'église Saint-Jean et, près d'elle, comme une soeur jumelle, celle de San Quilico, mais, celle-ci, ruinée et ne présentant plus que son abside pisane, témoignage de destruction et de vengeance. A quelques mètres, se détache fièrement un colossal campanile décapité par la foudre mais très élevé encore. Il est très svelte et très élégant. Il subsiste encore une fenêtre en plein centre refendue par une colonne portant un chapiteau d'une forme bizarre, mais d'un travail d'ornementation remarquable, sur lequel retombent deux arceaux noirs et brisés. C'est la seule ruine vraiment monumentale de la Corse; elle produit un effet admirable lorsqu'en arrivant sur le petit plateau on la voit se dessiner sur le fond sombre de la montagne. L'église est d'un beau style roman, de la même couleur que la roche grise du pays. Une croix aux branches creuses, placée sous le fronton, trahit son origine: c'est la signature des Pisans. Il règne au dessus de la corniche une arcature en plein cintre dont les consoles sont historiées. Quelques unes sont ornées de grossiers bas-reliefs représentant des animaux, parmi lesquels on peut reconnaître des signes du zodiaque. Ils sont si vrais qu'on s'attend à les voir se détacher de l'arcature en créations fantastiques. Vue de dehors, l'église est froide et triste. On n'entre pas sans émotion à l'intérieur. Par son obscurité religieuse, elle inspire le recueillement, mais il règne par là un étrange silence et je ne sais quelle odeur du passé qui donne froid et peur. On comprend et l'on sent, pour ainsi dire, le Moyen Age. Et l'on s'écrie: c'est ici le théâtre de quelque sombre drame de persécution. Nul n'entendra, nul ne verra ce que la voûte a vu et entendu. Ce que l'église sait, tout le monde l'ignorera, mais quand, après des siècles, on passe le seuil de sa porte, on sent qu'il a bien là des secrets et on écoute, comme si l'écho allait parler pour vous raconter (10).
Ce que j'ai appelé les causes physiologiques a exercé peut-être une influence plus considérable que celle du milieu sur le développement d'une doctrine qui flatte les passions.
Le XIVe siècle oscilla entre trois fléaux: l'agitation épileptique, la peste et la lèpre. Aussi fut-il le grand siècle hérétique pendant lequel Satan régna sur le monde.
Siècle horrible qui a vu naître toutes les maladies de la peau, pendant lequel, l'Europe entière, prise, dans les basses couches sociales, de la folie terrible et mystérieuse appelée Danse de Saint Guy, fut recouverte de fous furieux et d'idiots (11).
La Corse n'a pas pu échapper à ces fléaux: un grand courant, d'Orient à l'Occident, la route de la civilisation pourtant, apportait, dans chaque pays, la mort et la folie. Ajoutez à cela la famine que notre malheureux pays eut à supporter. Bien plus encore: un mal particulier à notre île et qui n'a pas encore disparu. Les habitants de l'arrondissement de Sartène - Carbini est dans cet arrondissement - étaient jadis tourmentés de ce mal populaire que les vives excitations et l'agitation qu'il produit ont fait appelé un mal héroïque: la gale, et l'on sait que les galeux de Sartène ont produit à la science la découverte du véritable acarus scabiei, la cause et, par conséquent, le remède du mal (12). Je me hâte d'ajouter -je me ferai ainsi pardonner ce détail indiscret - que les habitants de Sartène ont eu cela en commun avec le commandant d'artillerie Bonaparte. Et; qui sait, si la gale, gagnée à Toulon en pointant une pièce de canon, n'a pas eu une influence directe sur le caractère irritable de l'empereur Napoléon 1er.
La peste, la lèpre, la gale, la famine, par la double et puissante excitation de la maladie et de la faim, devait nécessairement, fatalement, livrer l'homme et la femme au mal universel du Moyen Age, à l'exaltation démoniaque.
J'ai examiné les causes, permettez-moi de chercher l'origine, pour arriver ensuite au développement de la secte des Giovannali.
Messieurs, n'avez-vous pas souvent observé, dans nos campagnes, un fait insolite de végétation? Il vous est sans doute arriver de remarquer, au milieu des productions naturelles du sol, un arbre, ou un arbuste, d'espèce unique dans la région: un olivier sauvage, par exemple, au centre d'une belle châtaigneraie. A vingt lieues à la ronde, pourtant, il n'en existe pas. Si vous avez songé un instant à vous expliquer ce fait anormal, vous avez pensé sans doute que quelque oiseau, portant dan son bec son butin, a laissé tombé, en passant, la graine conquise au loin pour la pâture de la couvée. Si la terre qui l'a reçue est préparée, si un peu de limon se trouve à la surface, vienne une ondée du ciel et le germe fructifiera. Et l'olivier sauvage s'élèvera, vigoureux et robuste, dessinant ses feuilles pâles d'un vert sombre sur le fond éclatant des châtaigniers.
Il en a été de même dans le cas historique que j'examinerai. Vous avez vu si l'heure était propice à la fécondation du germe, au développement d'une idée ainsi tombée d'un pays lointain, si les esprits étaient prêts à recevoir et à adopter une idée religieuse nouvelle, ouvrant aux âmes accablées et désespérées un horizon nouveau de consolation et d'affranchissement. Et, pour dire immédiatement ma pensée, ce germe déposé au sud de la Corse ce sont les Cathares qui l'y ont porté, les Cathares ou les Albigeois, et, si j'avais à donner un nom à cette étude, je l'appellerais : les derniers Albigeois C'est en effet, dans mon esprit, la queue des Albigeois que nous voyons en Corse se mouvoir et s'agiter dans ses dernières convulsions, et, quoique l'assertion puisse paraître étrange, les dernières assertions de cette secte si nombreuse qui agita si puissamment la France et l'Italie au Moyen Age, contre laquelle on prêcha la croisade ni plus ni moins que contre les Sarrasins ou Maures, ses dernières manifestations se produisirent en Corse.
En disant, le plus rapidement possible, la doctrine des Cathares, leurs croyances et leurs tendances, nous comprendrons, en tenant compte nécessairement des modifications qu'elle devait subir, quelle était la doctrine des Giovannali. J'essaierai ensuite de vous prouver qu'elle parvint dans notre pays.
La secte des Cathares naquit en Bulgarie dès le Xe siècle. C'est une hérésie slave. Les missionnaires du Christianisme, pour convertir les païens slaves, les menaçaient de la damnation, s'ils ne cessaient d'adorer le démon et ses anges. Vous savez, Messieurs, le rôle que le diable a joué dans la prédication du Moyen Age et la puissance qu'il a exercé sur l'imagination vive et grossière des hommes de ce temps! Les Slaves résistèrent à ce que les Chrétiens avaient de doux et consolant pour n'adopter de ses missionnaires que le génie du mal. Chez eux, le génie du mal se transforma en dieu réel. Il devint un mauvais principe à côté du bon. Ils le considérèrent comme l'auteur des maux physiques et moraux et, pour ne pas s'attirer les effets de sa colère, ils lui rendirent dès lors un culte à l'égal du dieu bon. De là le dualisme qui fait le fond de la doctrine, la distinction entre un bon et un mauvais principe, la condamnation de l'Ancien Testament comme oeuvre du démon, l'opinion que Jésus-Christ n'a eu qu'un corps apparent, le rejet du baptême d'eau et, surtout, remarquez-le bien Messieurs, parce que nous retrouverons particulièrement ce trait chez les Giovannali, la condamnation du mariage (13).
Dans la marche vers l'occident, la secte envahit l'Italie d'abord où elle se fondit avec le Manichéisme. Elle apparaît en France au XIe siècle. Elle se montre à Orléans, on la prêche dans les Flandres. Des missionnaires enthousiastes, hommes et femmes, la portent en secret de province en province, dans les campagnes et les villes. En peu de temps, elle gagne des populations entières. En France, comme en Italie, les Manichéens, dualistes eux mêmes, deviennent les auxiliaires des Cathares. En même temps, le peuple, devenu attentif aux réunions mystérieuses, tourmenté de vagues désirs d'affranchissement, se fait initier.
La persécution commença. La secte prospéra. Comme il arrive toujours, le sang des martyrs d'une cause la féconde et l'église cathare eut ses évêques et sa hiérarchie sacerdotale.
Dans le Périgord, dans l'Aquitaine, dans les Etats du puissant conte de Toulouse, la secte s'était tellement fortifiée qu'elle régnait en maîtresse, non seulement dans la ville, mais dans les châteaux-forts. Montfort, Castelnau et Baymiac étaient les principaux sièges. Elle comptait des partisans parmi le clergé et dans les monastères. Dans le diocèse d'Alby, elle établit sa domination absolue. L'evêque de la ville et l'abbé de Castres veulent faire emprisonner les hérétiques excommuniés: le peuple s'y oppose, les seigneurs et les magistrats embrassent leur cause, d'abord parce que la mesure ordonnée leur paraissait une atteinte portée à la juridiction civile, ensuite parce qu'elle flattait leurs moeurs dissolues. Les cathares s'appelèrent désormais, en France, du nom de la ville qui était devenue leur principal établissement. Nous verrons pourtant que d'autres dénominations leurs étaient données.
Vous savez, Messieurs, les luttes héroïques des Albigeois pendant deux siècles; je n'ai pas ici à m'en occuper. Je veux seulement signaler leurs dernières pérégrinations, cela nous ramènera en Corse.
Sur la fin du XIIIe siècle, poursuivis et traqués de toutes parts, les Cathares du midi de la France se réfugiaient d'abord en Sicile, puis il remontent en Italie, s'établissant dans la Pouille où l'évêque albigeois de Toulouse, Vivian, avec un grand nombre de parfaits - c'est le nom des adeptes - vivait retiré dans le château de Bastide-Lombard. Rome ne se lassait pas de les poursuivre. Elle se tourna vers le Prince Manfred et celui-ci ordonna aux albigeois de quitter leur asile: ils prirent le chemin de la Lombardie. Poursuivis de nouveau, ils se retirent dans les vallées du Piémont où ils se réunissent aux Cathares de Dolcino Dolci et de Novarre. A Coni, ils retrouvent les Cathares français venus par les Alpes. Dans la baronie de Valsera, la secte se ranime, un instant protégée qu'elle est par les comtes de Blandrata dont la maison était depuis des siècles, l'ennemi de Rome. De nouveau, la persécution devint plus ardente en 1305, cinquante ans seulement avant l'apparition des Giovannali, remarquez le, Messieurs: les habitants de Valsera chassent les Cathares et les comtes leurs protecteurs. Ils se réfugient alors dans les gorges de Val de Rassa mais les Seigneurs voisins se liguèrent pour les exterminer. Il ne reste plus à ces débris malheureux d'une secte jadis puissante qu'un seul asile, déjà choisi par leurs frères de Lombardie et de Toscane, l'île de Sardaigne qui leur offrait des forêts impénétrables, et, mieux encore, un pays où l'inquisition n'avait pas encore été établie. Ils s'y rendirent, et sans doute y arrivèrent en bien petit nombre car, dès cette époque, il n'en est plus question.
Est-ce une grande témérité d'avancer que de Sardaigne un ou plusieurs de ces infortunés passèrent en Corse? (14). Le fait me paraît peu douteux. Pour moi je n'en doute point. Je vais essayer de l'appuyer par quelques considérations. Nous sommes, aujourd'hui, moralement plus éloignés de la Sardaigne que nous ne l'étions à cette époque. Longtemps les deux îles, dès les Romains même, avaient eu des destinées communes, et différentes inscriptions ont prouvé l'existence, en Sardaigne, d'une colonie de Corses. Au Moyen Age, les rapports politiques entre les deux pays étaient devenus plus fréquents encore. A chaque instant, nous voyons nos seigneurs insulaires chercher, au moindre danger, un refuge parmi les Sardes. A l'époque dont nous parlons, une même domination, quoique nominale, les réunissait sous un même souverain. Déjà, en 1296, le pape Boniface VIII avait donné la Corse et la Sardaigne à Jacques II d'Aragon. Benoît XII confirmait la donation en faveur de Pierre, petit-fils de Jacques. Celui-ci laissa à son fils, Alphonse IV, le soin de tenter la prise de possession des deux îles. Son fils, Pierre IV, poursuivant son entreprise avec vigueur, commença par la Sardaigne, puis noua des intelligences avec les barons de la Corse pour y préparer une descente.
Ceux-ci visitaient souvent le Roi pendant son expédition et c'est alors que commencèrent, entre la maison d'Aragon et les maîtres de la Rocca et d'Istria, ces relations de suzerain à vassal qui, se continuant pendant tout le XVe siècle, devaient atteindre leur plus grand développement par l'élévation à la vice-royauté de notre île de Vincentello d'Istria, une des plus nobles et des plus fières physionomie de notre histoire.
Ces événements se passaient précisément de 1300 à 1345, c'est à dire sept à huit ans avant l'apparition des Giovannali, qu'il faut, avec Filippini, placer en 1354 (15). On comprend facilement qu'avec le va-et-vient continuel des hommes d'armes qui s'établit entre les deux îles, quelques malheureux Albigeois, toujours errants, toujours inquiétés, surtout depuis que le Roi d'Aragon avait introduit en Sardaigne la campagne sanglante des rois d'Espagne, l'Inquisition, on comprend, dis-je, que ces malheureux soient venus en Corse.
Il est une autre considération importante à présenter à l'appui de cette opinion. Et je la trouve dans le nom même des Giovannali. Il ne leur vient certes pas, comme on le suppose, de l'église de Saint Jean qui, dit-on, rien n'est moins certain, leur servait de lieu de réunion. S'il est vrai, ce dont je doute beaucoup, qu'une église les reçut, il faudrait penser que c'était celle de San Quilico, l'église ruinée, et ruinée dès lors précisément à cause des souillures de la secte. On a détruit le village de fond en comble, on aurait détruit Saint Jean pour les mêmes raisons. Non, ce n'est pas là qu'il faut chercher l'étymologie du nom. Ce nom des Giovannali était celui de toute une branche considérable des Cathares, bien entendu avec la différence dans la dénomination que comporte la langue de chaque pays. Et cette branche tenait son nom d'un réformateur né dans la secte même, le docteur Giovanni de Lugio, esprit subtil et spéculateur, qui, au commencement du XIIIe siècle, opéra une scission parmi les Cathares (16). Il resta dualiste, mais proclama que créer n'est pas tirer les choses du néant, mais donner seulement une des formes de la vie à une matière déjà existante, inaugurant ainsi, chose étrange, une doctrine qui sera l'une des plus grandes préoccupations tourmentantes du XIXe siècle.
Elle se tient encore dans le champ des expériences physiques et chimiques et agite puissamment l'opinion: je parle des générations spontanées. Un grand nombre de Cathares, d'Italie et de France, embrassèrent la doctrine de Jean De Lugio. Ainsi à partir du XIIIe siècle, voyons-nous, dans les procès intentés contre les hérétiques, entr'autres dénominations, celles de Frères-Jean, et, particulièrement, celle de Frères Bougres Jean. Frà Raniero Sacconi (17), que Bossuet a cité plusieurs fois lui même en parlant de Jean de Lyon, l'appelle un des chefs des Nouveaux Manichèens. Voici en outre un passage de Mathieu Paris de l'année 1238 : Ipsos autem nomine vulgari, Buragos appellavit sive ossent Patarini, sive Joviniani, vel Albigienses (18).
Vous le voyez, Messieurs, nous trouvons dans une des plus grandes autorités qu'on puisse invoquer en pareille matière, Mathieu Paris, le nom de Joviniani, ou Albigeois ajoute t-il. Il y a similitude de nom et l'étymologie ne vous paraîtra plus douteuse (19). Nous posons donc, comme un fait incontestable, que le nom de Giovannali n'est qu'une des nombreuses appellations de la secte des Cathares ou Albigeois, et nous obtenons ainsi, à la fin, la certitude de l'origine et de l'étymologie. Et n'oubliez pas, que la Sardaigne avait reçu les débris de deux courants d'émigration française, celui qui, avec l'évêque Vivian, était arrivé en Piémont par la Sicile, la Pouille, la Toscane et la Lombardie, et celui qui, par les Alpes, arrivé dans la ville de Coni, se confondit avec le premier.
Les restes malheureux des Albigeois cherchèrent-ils seulement un refuge en Corse ou, poussés par cette ardeur de prosélytisme qui caractérise les sectes, voulurent-ils prêcher la doctrine et répandre la croyance par la prédication? Question qui n'aura jamais, sans doute, de réponse! Mais ce qui est hors de contestation, c'est que les Albigeois de Sardaigne ont été cet oiseau voyageur dont j'ai parlé, franchissant l'espace et laissant tomber, du haut des airs, un germe qui se développera selon les conditions du sol qui l'a reçu. En rattachant nos Giovannali aux Frères Bougres Jean de Ducange et aux Joviniani de Mathieu Paris, c'est à dire aux Albigeois de France, devons-nous admettre que la doctrine Cathare fut entièrement suivie en Corse? Non, sans doute. Les albigeois avaient apporté l'idée première, une vague pensée, les pratiques de consolation de leur pays. L'idée grandira et s'emparera des esprits, mais les fruits qu'elle portera ne pourront être que le produit de la civilisation rudimentaire du pays, du milieu fécondant, c'est à dire des fruits amers, beaux et séduisants en apparence comme ces fruits bibliques des arbres venus sur la mer Morte, magnifiques de couleur et de forme, mais qui ne renferment que de la cendre. Aussi, nos sectaires ne pouvaient-ils garder de la doctrine cathare que ce qui endormait leur misère par les idées de rénovation sociale, que ce qui flattait leurs penchants, c'est à dire ce qui les affranchissait du confessionnal. Et cela suffit pourtant, Messieurs, pour que le fait prenne, à nos yeux, une importance considérable et mérite d'être particulièrement étudié. Du moins nous pouvons affirmer qu'ils pratiquaient le fond de la doctrine cathare: le dualisme, la distinction, entre le génie du bien et le génie du mal, la croyance à une puissance égale à deux principes. Les accusations de Filippini contre la secte le prouvent, car, se livrer, dans une obscurité profonde, dans une obscurité aveugle, l'aer ceco du Tasso, à des orgies sans nom, faire de ces pratiques un dogme, c'est rendre hommage au démon, c'est sacrifier à l'esprit du mal, c'est agir selon ses commandements, c'est reconnaître ainsi sa puissance (20). De même les Lupercales et les fêtes de la Bonne Déesse du monde païen étaient autant un culte à certains dieux qu'un effréné débordement de passions humaines. Et, dans ces excès condamnables de nos Giovannali, ne sentez-vous pas l'influence de l'oppression des barons? Dieu, le Dieu bon, n'est point pour nous se disaient-ils, le catholicisme nous le montre sans cesse comme le Dieu qui frappe, c'est le Dieu du château, nous sommes, nous, les enfants de Lucifer le grand révolté, car nous sommes les révoltés de la faim et de la misère, les vaincus de la chair, les exaltés du désespoir. Voyez-vous alors poindre la question sociale et l'événement grandir et comprenez-vous l'intérêt qui s'attache à cet épisode de notre histoire?

J'avais lu avec un sourire d'incrédulité, les reproches adressés par l'archidiacre de Mariana contre les Giovannali. Le bon vieux chroniqueur me paraissait renouveler toutes les accusations banales que nous voyons toujours diriger contre les sectes naissantes. Et, me souvenant que le christianisme lui même n'avait pas échappé à ces reproches au temps des catacombes, j'étais disposé à ne pas en tenir compte. Toute religion nouvelle a besoin, pour prospérer, de mystère. De là, les réunions nocturnes et mystérieuses. De là aussi d'odieuses calomnies, d'étranges accusations de repas sanguinaires, de festins de Thyeste, de crimes et d'impureté innommables, d'incestes et d'assassinats. Le christianisme avait subi toutes ces injures auxquelles Tertullien et Athénagore durent opposer l'honneur de leur parole apologétique (21).
L'arianisme, le Manichéisme, toutes les sectes nées pendant les premiers siècles chrétiens, siècles de disputes théologiques et dogmatiques, avaient eu à lutter contre cet écueil. Puis la question politique venait s'ajouter à tous ces griefs, car toute secte, c'est à dire tout effort de pensée, portait ombrage aux gouvernants, aux maîtres, comme nous le verrons pour la Corse. L'ordre religieux et l'ordre politique étaient confondus et, souvent, le sectaire ne pouvait rester fidèle à sa foi sans désobéir au seigneur, au suzerain. De là encore cette accusation de société secrète que la politique ombrageuse du Moyen Age fit peser sur toutes les hérésies à l'origine. En réunissant toutes ces causes, il est facile de concevoir combien était grande la fureur des persécutions, mais aussi combien étaient vigoureuses les haines des foules populaires contre le monde féodal, barons seigneuriaux et abbés mitrés, princes, évêques et comtes souverains.
Employant ainsi, dans cette question, la méthode comparative si nécessaire pour la saine appréciation des choses de l'histoire. Je rejetai comme banales les assertions de Filippini. Mais je devais être détrompé par une observation faite sur les lieux, par la constatation d'un fait étrange qui semble invraisemblable et dont j'aurais douté si je n'en avais été témoin.
J'avais parcouru la pieve d'Alesani, le tombeau des Giovannali, comme nous allons le voir. Je voulu aussi voir leur berceau et je me rendis à Carbini dont j'ai essayé de dire rapidement l'aspect étrange (22). J'y arrivais avec le désir d'étudier la population et d'y surprendre, dans le caractère, dans le langage, dans les habitudes des habitants, quelque trait particulier qui me permit de les rattacher à la secte. Mais l'individualité corse disparaît et le moment arrivera bientôt où il faudra chercher dans les livres et les gravures seuls, ce type corse qui ne manque ni de grandeur ni d'originalité.
Une surprise pourtant m'attendait à Carbini, mais en dehors complètement de cet ordre d'idée, tellement en dehors que j'hésite à vous la faire partager. Cependant, cela ne manque pas d'un certain intérêt... et je ne puis résister. Je cherchais les Giovannali, je trouvai... devinez, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, et Mme de Sévigné ne fut pas plus étonnée du mariage de Monsieur de Lauzun avec la grande Mademoiselle... Je trouvai la dame d'un académicien, venant de cette thébaïde et s'étant arrangé un confortable des plus parisiens dans ce coin perdu de la Corse (23). Je n'avais pas encore mes Giovannali, mais j'enrichissais mon excursion d'un des souvenirs les plus piquants que j'eusse recueillis pour le retour.
Je mis ma surprise dans un coin de ma mémoire et je poursuivis mes recherches. A deux cents mètres de Carbini, le plateau sur lequel est assis le village s'incline pour former un pli étroit de terrain et se relève aussitôt en une muraille immense couverte d'une vaste forêt de chênes séculaires. C'est la forêt d'Arone, et le hameau d'Arone se cache dans le pli de la montagne, groupé sur la lisière de la forêt. Tristes maisons, sombres, en moellons de granit. Au bruit de mes pas, bruits étouffés pourtant, car le sol était humide d'une forte ondée de novembre, toutes les portes des maisons se garnirent de leurs habitants. La finesse d'ouïe des Indiens des Sampas d'Amérique aurait pu seule les percevoir. Il était aisé de voir que l'arrivée, dans le hameau, d'un voyageur était un événement. Mais le plus surpris, c'était l'étranger. Il est impossible de rendre la physionomie de ces hommes dont les yeux s'allumaient de curiosité. Veste et pantalon en poils de chèvre, bonnet phrygien sur des chevelures incultes et abondantes - de vraies crinières de fauves -, barbe longue et rude encadrant des visages d'une énergie étrange, halés et huileux, de larges poitrines velues, des épaules carrées et trapues et des cous de taureaux. Je demandai des renseignements à la personne qui m'accompagnait. Nous avons tous lu, au collège, dans notre enfance, entre un pensum et un thème latin, à la salle d'étude ou de retenue, les admirables romans de Cooper, et nous les relisons encore dans notre jeunesse aux heures consacrées aux doux et calmes plaisirs de l'esprit. Nous avons vécu ainsi avec les Mohicans, allumé le calumet de la paix de l'Apache, brandi le tomahawk du Grand-Serpent, combattu avec la tribu des Vautours-Sanglants contre la tribu des Aigles-Agiles. Ne m'acusez pas d'exagération, Messieurs, j'étais au milieu d'une tribu, et d'une tribu qui a un nom dont Cooper aurait décoré quelques-uns de ses héros des forêts vierges: la tribu des chats-huants, Cucchi. Et maintenant que je vous ai dit ce nom, vous me croyez. Il y a là 23 ou 24 feux, 23 ou 24 familles, tous Cucchi. Ils ne souffrent pas qu'un étranger s'établisse à la ronde, de sorte que, sans aucun contact avec les populations, les idées de leur cerveau ne peuvent être que celles qu'ils reçoivent en naissant au sein de la tribu et qui y sont conservées depuis des siècles. Ils ont le produit du sol même, pour ainsi parler, et se rattachent indubitablement à nos sectaires, par la race bien entendu, et sans trop s'en rendre compte. Un seul de ces chefs de famille porte un autre nom, mais il n'a été admis à Arone qu'après s'être accouplé avec une des femmes de la tribu, car il faut dire accouplement et non mariage: sur 23 ou 24 unions on en compte à peine quatre ou cinq de légitimes. Et je ne puis soulever d'autres voiles. Point de chapelle dans le hameau: la vieille église pisane est à 500 mètres de là. Ils connaissent les moindres recoins de la forêt et les moindres rochers de la montagne, mais ils n'ont jamais vu que de loin, et parce qu'il se détache majestueusement sur le bleu du ciel, le sommet du clocher de Carbini.
Quand vous avez vu ces hommes, quand leur nom a réveillé en vous les terribles souvenirs qu'il rappelle, lorsque leurs moeurs, leur manière de vivre, vous sont dévoilées, vous vous écriez: ce sont les descendants des Giovannali (24).
Si vous pénétrez dans la forêt, cette conviction entre davantage dans votre esprit.
Je ne sais rien de plus mystérieusement sombre qu'une forêt de chênes. J'ai visité les grandes forêts de notre île, forêts de pins et de hêtres, Vizzavona et Aitone, Lindinosa et Valdoniello. Le pin a une majesté douce, un peu monotone par l'harmonie et la régularité des branches qui se détachent du tronc; le hêtre jette les siennes dans tous les sens et réalise l'harmonie dans la variété, surtout quand viennent les brises automnales, alors que les feuilles se colorent de teintes chaudes, d'un jaune éclatant ou d'un rouge superbe. Le chêne garde, au contraire, sa sombre verdure terne et froide et répand sur le sol une ombre impénétrable. Puis le tronc a des aspects tourmentés, des mouvements d'êtres animés, et l'on s'attend, à chaque instant, à voir l'écorce se briser en éclatant, la sève jaillir et la forêt se peupler de visions fantastiques. Les Cathares de France durent trouver là des inspirations que faisaient éclore les vieilles forêts druidiques des Gaules. Et l'aspect des lieux se prête admirablement bien à l'illusion. Partout, entre les chênes, des roches percent le sol, roches superposées les unes aux autres, affectant la forme des dolmens et des menhirs. En Sardaigne, les Albigeois avaient trouvé les nurhags , ils trouvaient en Corse, les stazzone, et les stantare, monuments prodigieux d'une civilisation mystérieuse, ibère ou celtique, sur laquelle la science historique, n'a pas encore dit le dernier mot, et qui, dans l'arrondissement de Sartene, au bord du Taravu et du Rizzanese, dans les vallées du Tallano et de Cavuria, sont comme les témoins des générations disparues, comme des sphinx de pierre, qui, s'ils ne dévorent point le passant, absorbent sa pensée et rendent son âme pensive. Autrefois, ces grottes de la forêt d'Arone étaient habitées. La famille était là, dans la roche vive, avec un trou pour cheminée et pour fenêtre. La nuit, on bouchait, en hiver, la porte avec de la paille, en été, on y suspendait des haillons.
D'autres grottes servaient de magasins aux habitants du village. Ils vivaient de la forêt au sein de laquelle leurs troupeaux de pourceaux trouvent le gland du chêne; et, dans les grottes, ils entassaient leurs viandes salées, leur nourriture habituelle et celle qui davantage engendre les maladies de la peau. Nous pouvons ajouter cette cause à celle qui devait déterminer, chez les habitants de Carbini et d'Arone, les ancêtres de ceux d'aujourd'hui, cette excitation et cette exaltation qui les jetaient dans les excès infâmes. Dans les pays de soleil, ce résultat était inévitable et l'on comprend que les religions fondées sur une morale élevée, le judaïsme et le christianisme par exemple, aient proscrit l'abus de la viande de porc comme viande impure.
Vous le comprenez, j'emportais, de mon voyage, la conviction que Filippini nous avait transmis la vérité.
Tout donc se prêtait au développement de la secte: état social, désir de révolte, ignorance, maladies héroïques, misère et famine. Et l'atmosphère du XIVe siècle, je le répète, était imprégnée d'effluves hérétiques.
La secte grandit vite, elle compta bientôt toute la population de la pieve. Elle devint assez puissante pour inspirer la peur aux seigneurs de Carbini, aux nobles de la contrée qui, sous la peau de Satan, reconnaissaient les aspirations du menu peuple, du serf opprimé, vers la vengeance.
Et, après une lutte très vive, les Giovannali restant les maîtres, les petits tyrans se réfugièrent dans la montagne opposée, là même où s'élève aujourd'hui le village de Levie; un immense ravin rendait la distance très considérable. Et, chose remarquable, la plupart des familles de Levie affirment leur noblesse. Zevaco, au contraire, village fondé par les Giovannali, était et est resté un village de prolétaires. Cette tradition recueillie sur les lieux, prouverait davantage que la question sociale venait compliquer le problème religieux dès le début (25). Et nous avons au reste une autre preuve, et plus convaincante, dans le passage de Filippini. Il nous dit que Polo et Arrigo, deux bâtards, frères illégitimes de Guglielminuccio, seigneur d'Attallà, se mirent à la tête des Giovannali et il ajoute expressément que ce fut dans le but d'augmenter leur héritage et leur influence (26). Et l'on vit alors en Corse, ce fait si commun au Moyen Age: des gentilshommes, nés d'un baron et d'une plébéienne, violemment repoussés par la famille, se souvenir du sang rude et vigoureux qui coulait à moitié dans leurs veines, s'en servir comme d'un titre auprès des paysans et les conduire à l'attaque de la demeure féodale. Eux aussi faisaient partie de l'armée immense des révoltés! Ils devinrent les chefs des Giovannali. Guidée par eux, la secte se développa d'une manière étonnante, mirabilmente dit Filippini. L'émotion fut grande, naturellement, et les foudres de l'Eglise Romaine, si puissante alors, vinrent la frapper. Le pape, Innocent VI déclara les Giovannali hérétiques, et les excommunia. Le Saint-Siège ne borna pas là sa répression: il avait prêché la croisade contre les Albigeois de France, il envoya une expédition contre les Albigeois de Corse. Un commissaire ecclésiastique se rendit dans l'île avec des soldats. Le clergé fit appel au pouvoir laïque, l'abbaye donna la main au château, et la persécution commença avec toutes ses horreurs. Carbini fut détruit de fond en comble. Mais les Giovannali ne se découragèrent pas: la doctrine avait fait de grands progrès et, successivement, le Delà et le Deça des Monts comptaient de nouveaux adeptes. Lorsqu'ils furent chassés de Carbini, ils se réfugièrent dans les montagnes les plus élevées, les plus inaccessibles, appelant à eux tous les désespérés, tous les maudits, tous les opprimés. Ils remontèrent la haute chaîne de séparation de l'île et ne s'arrêtèrent que dans la pieve d'Alésani, en pleine Castagniccia, au centre, remarquez-le Messieurs, du pays qui devait porter et mériter le nom glorieux de Terre des Communes (27).
Le choix du pays d'Alésani comme refuge se comprend et s'explique par cette raison, que j'ai à coeur de faire ressortir, que les causes de l'expansion de cette doctrine étaient en partie sociales. La vallée d'Alésani dépend du bassin du Tavignanu et se trouve comprise entre cette rivière et l'autre grand bassin de la Corse, celui du Golo, c'est à dire qu'elle est placée entre Aléria et Mariana, les deux colonies romaines; et quoique, à l'époque dont nous nous occupons, neuf siècles déjà se fussent écoulés depuis l'occupation romaine, je n'hésite pas à dire que la région comprise entre les deux colonies, par suite de cette remarque si souvent faite qu'il se faisait entre le vainqueur et le vaincu, quand les romains étaient les vainqueurs, un travail d'assimilation lente mais puissante, par cette raison dis-je, je n'hésite pas à penser que les petites vallées s'ouvrant sur la côte orientale avaient pris et gardé les moeurs du peuple-roi, de cette société où les cives tenaient une si large place (28). Cela nous explique pourquoi, tandis que la féodalité s'établissait dans le sud de l'île, les villages qui regardent l'embouchure du Tibre s'étaient toujours gouvernés librement, sans servage ni vasselage.
Cela nous explique aussi comment, lorsque Sambucuccio, le plébéien, institua les Communes, toute la région dont je vous parle accepta avec enthousiasme les institutions qui lui étaient offertes et qu'elle devait garder glorieusement comme un foyer de patriotisme et de liberté jusqu'au jour où Paoli naquit dans son sein même.
Certes, les Giovannali y songèrent: ils fuyaient l'oppression, ils cherchèrent la liberté. Dans cette hypothèse, on se rend bien compte que, chassés de Carbini, ils aient fait le choix d'Alésani. Au lieu de tyrans seigneuriaux, le municipalisme; au lieu de la glèbe, la réhabilitation de l'individu. Ajoutez à cela, chose énorme par ces temps de famine, la nourriture abondante de la châtaigne, le fruit providentiel de la Corse, comme la banane est le fruit providentiel des régions américaines, la datte celui des régions intertropicales.
Peu de temps après leur arrivée à Alésani, ils devinrent réellement puissants. Filippini, car je ne veux marcher qu'avec lui, Filippini ne donnait rien aux suppositions hardies. Filippini dit qu'ils y avaient établi un gagliardo presidio. Et le fait confirme l'exactitude de notre analiste que j'entends souvent, bien mal à propos, accuser d'invention pourtant. J'ai vu les ruines de ce presidio: elles sont placées sur une immense roche dominant le ruisseau de Pardina et s'appellent dans le pays: le Ruscitello. Il n'est pas d'habitant d'Alésani qui ne sache que c'était là la tour des Giovannali, car les souvenirs de la secte sont là très vivants encore (29).
Puis la tradition vient à mon secours, et il ne faut point dédaigner la tradition et la repousser systématiquement comme chose puérile. En chose aussi grave que le fait d'une hérésie, d'un mouvement de l'esprit humain, je me mets en garde moi-même et je me dis: légende que me veux-tu? Mais ici elle s'impose. Ils devinrent assez puissants, dit-elle, pour de persécutés se faire persécuteurs, et, chose inouïe! pour martyriser un moine du couvent des Mineurs Observantins situé entre Perelli et Novale, deux villages de la rive droite du Busso: le moine de Bonicardu (30). Un laurier prit naissance là où fut commis le crime, laurier qui se flétrit à certaine époque de l'année pour reverdir le jour anniversaire du martyre.
Cette légende est tout simplement un fait historique. Il est inconnu: pour la première fois il est produit, mais il reçoit une double confirmation. D'abord un hameau, situé à 500 mètres environ de la tour des Giovannali, porte le nom de Bonicardo; en second lieu, je m'appuie sur un manuscrit que je possède, qui porte la date de 1686, et a pour titre: Colonna Sagra, Cronologia degl' Huomini illustri di Santità e di dignità del Regno di Corsica, et pour auteur: Francesco Colonna del Prato di Giovellina, Dottore delle Leggi et arcidiacono della cità d'Ajaccio. L'ouvrage a 23 livres, 13 seulement sont entre mes mains. L'histoire de ce manuscrit est curieuse, mais elle serait ici hors de propos. Je trouve au livre XIII, dans la nomenclature que fait l'archidiacre des hommes illustri per Santità, les lignes suivantes:
"Anno 1354 - la date est bien celle de Filippini - Il beato martire chiamato Vitale di Bonicardo d'Alesani nel convento di San Francesco d'Alesani, Provincia decima di Corsica: dal detto anno si connosce l'antichità di questo convento, nel qual tempo l'isola era quasi infetta della pestifera eresia Giovannale, per la qual cosa volendo il detto padre Vitale difendere la fede cattolica, fù coronato del martirio dalli seguaci di quella pessima heresia e sepolto il suo corpo in questo convento". Et l'archidiacre cite ses sources, Francesco Conzaga, historien de l'ordre de Saint François: Di origine seraphici Religionis, p.2 (31).
Rome a béatifié ce moine martyr, c'est, sans contredit, une preuve d'authenticité.
Il faut remarquer qu'il n'est pas fait, dans le manuscrit, mention du laurier qui fleurit la légende (32). Colonna a donc rejeté la partie banale du fait; mais ce laurier qui meurt et renaît sans cesse n'est-ce pas une fleur mystique? La légende n'a-t-elle pas un parfum de vétusté? N'est-elle pas née en même temps que le crime et n'est-elle pas la preuve de l'émotion qu'il dût produire sur une population remplie de foi et d'ignorance?
La puissance de la secte à un certain moment reste donc un fait acquis. Et d'ailleurs ce développement n'est rien moins qu'étonnant. Qu'on essaie d'étouffer une idée dans les châtiments, de la noyer dans le sang, ce sang répandu communiquera une nouvelle vigueur (33).
Mais, trop d'ennemis étaient intéressés à faire disparaître la dangereuse doctrine des Giovannali. La persécution redoubla: sans trêve ni merci on les traqua comme des bêtes fauves. Le commissaire du pape réunit de nouvelles troupes, fit un appel suprême au bras séculier, et, après avoir acculé les Giovannali dans les gorges du Busso, les défit complètement. Battus en bataille rangée - je me sers de l'expression de M. Friess - on leur fit la chasse isolément. Il était permis à tout Corse de les tuer comme des chiens malfaisants. Ce fut un massacre hideux qui se propagea dans toute l'île et dont l'horreur fut si grande qu'il donna naissance, en Corse, au dire de Filippini, à une locution populaire encore usitée de son temps: lorsqu'on voulait parler de gens persécutés jusqu'à la mort, eux et leurs descendants, on disait: ils ont été traités comme les Giovannali.
Ainsi disparurent nos hérétiques, ainsi s'éteignit la secte. L'Histoire ne prononce plus son nom. Celui qui examine seulement à la surface les événements qui composent notre vie historique, peut se contenter de ce dénouement et embaumer nos sectaires dans la tombe, se déclarer satisfait de les avoir suivis dans les causes qui les ont produits, qui ont présidé à leur développement et qui les ont tués. Mais si quelque chercheur, amoureux de détails, un curieux des choses du passé, voulait pousser plus loin ses investigations et épuiser les recherches, je lui signalerai deux faits, deux faits étranges, qui d'un bond lui feraient franchir un bond de 500 ans et le conduiraient jusqu'aux premières années du XIXe siècle. Quoi!! La trace des Giovannnali gardée jusqu'à nous? En apparence, la place qu'ils occupent dans l'Histoire est petite, mais le sillon qu'ils ont creusé est large et profond. Jugez-en:
Entre Valle d'Alesani et le hameau de Querceto, une maison complètement ruinée attira mon attention. Deux parois extérieures seulement étaient débout. Le lierre les couvrait de sa verdure chatoyante. Il les étreignait, grimpait avec ses fibres serpentines et nerveuses jusqu'au sommet, et vagabondait le long de la crête des murs bizarrement déchiquetés par le caprice des années. Du sein de la décombe s'échappaient en tous sens des figuiers sauvages, hôtes accoutumés des ruines en pays chauds, avec des feuilles larges comme celles des tropiques et des troncs noueux d'une verdure puissante.
Cette ruine se nomme, dans la contrée: la maison des douze fusils. Nous nous ressentons un peu, en Corse, de l'occupation arabe et nous comptons les hommes de la famille, comme, au désert, on compte les hommes de la tente ou de la tribu, par le nombre de ceux qui sont aptes à manier la carabine.
Là vivait donc une famille de douze fusils: ils furent tous dévorés par la vendetta, monstre stupide et gorgé de sang, véritable Minotaure de la Corse, par la vendetta la plus terrible dont on ait gardé le souvenir. De cette vendetta, voici la cause. Un des jeunes gens avait épousé la descendante d'un Giovannali. Un jour, on chanta sous la fenêtre un chant de rimbecco, c'est à dire qu'on lui reprocha, comme un déshonneur, son alliance avec la race maudite. L'insulteur fut puni par un coup de poignard à la dernière modulation du chant. Il avait une parenté nombreuse. La guerre s'alluma et ne cessa qu'à la mort du dernier des douze. Et la maison resta veuve de ses vaillants et jeunes défenseurs.
Si vous passez à Alesani, le soir vous entendrez les femmes d'Alesani, à la rouge lueur du four joyeux où cuit le pain de la semaine, raconter tout bas, en frissonnant de terreur, la légende de la maison des douze fusils.

Légende, me direz-vous? Soit. Mais les légendes sont ce que Vacquerie a appelé les miettes de l'Histoire. Au surplus, voulez-vous un fait? Le voici: je suis autorisé à le produire. La famille Dionisi d'Alesani ne porte ce nom de Dionisi que depuis cinquante ans environ. Son nom véritable était Giovannali. Le chef actuel de cette famille, vieillard très estimable et qui m'a permis de prononcer son nom, se souvient encore des injures qu'il avait à supporter, ainsi que ses frères, à cause du nom, de la part des écoliers qui, chaque matin, se rendaient avec eux au couvent de la pieve, chez les moines de Saint-François. Tous les jours c'étaient des batailles dans lesquelles intervenaient souvent les grands-parents. Enfin, fatigué et lassé, le père de M. Dionisi, pour soustraire ses enfants aux mauvais traitements, renonça au nom de Giovannali pour prendre celui de sa femme, Dionisi, que la famille porte encore aujourd'hui.
Quelles leçons que donne l'Histoire, Messieurs! Le jour où cet homme honorable, qui n'avait certes des Giovannali que le nom, fit disparaître ce nom, ce jour-là, après cinq siècles disparaît réellement la trace des Cathares de Bulgarie, des Albigeois de France et des Giovannali de Corse. Et, par les réflexions que cette circonstance soulève dans l'esprit, comprenez-vous l'attrait de pareilles études?
Il me reste à vous montrer l'influence de la doctrine sur les événements qui se succédèrent, à cueillir les fruits de l'arbre. Vous apprécierez alors l'importance du fait. En commençant, je vous ai dit que la naissance des Giovannali, à Carbini, la petite pierre de la lande aride, était comme le noyau, comme le principe de la formation d'un des sommets historiques dont j'ai parlé: l'établissement des Communes de Corse. Je ne vous demande plus que quelques instants pour vous le prouver, et d'une façon rapide, car j'abuse de votre bienveillance et sympathique attention.
Il y a, dans le canton de Sermano, autrefois pieve de Boziu, pays de grands et d'héroïques souvenirs, un petit et pauvre village nommé Alando. Il est situé non loin de Bustanico, la patrie du vieux Cardone, un nom inconnu mais glorieux pourtant, celui du premier Corse qui, en 1729, poussa le premier cri de révolte contre Gênes. A quelques centaines de mètres, se trouve le couvent de Boziu où Pascal Paoli fut attaqué par Matra et délivré par un frère et un ennemi, par Clément Paoli et par Thomas Cervoni.
Au dessus d'Alando, on vous montre une grande roche pelée et l'on vous dit que là se trouvait la tour de Sambucucciu le plébéien, le fondateur des Communes de Corse. Le temps a effacé toute trace de la demeure, mais l'Histoire a gardé intact et pur le nom de l'homme.
C'était seulement quatre ans après la destruction des Giovannali, en 1359. L'oppression des seigneurs était devenue intolérable. L'air manquait au peuple. Tutti questi Signori - dit Filippini - opprimavano tanto i poveri popoli che a pena quei potevano respirare. Sambucucciu appela le peuple aux armes. Sa voix fut entendue de toutes parts. Nos pères se rendirent à Morosaglia, la champ de mai de nos révolutions. Sambucucciu se mit à leur tête, marcha contre les seigneurs, les défit dans toutes les rencontres, dévasta leurs domaines et rasa leurs châteaux (34). Au dire de Filippini, il resta maître de l'île à l'exception de Calvi et de Bonifacio, qui appartenaient déjà aux Génois.
Vainqueur des seigneurs, il songea à donner au peuple une organisation indépendante, appropriée aux moeurs et aux besoins du pays. malheureusement, nous ne connaissons que vaguement l'oeuvre de Sambucucciu (35). On sait pourtant qu'il établit dans chaque paroisse un podestat qui, assisté de "pères de la Commune" en dirigeait les affaires. C'est à lui que remonte l'institution des caporali qui fait naître un sourire sur les lèvres de l'étranger quand il l'entend prononcer. Ce sourire signifie: "petit pays, petites choses, tout à la manière de Lilliput". Peut-être même l'image des galons de laine de nos pioupious passe devant les yeux de nos railleurs. Il n'est pourtant pas de nom qui me paraisse plus glorieux, qui ait une plus grande et plus noble signification. Le caporale était l'orateur du peuple, chargé de faire entendre sa voix auprès de ceux qui administraient la commune, la voix de la vérité et de la justice. Et l'origine évidente du nom nous dispense d'en chercher les preuves dans les faits: caput - orare, le chef qui parle, caporale, vous voyez que cela ne prête pas à rire.
Si, dans cette étude, j'ai réussi à faire ressortir le côté social et politique de la secte de Carbini, vous comprendrez facilement l'influence qu'elle dut exercer sur le développement des idées de liberté qui produisirent l'établissement des Communes (36).
Si nous songeons que les Communes furent organisées quatre ans seulement après la disparition de la secte, nous pouvons dire que les Giovannali furent les pères, inconscients, si vous voulez, mais les pères du mouvement. Le mouvement naquit dans la contrée même qui était devenue le siège principal de la doctrine et c'est dans cette contrée qu'il laissa les traces les plus profondes. Sambucuccio vivait à trois heures d'Alesani. Il était enveloppé par nos sectaires, il avait vu leurs progrès, et assisté , avec irritation peut-être, à leur destruction. Et, sans doute, il profita des idées qu'ils répandaient autour d'eux pour soulever le peuple contre les barons, les premiers et les plus acharnés ennemis des Giovannali. Les deux faits historiques sont si rapprochés l'un de l'autre, qu'on les croirait sortis d'une même pensée et que l'on se demande, du moins, si le second n'a pas été la vengeance des persécutions auxquelles le premier avait donné lieu.
Si, dans la pieve d'Alesani, les idées de liberté se répandirent avec le plus grand succès c'est que le terrain était préparé mieux que partout ailleurs par la présence de la secte. Et, de ce degré d'expansion des idées de liberté communale, nous pouvons juger encore aujourd'hui par le nombre de caporali qui y furent créés. Dans la petite vallée de Busso, le torrent d'Alesani, on en comptait trois: ceux de Pietricaggio et d'Ortale, au milieu desquels se trouvent les ruines du château fort des Giovannali et, plus bas, à une demi lieue à peine, celui de Chiatra. Et, autour de la pieve d'Alesani, se trouvaient les caporali de Matra, de la Rebbia, d'Omessa, de Pancheraccia et de Lugo. C'est à dire, sur les onze caporali dont l'Histoire nous ait transmis le nom, sept étaient groupés autour d'Alesani, dans un rayon de six lieues à peine. Cette considération me paraît être d'une importance capitale pour la thèse que je soutiens.

Messieurs, c'est une chose admise comme vérité historique que les idées de rénovation religieuse, une des forme d'épanouissement de l'esprit humain, contribuent au progrès des idées sociales par l'habitude qu'elles donnent du libre examen. Et l'on a coutume, vous le savez, de considérer Luther et les chefs de la Réforme du XVIe siècle comme les ancêtres de la Révolution Française. Cette étude avait pour but de reconnaître, dans les Giovannali, les ancêtres de la Révolution qui donna naissance à la Terre des Communes et, par là, de rendre à cet événement ignoré de notre histoire sa réelle et véritable signification.

Ai-je atteint mon but? Je n'ose l'espérer! Du moins, je me trouverai satisfait si, ayant le premier soulevé un coin du voile obscur qui cachait la secte à nos yeux, d'autres, désireux comme moi d'étudier le passé pour mieux comprendre les agitations du présent, afin de mieux ceindre nos reins pour la bataille engagée de toute part -j'entends les luttes et les combats de la pensée - si d'autres, dis-je, animés du même désir, mais plus habiles, venaient porter une lumière plus complète sur cet épisode intéressant, non seulement de notre histoire, mais de l'Histoire de l'humanité (37).

 

NOTES

par Antoine-Dominique MONTI

 

(1) - La première conférence faite à Bastia le 16 février 1866, avait pour sujet: "Le caractère de Pascal Paoli d'après sa correspondance".

(2) - Pour A. Grassi, Sambucucciu c'est, à l'époque de la Corse féodale, un premier pas vers l'unité, vers la création de l'Etat. Sampieru c'est l'éveil du patriotisme. Paoli c'est, après l'échec de Théodore, le patriotisme politiquement organisé au sein d'une nation indépendante.

(3) - Les pointillés remplacent le passage suivant: "...prenant les postures les plus honteuses et les plus dégoûtantes qu'ils pouvaient imaginer, ils se livraient l'un à l'autre jusqu'à satiété, sans distinction d'hommes ni de femmes" (trad. Letteron).

(4) - Texte tiré de: Istoria di Corsica dell'arcidiacono A.P. Filippini (Pisa 1827, t.II, lib.III, pp 180 à 182). Cette histoire, dite de Filippini, est, en réalité, l'aboutissement du travail de quatre auteurs:
- Giovanni della Grossa (1388 - vers 1464);
- Pier'Antonio Montegiani qui a récrit l'histoire de Giovanni et l'a continuée jusqu'en 1539;
- Marc'Antonio Ceccaldi qui a remanié et condensé l'histoire de Montegiani et l'a continuée jusqu'en 1559;
- Anton'Pietro Filippini qui a complété l'histoire de Ceccaldi, l'a continuée et éditée à Tournon en 1594.

Il était difficile de faire la part propre à chaque historien lorsque, en 1910, l'abbé Letteron éditait le manuscrit Y de la bibliothèque de Bastia, connu sous le nom de manuscrit Buttafocu et qui est une copie de l'histoire laissée par Montegiani. Le passage sur les Giovannali contenu dans l'ouvrage de Giovanni et Montegiani a été suffisamment altéré par Ceccaldi et Filippini pour qu'il soit nécessaire de le reproduire. Je signalerai certaines différences au cours des notes, le lecteur constatera les autres par lui même.

"E in quel medisimo stante, dopo la morte di Goglermo della Rocca, Polo e Arrigo, fratelli bastardi di Goglermo di Laitalà, visto che tutti li signori di Corsica che erano stati sposseduti a tempo di Goglermo della Rocca, tutti erano tornati al loro dominio e signorio, e che per tutto non li era sopra a loro signore nesciuno che li dominasse, procurorno di trovare modo di avere anchora Signoria. Si ritirorno in Carbini, e sotto nome di devotione formorno una certa confratia di homini e di femine, la quale andava cescendo din quantità, e si chiamavano quelli della confratia li JOVANALI. E dopoi cominciorno a dire che non li dovea essere beni proprii, se non che dovea essere tutto in comune. E per più demostrazione di grande devotione e acquistare più credito et avere dalla sua parte e confratia più concorso di gente alla loro confratia. E Polo era il majore il chiamavano frate Polo et alcuni misser Polo. Era il capo e pincipale della confratia, e lui con molti confrati comminciorno a caminare per Corsica e passorno li monti verso tramontana. E arrivato in Alesciani frate Polo morse. E la compagnia resto in piedi tanto che se ne ando la fama a Roma; ed essendo informato il papadi questa confratia, judico che era specie di eresia. Per il quale mando un frate che si chiamava frate Giorgio Sardo, di ordine di San Francesco, e fece fare la crociata contro li Jovanali in Alisciani, e la una e la altra parte erano tutti Corsi. E la crociata vinse, e restono li Jovanali morti e abbrucciati in quello medisimo luogo. E non resto memoria di homo di tal confratia, ne dopo se ne parlo più, e li signori liberi ciascaduno in la sua signoria".

(5) - Sinucellu della Rocca, connu sous le nom de Giudice (c'est à dire Gouverneur, d'après le style pisan), fut Seigneur de Corse dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Habile politique et vaillant capitaine, il s'imposa auprès des autres seigneurs de l'île, n'admettant d'autre autorité que la sienne tout en reconnaissant parfois la suzeraineté théorique de Gênes, plus souvent celle de Pise. Trahi dans sa vieillesse par un de ses fils, il tomba aux mains des Génois et mourut à la prison de Malapaga vers 1312.

(6) - C'est en 1358 que Gênes devint "régulièrement" maîtresse de la Corse. Après une révolte victorieuse contre les Seigneurs - à laquelle participa Sambucucciu d'Alandu - les insurgés se mirent sous la protection de la Commune de Gênes, elle-même gouvernée par les popolari. Ils s'engagèrent à en recevoir un gouverneur et à payer une taille annuelle de 20 sous par feu.

(7) - AU XIVe siècle la Corse est Aragonaise. En 1297, le royaume de Sardaigne et de Corse avait été donné en fief perpétuel à Jacques II par le Pape Boniface VIII. C'était un cadeau diplomatique qui pouvait solutionner simultanément plusieurs problèmes politiques posés au Saint-Siège: accélérer la décadence de Pise la gibeline, écarter les prétentions de la Commune de Gênes minée par les guerres civiles et souvent favorables à l'Empereur, favoriser l'établissement de la maison d'Anjou en Sicile, où régnait le frère du roi d'Aragon.
Cependant le roi d'Aragon, Valence, Sardaigne et Corse, occupé ailleurs, remit à plus tard l'occupation territoriale des deux îles. Ce n'est qu'en 1323 qu'il se décide à envoyer des troupes en Sardaigne. Quant à la Corse, il se borne à adresser des lettres aux barons. Ceux-ci étaient nombreux, turbulents, sans scrupules, pour le plus grand malheur des populations.
Vers 1340, l'un de ces barons, Guglielmo della Rocca, tente de prendre le pas sur les autres. Il était de la lignée des Cinarchesi, que les historiens de l'époque considèrent comme les Seigneurs légitimes de l'île, et petits-fils de Giudice.
Guglielmo se rend à Gênes demander que l'on mette fin à l'anarchie qui règne dans l'île. Il s'était déterminé à cette démarche après avoir eu connaissance des événements de 1339, d'une portée considérable pour la République ligure: le 23 septembre, une révolution à caractère populaire très marqué avait ravi le pouvoir aux nobles en général et aux guelfes en particulier et confié la fonction de doge à Simone Boccanegra.
Gugliemu revint en Corse accompagné d'un capitaine génois: Gottifredo da Zoaglia. Celui-ci pacifia l'île, fit reconnaître la souveraineté génoise au cours d'une assemblée tenue à Aléria et regagna la terre ferme en laissant le gouvernement à Guglielmu dont il garda le fils Arrigu en otage.
Les génois, qui avaient de la suite dans les idées lorsqu'il s'agissait d'entreprises commerciales, étaient inconstants en politique.
Cinq ans après l'avoir porté au pouvoir, ils chassèrent Boccanegra qui avait pourtant mené une politique efficace, apaisant les troubles domestiques et consolidant le pavillon génois en Méditerranée. Le jour de Noël 1344, ils délaissèrent l'adoration de Jésus enfant pour élire un nouveau doge: Giovanni di Murta.
Les troubles qui agitèrent la ville de Gênes jusqu'en 1347 eurent leur répercussion en Corse où les barons négligèrent la tutelle de Guglielmu et des Génois. Le nouveau doge décida la reprise en main de l'île. Il lança un emprunt, organisa une flotte et arma une troupe nombreuse pour s'imposer en Corse et en Sardaigne. L'expédition de 1347 eut un franc succès en Corse sinon en Sardaigne.
La reconquête génoise fut stoppée par la peste noire de 1348 qui anéantit la moitié, peut-être les deux tiers des populations. Cette épidémie, rendue célèbre par le Décaméron de Boccace, eut des conséquences innombrables. En Corse elle a préparé le lit à une révolution populaire et à une hérésie.
Gênes, affaiblie par la peste comme les autres cités, rappela l'escadre qu'elle avait envoyée en Sardaigne et ne conserva en Corse que quelques poignées d'arbalétriers.
En 1351, Venise se prépare à arracher à Gênes la suprématie maritime et organise une coalition avec le basileus et Pierre d'Aragon. Les hostilités sont engagées en 1352 et durent jusqu'en 1355. Les premiers combats navals sont néfastes à Gênes qui, affolée, se donne aux Visconti, seigneurs de Milan.
Pendant le conflit, le roi d'Aragon pense qu'il va pouvoir affermir sa position en Sardaigne et occuper la Corse. Le 24 juin 1354, il débarque en Sardaigne et y réside jusqu'au 6 septembre 1356. Obligé, par ses démêlés avec la Castille, de rejoindre son royaume, il perd l'occasion de s'emparer de la Corse. Il avait pourtant bien préparé son entrée dans l'île avec Guglielmu della Rocca. Celui-ci, trahissant les Génois, avait eu une rencontre avec Pierre d'Aragon en Sardaigne, peut-être même sur le territoire de Bonifaziu.
Guglielmu, qui avait eu toute la confiance des génois à l'époque de Gottifredo da Zoaglia, avait été négligé en 1347 par le doge Murta qui avait préféré traiter avec l'ensemble des Cinarchesi. C'est sans doute le dépit de n'avoir pas été reconnu comme chef unique qui l'avait incité à comploter avec l'Aragon. Il n'avait pu prévoir que le roi devait quitter la Sardaigne sans entreprendre la conquête de la Corse. Il ne pouvait prévoir également que, dès 1356, Gênes allait chasser les officiers qui commandaient au nom des ducs de Milan, retrouver son indépendance et redonner le dogat à Simone Boccanegra, ce grand politique qui allait rétablir la tranquillité dans l'Etat et reprendre, en 1358, avec plus de succès, son idée de rattacher la Corse à Gênes.
Guglielmu della Rocca n'assistera pas à cette nouvelle tentative génoise. L'histoire de Giovanni della Grossa, reprise par Montegiani, nous apprend que, lorsque le roi d'Aragon quitta la Sardaigne, Guglielmu perdit l'obédience de ses vassaux et fut tué par Guilfucciu d'Istria alors qu'il tentait de mater la rébellion. La date exacte de sa mort nous serait précieuse pour connaître celle de la naissance de la secte des Giovannali, puisque Montegiani dit que c'est à la mort de Guglielmu que naquit l'hérésie. Peut-être Guglielmu est mort à la fin de 1356 ou en 1357. C'est cette dernière date que je retiendrais volontiers pour la naissance de la secte dont les fondateurs furent Polu et Arrigu, fils bâtards d'Arrigu Strambu, seigneur de Laitalà, et par conséquent cousins germains de Guglielmu della Rocca.

(8) - Dans toutes les histoires légendaires du Moyen-Age, il est fait mention du prétendu jus primae noctis. En Corse, il aurait été pratiqué par Orsolamano, tyran de Frettu, au début du XIIIe siècle.

(9) - Rapprochement inattendu de la messe noire qui est une parodie de la messe catholique en l'honneur du Satan, et du consolamentum qui est, dans l'église cathare, l'ultime cérémonie pour purifier l'âme du péché, correspondant à l'êxtrème-onction des catholiques.

(10) - Sur les églises San Ghjuvan Battista et San Quilicu de Carbini, ce G. MORACCHINI-MAZEL: Les églises romanes de Corse, t.I, p. 116 et t.II, p.350. On a prétendu que les Giovannali étaient ainsi nommés parce qu'ils se réunissaient dans l'église San Ghjuvan Battista. Or dans le texte de Giovanni della Grossa et Motegiani il n'est pas dit, comme dans celui de Ceccaldi et Filippini, qu'ils se réunissaient "dans les églises".

(11) - Grassi reprend l'idée de Michelet selon laquelle "la peste noire, la danse de Saint-Gui, les flagellants, et le sabbat, ces carnavals du désespoir, poussent le peuple, abandonné, sans chef, à agir pour lui-même".Il est certain que la faim, la misère physiologique et les épidémies ont contribué à faire de l'Occident Médiéval, selon une expression de Jacques le Goff, "un monde en équilibre marginal" et ont puissamment aidé à la naissance et au développement des hérésies.

(12) - Grassi a puisé l'information dans VALERY: Voyage en Corse (chez Bourgeois-Maze éd., t.I, chap.LXX, p.224).

(13) - La conception théologique dualiste est aussi vieille que le monde. Nous la trouvons au VIe siècle avant Jésus-Christ, en Médie et en Perse, dans le Mazdéisme, mise au point par le prophète Zoroastre à partir d'idées venues de l'Indus. Elle tourmenta les gnostiques, ces intellectuels chrétiens des premiers siècles. Elle atteignit la perfection, en une forme durable, grâce à Manès, au IIIe siècle. Le Manichéisme sortit e Babylonie du vivant de Manès, gagna l'Egypte, la Palestine et même Rome. Il constitua une puissance politique avec les Pauliciens d'Arménie et fut combattu par Basile 1er, empereur byzantin. Des Pauliciens déportés par Basile créent la secte des Bogomiles dans le royaume fondé par les bulgares au sud du Danube. Le Bogolisme gagna la Bosnie, la Dalmatie, la Serbie, l'italie du Nord, passa les Alpes au XIe s. et s'infiltra dans toute l'Europe. Sa terre d'élection fut le Languedoc. Nous connaissons ces nouveaux Manichéens sous le nom de Cathares, Albigeois, Patarins, Publicains, Bougres ou Bulgares, Tisserands, et... peut-être... Giovannali, comme Alexandre Grassi va essayer de la prouver.

(14) - Grassi affirme qu'au début du XIVe siècle, les cathares pourchassés en Italie continentale s'étaient réfugiés en Sardaigne. J'ignore ses sources et n'ai pas connaissance de cette implantation. Un document, sur lequel je reviendrai, semble même prouver que la Sardaigne connut l'hérésie après la Corse. Il s'agit d'une bulle pontificale de 1373 qui dit que le mouvement hérétique a essaimé de Corse en Sardaigne et qu'il faut extirper le mal par la racine.
Rien n'empêche que l'hérésie ait pu venir en Corse à partir de l'Italie continentale et surtout de Toscane. Elle a pu venir aussi de l'Aragon, via la Sardaigne, véhiculée par les troupes d'occupation. A la chute de Montségur, en 1244, de nombreux Cathares avaient fui le Languedoc pour la Lombardie. D'autres avaient résisté dans les châteaux de Fenouillède jusqu'en 1258, sur la crête qui sépare aujourd'hui l'Aude des Pyrénées-Orientales et qui, à l'époque, séparait la France de l'Aragon. L'Aragon ne voyait pas d'un bon oeil des Français dans les places fortes occitanes à sa frontière, et les seigneurs de Fenouillet ne se disaient-ils pas, à l'occasion, vassaux de Jacques 1er (cf F.NIEL: Albigeois et Cathares, coll. Que sais-je? 1955). Les Cathares ont donc pu trouver en Aragon asile et protection discrète sinon affichée comme ce fit le cas pour le troubadour Sicard de Marjevois qui résida à la cour de Jacques 1er.
Il serait intéressant de savoir où se réfugièrent Polu et Arrigu lorsque Guglilemu s'empare de la Seigneurie de Laitalà. Peut-être le problème des Giovannali serait alors résolu. Par qui ont-ils été initiés? Ont-ils été l'instrument politique d'une nation qui avait des visées sur la Corse?

(15) - J'ai dit que j'adoptais l'année 1357 pour la naissance de la secte, me basant sur le texte des Giovanni della Grossa et Montegiani. Grassi ne connaissait que le texte définitif de l'Histoire dite de Filippini, texte dans lequel, après avoir évoqué les événements qui "eurent lieu en 1354", l'auteur enchaîne: "ce fut aussi vers cette époque qu'éclata dans l'île la secte des Giovannali".

(16) - Il est peu probable que Giovanni di Lugio soit l'éponyme des Giovannali. Les études sur le Catharisme ont fait apparaître deux écoles: les dualistes mitigés et les dualistes absolus, et ont rattaché à la première église de Desenzano, sur le lac de Garde, avec deux courants: celui de Balasinansa de Vérone et celui de Jean de Lugio de Bergame. D'après Fernand Niel (op. cité) "de telles distinctions entre les diverses écoles cathares apparaissent surtout dans les études modernes... Mais ces divergences ne transparaissent pas lorsqu'on étudie la vie des Cathares eux-mêmes. La doctrine semble avoir profité au contraire d'une remarquable unité. Nulle trace de schisme, nulle dispute dont aurait profité l'église romaine".

(17) - Raniero Sacconi était un ancien évêque cathare qui a apostasié vers 1245 et a été nommé inquisiteur par l'Eglise romaine. Sa Summa de Catharis et Leonistis a fait progresser considérablement l'étude du Catharisme.

(18) - "Ceux là même il les appela du nom commun de Bulgares, qu'ils aient été Patarins, Joviniani ou Albigeois". A. Grassi a tiré ces renseignements d'une lettre de Philippe Caraffa, bibliothécaire à Bastia, à M. Vieusseux, directeur de l'Archovio Storico Italiano, lettre dont M. Caraffa lia avait donné copie le 4 janvier 1864:
"... Non so scorgere alcuna specie d'affinità tra lo spetacolo neroniano e le tenebrose congreghe de'nostri settarii. Se non fossero stati che in Corsica nessun dubbio mi sarebbe mai nato intorno all'origine del nome loro e avrei subito creduto si chiamassero Giovannali dalla chiesa di S.Giovanni di Carbini, dove convenivano la notte a fare li loro sacrifici, come dicono i nostri cronisti. Ma l'averli scontrati anche altrove, m'ha sempre tenuto in un'incertezza.
"... Mi sia lecito intanto accentue D.I. quei Giovanni che mi sembrano poter essere gli eponimi di'Giovannali. - Un'istoria MS di Franchi, citata da Ducange, cosi esprime: Et cest an 1223, fist ardoir les Bougres Frères Jeans qui estoient de l'ordre des frères prescheurs. - Frà Raniero sacconi, citato da Bossuet, s'applicava a leggere i libri degli eretici, fra cui il gran volume di Giovanni da Lione, uno dei capi de'nuovi manichei. - E si raconta, non mi ricordo da chi, che i Catari erano divisi in due partiti, l'uno de'quali aveva per vescovo Giovanni di Lugio. - Senza poi fermassi ai Giovanni c'è da trovare un'altra etimologia nel seguente passo di Matteo Paris all'anno 1238: Ipsos..." etc.

(19) - L'Historia major de Mathier Pâris (mort en 1259) est en effet l'une des plus précieuses chroniques du Moyen Ange et, sans doute, il faut traduire Joviniani par adeptes de Jean. Mais qui est Jean?
Jusqu'à preuve du contraire, on peut admettre qu'il s'agit de l'Evangéliste, le disciple bien-aimé de Jésus. M. Déodat Roché, secrétaire général de la société du Souvenir et des Etudes Cathares, que j'ai interrogé, confirme: "Je pense que Joviniani veut dire de Saint-Jean, comme patarin et albigeois, c'est à dire comme adepte de Saint-Jean l'Evangéliste. Les Cathares avaient toujours sur eux l'Evangile de Saint-Jean". Le même D. Roché, dans son ouvrage sur l'Eglise romaine et les Cathares albigeois (Ed. Cahiers d'Etudes cathares, Narbonne, 1960, pp. 231-232) évoque, pour l'église catholique, une possible remontée "vers les hauteurs de l'Esprit et du véritable amour", vers ce qu'il appelle le CHRISTIANISME JOHANNITE: "Alors, sous des formes que nous ne pouvons pas prévoir nous aurons une religion libre et purement spirituelle qui exprimera pour de vrais chrétiens tout ce que l'Apôtre Jean nous annonçait et que les Cathares ont conservé jusqu'au sein du Moyen Age".
Saint-Jean l'Evangéliste était, pour les Bogomiles, l'un des anges envoyés dans le monde par Dieu le Père, avec Marie et le Christ. Le baptême dualiste n'était pas le baptême de l'eau mais celui de l'Esprit et, par deux fois, au cours de la cérémonie, on imposait sur la tête du catéchumène l'Evangile de Saint-Jean.

(20)- Les accusations de débauche portées contre les Giovannali ne sont pas le fait de G. della Grossa et Montegiani. C'est une extrapolation de Ceccaldi ou Filippini.

(21) - Cette phrase et la précédente mériteraient les guillemets. Elles sont tirées, presque mot pour mot, du cours d'histoire ecclésiastique de l'abbé PEREYNNE: Du témoignage des martyrs en faveur de la divinité du Christ (Revue de cours littéraires, 16 janvier 1864).

(22) - A. Grassi a visité Carbini le jeudi 9 novembre 1865.

(23) - Il s'agit de la veuve de Pierre-François Tissot.

(24) - Entre l'époque des Giovannali et la visite de Grassi à Arone, cinq siècles pourtant avaient passé. Il y a avait eu la Renaissance, et le siècle de Louis XIV, celui de Louis XV, la Révolution de 1798 et "Le capital" de Karl Marx était prêt pour l'impression, mais à Arone le temps était suspendu.

(25) - Zevacu, fondé par les Giovannali, voilà une information qui mérite une attention particulière. Jusqu'à présent, les seuls repères géographiques pour l'étude de la secte étaient Carbini, Alisgiani, et, peut-être Ghisoni, si la légende qu'on raconte a vraiment un fondement historique. On dit qu'un jeune homme, ayant adhéré à la secte des Giovannali, fut livré au bûcher avec cinq de ses camarades, que sa soeur Annonciade connut également le bûcher pour avoir tenté d'enlever le corps de son malheureux frère, que, pendant le sacrifice, alors que le Kyrie Eleison, Christe Eleison, était répercuté par l'écho des montagnes, des colombes s'échappèrent du bûcher. Jean Angelini, alias Jean-Michel ANGEBERT, qui défend la thèse: Giovannali = Cathares (in Folklore, revue d'ethnographie méridionale, 1970, N°4) et qui s'est livré à des études ésotériques sur les Sociétés Initiatiques qui gravitent autour du château de Montségur, fait état de la similitude des mythes et légendes (colombe, symbole du Saint-Esprit ou Paraclet, s'envolant du bûcher de Ghisoni, et colombe qui s'envola du bûcher de Montségur en 1244) et voit, en Annonciade, l'Esclarmonde corse.
Pour J.M. Angebert, sa conviction sur la présence des Cathares en Corse, s'était fortifiée au cours d'un entretien avec René Nelli qui lui avait déclaré en avoir trouvé la trace dans un vieux texte occitan, mais qu'il ne se rappelait plus lequel.
Dans sa "Vie quotidienne des Cathares du Languedoc au XIIIe siècle" (Hachette 1969, p.258), René Nelli écrit: "... après la chute de Montségur (1244) et dans les dernières années du XIIIe siècle, beaucoup de gens se trouvant en Catalogne, en Sicile, à Raguse, en Dalmatie, en Corse, et surtout en Italie".

(26) - Le texte de G. della Grossa et Montegiani nous apprend que Polu était l'aîné, qu'on l'appelait Frère Polu, certains mêmes Misser Polu. Ce titre de Misser indique bien qu'il faisait partie de la noblesse. En effet, ce simple titre a permis à certaines familles de bénéficier de l'édit du 8 avril 1770 portant reconnaissance de la noblesse corse.

(27) - Relevé sur le carnet de voyage d'A. Grassi: "Raffino - initiateur de la secte conduisit lui-même les Giovannali à Alesani - Polo de Tallà. L'initiateur de la secte est bien Polo. Alors qui est Raffino? S'agit-il simplement d'un informateur de Grassi, les Raffina étant une famille d'Alisgiani?

(28) - Petru CIRNEU, qui est né à Felce d'Alisgiani, n'écrit-il pas: "Aléria urbe patria nostra... et, traitant des invasions sarrasines: "Les habitants d'Aléria, nos ancêtres, pour se mettre à l'abri de ces invasions incessantes, jugèrent à propos d'aller s'établir à quelque distance. Ils se retirèrent donc les uns à Serra, d'autres à Alisgiani, d'autres à Campulori, pièves du diocèse d'Aléria, dans les domaines qu'ils tenaient de leurs aïeux".

(29) - Hélas! les habitants d'Alisgiani ont beaucoup désappris depuis. Il m'a été impossible de localiser le Ruscitellu. Est-ce l'actuel lieu-dit Torra qui domine au sud le confluent du ruisseau de Pardina et de la rivière Bussu?

(30) - Du temps des Giovannali existait un premier couvent, à 500 mètres au nord du village des Piazzali d'Alisgiani. On en distingue encore nettement les fondations. Il avait été construit entre 1236 et 1250. Il a probablement été détruit au cours de la croisade.

(31) - GONZAGA, in Origine Seraficae religionis (1587), ne donne ni le nom du bienheureux ni la date de sa mort: "Un certain frère mineur dont on ignore complétement le nom, fut martyrisé en ce lieu par les hérétiques, pour la foi catholique". Gonzaga était pourtant généralement bien informé. A ma connaissance, on trouve, pour la première fois, le nom du P. Vitale dans la Chronica sacra (1639) de Salvatore VITALI, Mineur réformé de la Province de Toscane, né près de Cagliari, mais d'origine Corse (de Bonicardu?). Vitali donne également la date: 1354, qu'il a bien pu prendre dans FILIPPINI (éd. de Tournon, 1594). Cette date se précise avec la Prattica Manuale (écrite entre 1702 et 1715) de Pietro MORATI qui place dans la liste des bienheureux "il B. anonimo (sic) martire, chiamato (sic) Vitale, de Bonicardo d'Alesani, l'anno 1354, li 2 maggio...". Le jour et le mois ont été peut-être empruntés à un martyrologe franciscain local et il était risqué de les associer au millésime. Cette date n'est pas adoptée par Pietro della ROCCA di ROSTINO (Cronologia, 1717), mais est reprise par F.M. PAOLINI (Il beato Francesco dei Malefici, 1909) et par l'abbé CASANOVA (Histoire de l'Eglise Corse, 1931).

(32) - S. VITALE dans sa Chronica Sacra, a écrit: "In Alesciani... riposa un corpo santo in mezzo di dui alberi d'alloro".

(33) - Giovacchino CAMBIAGI (Istoria del Regno di Corsica, I, 282) dit que, volontaires ou forcés, un tiers des habitants de l'île avaient adhéré à la secte.

(34) - Cf Pietro CIRNEO: Chronique corse, Bastia, imp. Ollagnier, 1884, pp. 100-102.

(35) - Giovanni della Grossa et Montegiani consacrent deux pages à peine à la révolte populaire de 1358. Ces historiens se sont surtout occupés de généalogies et ne pouvaient trouver dans l'histoire du peule l'aliment qu'ils trouvèrent dans celle des seigneurs. Depuis, la lacune a été comblée en partie, en particulier par le Général Ugo ASSERETO (Genova e la Corsica, Bastia, imp. Ollagnier, 1901) et par Pierre EMMANUELLI (Recherches sur la Terra di Comune, Aix-en Provence, imp. Tacussel, 1958).

(36) - A mon avis, le mouvement hérétique et le mouvement communal ont été quasiment simultanés (1357-1358) et se sont alimentés l'un l'autre. Je pense également que le premier a survécu au second, et place l'extermination des Giovannali à la fin du siècle.
Si la révolte populaire dirigée par Sambucucciu d'Alandu (et quelques autres) est la plus importante de l'histoire de la Corse, elle n'est pas la première. En Corse, le mouvement communal est né avec la féodalité. Tout au long de leur histoire, Giovanni della Grossa et Montegiani font état de populations qui rejettent le joug seigneurial pour vivre a popolo e comune. Nous ne saurions oublier le mouvement communal qui se produisit vers 1062 dans les Provinces du Nebbiu et Mariana et qui se termina par l'inféodation à Pise comme celui de 1358 se terminera par l'inféodation à Gênes.

(37) - Depuis cette conférence un siècle s'est écoulé. Des chercheurs se sont intéressés aux Giovannali, mais le voeu d'Alexandre Grassi ne s'est pas tout à fait réalisé. La lumière n'est pas faite. Nous pouvons émettre des hypothèses quant à la chronologie et à la nature de l'hérésie, mais nous ne pouvons rien affirmer avec autorité. Des documents écrits ont tout de même été découverts et nous sommes, sur ce point, bien plus riches qu'A. Grassin car n'oublions pas qu'il a travaillé uniquement à partir de quelques lignes de l'histoire dite de Filippini. Examinons ces documents:

1. Le passage sur les Giovannali dans le manuscrit Y de la Bibliothèque de Bastia (V. note 4). J'ai signalé des désaccords entre ce texte et celui remanié par Ceccaldi ou Filippini. Je vais mettre en lumière une autre différence. Elle est de taille.
Giovanni et Montegiani ont écrit que la secte prospéra tellement que Rome en eut connaissance. Ceccaldi et Filippini ont cru devoir ajouter que la "cour romaine était alors en France". Je pense qu'il ne faut pas tenir compte de l'information donnée par les deux derniers historiens, et qu'il faut situer la croisade contre les Giovannali en dehors de la période française de l'histoire pontificale. Les papes siégèrent en Avignon de 1309 au 17 janvier 1377, avec une interruption du 16 octobre 1357 au 5 mai 1370, période pendant laquelle Urbain V avait ramené le Saint-Siège à Rome.

2. Le R.P. Paolini avait découvert aux archives de l'archevêché de Pise (Extraordinaria B et microfilm aux Archives Départementales Corses) des documents qu'il avait communiqués à l'abbé Casanova, lequel les avait utilisés dans son Histoire de l'Eglise Corse (t.I, p.76). Ces documents, compilés par le notaire de la curie archiépiscopale, sont assez difficiles à déchiffrer et à interpréter. Francisco Guéri a eu le mérite de les transcrire et de les publier (Corsica Antica e Moderna, genn.-apr. 1935) et ils ont été étudiés par Dorothy Carrington (Notre village corse, N°6, 1957). Que nous apprennent-ils?
Par privilège du Ministre général du Tiers ordre de Saint-François de la province et cité de Marseille, daté du 20 mai 1353, Iohanne Martini, vicaire du Ministre général en Corse, fonde une congrégation à Carbini. Peu de temps avant novembre 1353, Mgr Raymond, évêque d'Aléria, excommunie le Frère Ristoro, vicaire de cette congrégation, ainsi que les hommes et femmes qui en font partie, et jette l'interdit sur l'église pièvane de Carbini et sur le local de la communauté.
Le 25 novembre, Ristoro fait appel de cette condamnation par devant l'archevêque de Pise dont Mgr Raymond est le suffragant.
Le 28 mai 1354, après avoir entendu Ristoro en personne et Mgr Raymond par ses délégués, l'archevêque conclut à l'ineptie et à l'injustice de la condamnation et ordonne à l'évêque d'absoudre les excommuniés et de lever l'interdit sur les édifices religieux de Carbini.
Quoique Ristoro se soit jeté en larme aux pieds de l'évêque lui demandant son indulgence et lui offrant de se soumettre à toute pénitence, Mgr Raymond refuse d'obtempérer à l'ordre de son Supérieur et se pourvoit devant le Saint-Siège. Il s'en explique dans une lettre rédigée à Campulori le 16 juin 1354.
Les renseignements fournis par les protagonistes sont contradictoires:
- Ristoro se dit piévan de Carbini. L'évêque dit qu'il n'est même pas ordonné prêtre et qu'il s'est approprié un bénéfice lui appartenant.
- Ristoro affirme que l'évêque et son vicaire étaient présents lors de la constitution de la congrégation. D'après l'évêque, Ristoro aurait fondé la congrégation sans son accord.
- Ristoro dit que l'évêque l'a condamné de sa propre autorité et plaide l'incompétence. L'évêque nous apprend que Ristoro avait été précédemment excommunié par l'ordre de Saint-François et par le Saint-Siège et qu'il l'avait placé en état l'arrestation en accord aux les autres prélats et les autres magistrats de l'île.
- Dans sa lettre d'appel, Ristoro prétend que la raison de l'excommunication donnée par l'évêque est qu'il n'est pas habilité à fonder la congrégation. Nous ne connaissons pas la raison invoquée par l'évêque dans sa sentence, mais, dans sa lettre du 16 juin, il porte des accusations graves contre Ristoro et contre la congrégation. Le premier est un corrupteur du peuple, un superstitieux, un apostat coupable de nombreuses erreurs et qui pratiquait des choses qui sentaient l'hérésie ou tombaient dans l'hérésie.
Qui croire? Je serais tenté de donner ma confiance à l'évêque s'il ne fallait considérer que sa lettre est passionnée et qu'elle a été dictée sous le coup du ressentiment d'avoir été désavoué. Sied-il à un Ministre responsable de se dire malheureux dans un lieu d'erreurs et de vaste solitude, parmi des tyrans hérétiques, des voleurs et des barbares? Sied-il à un prince de l'Eglise de dire qu'à l'archevêché on n'a pas dû comprendre ses écrits parce qu'il n'est ni se soucie d'être un styliste?
La correspondance enregistrée à l'archevêché de Pise ne s'arrête pas au moment ou l'évêque dépose ses conclusions et annonce son pourvoi devant le Saint-Siège, en même temps que Ristoro réclame une nouvelle fois que Mgr Raymond soit déclaré contumace.
On aurait dû pouvoir suivre le procès aux archives vaticanes, mais il est sans doute exact, comme l'a écrit Casanova, que Mgr Raymond est mort cette même année 1354, et l'action a dû être éteinte par cette mort.

Sur le vu de ces documents, l'abbé Casanova - et d'autres après lui - est arrivé aux conclusions suivantes:
- la fraternité de tertiaires fondée par Iohanne Martini et Ristoro est identifiée avec la secte des Giovannali. Or Giovanni della Grossa et Montegiani disent que Polu et Arrigu furent les fondateurs de la secte. Il est possible que le conflit entre Ristoro et l'évêque ait préparé le lit à l'hérésie. Les tertiaires de Carbini, condamnés à tort, du moins le pensaient-ils, étaient prêts à mettre en cause l'autorité de l'Eglise toute entière et à accepter la doctrine hérétique que les frères Attalà vinrent leur prêcher.
- le fondateur de la congrégation, Iohanne Martini, pourrait bien avoir donné son nom aux Giovannali. C'est fort improbable, car à aucun moment il n'est question de lui dans le procès de Ristoro. Ce brave homme a dû remplir honnêtement sa mission en Corse, avant de la poursuivre ailleurs et c'est peut-être le même Iohanne Martini que je retrouve en 1374, lecteur au couvent de Bittonio (Archivium Franciscanum Historicum (annus XIII, p. 522).
- les Giovannali étaient des Fraticelli, c'est à dire des Franciscains spirituels qui condamnaient la civilisation matérialiste acceptée par l'Eglise, accusaient le clergé d'oublier sa mission divine, et voulaient revenir à la doctrine de pauvreté du Christ. Mêlés aux spirituels des autres ordres et parfois associés aux Cathares et aux Vaudois, ils furent traqués par l'Eglise et devinrent gibier d'inquisition.
L'abbé Casanova a donc pris parti sur la nature de la secte, mais il indique aussi, sans préciser ses sources, la présence des Cathares en Corse pendant la première moitié du XIVe siècle. Peut-être a t-il puisé l'information dans l'Histoire de l'Inquisition d'Henri-Charles Lea (trad. française de Salomon Reinach, Paris 1901, livre II, pp. 303-304) qui note la présence des Cathares en Corse en 1340. Cette information est démentie par Mgr Mollat (Communication faite à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en avril 1956) qui ne trouve dans le passage des Annale minurum de Wadding, sur lequel s'appuie, la preuve de l'existence des Cathares dans l'île.

3. Lettre du 13 août 1368 d'Urbain V à Mgr Raphaël, évêque du Nebbiu, pour le charger d'une visite canonique en Corse et dans les petites îles circonvoisines (?) pour mettre fin aux nombreux abus dont il a eu connaissance par un rapport digne de foi. Des laïcs se permettent des licences avec les sacrements, s'attaquent aux assemblées et aux gens d'Eglise, s'emparent de leurs biens et violent les immunités ecclésiastiques; des prêtes et des moines, par le mauvais exemple, encouragent ses abus. Il semble que la vie religieuse en Corse soit fort perturbée, mais il n'est pas question d'hérésies (RET. VAT. 249, t.I, p.77).

4. En 1369, une mission d'inquisition est confiée à un groupe de religieux dont le chef est le Frère Mondino de Bologne (d'après l'abbé CASANOVA, t.I, p.77).

5. Lettre du 14 mai 1372 de Grégoire XI à Mgr Pierre Raymond, évêque de Mariana, pour l'installer dans les fonctions d'inquisiteur pour une durée de cinq ans. Selon le pape, les hérésies "pupullaient" dans l'île et il instituait canoniquement le tribunal d'inquisition pour les "extirper". (REG. VAT. 283, fol. 248).
En comparant cette bulle à celle de 1368, il faut conclure qu'en moins de quatre ans les hérésies s'étaient considérablement développées. Mais, peut-être, faut-il faire la part du changement de style avec le changement de Pape. Urbain V, un homme très doux aussi occupé d'arts que d'exercices de piété, avait mené une politique toute d'apaisement, tandis que Grégoire XI fit une guerre acharnée aux hérétiques, alimenta les bûchers et emplit les prisons au point qu'il fallut quêter pour entretenir les détenus.
Le contenu de cette bulle pontificale a fait l'objet, en avril 1956, d'une communication à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de Mgr Guillaume Mollat, grand médiéviste, spécialiste des papes d'Avignon. Pour Grégoire XI, les personnes contres lesquelles devaient s'exercer les poursuites judiciaires étaient "des hérétiques, des croyants, des fauteurs, leurs défenseurs et receleurs". Mgr Mollat dit que se sont là les "termes usités dans la pratique inquisitoriale pour désigner les Cathares et leur hiérarchie" et il conclut au "prolongement de l'existence des Cathares à la fin du XIVe siècle, dans les îles peu accessibles et montagneuses".
Cette interprétation de l'érudit Mgr Mollat était sans doute suffisamment claire pour les membres de l'Académie, elle nécessiterait pour moi quelques explications et ne puis que faire le rapprochement avec les termes bonshommes et croyants utilisés dans l'église cathare, le premier pour désigner les ministres de la religion, le second la masse des fidèles.

6. Lettre du 26 août 1373, de Grégoire XI à Mgr Simon, évêque d'Ajaccio, et à Gabriel de Monte-Alcino, vicaire du Ministre général des Franciscains, pour les autoriser à recevoir l'abjuration de relaps qui ne sont retombés qu'une seule fois dans l'hérésie. Les hérétiques qui "tels des chiens sont revenus à leurs vomissements" sont nombreux. Parmi eux, des prêtres et des religieux (RET. VAT. 265, fol. 69).

7. Lettre du 1er septembre 1373 de Grégoire XI à Mgr Simon pour l'inciter à poursuivre son oeuvre de recherche et de punition des hérétiques qui sont en Corse et dans les îles (REG. VAT. 265, fol. 70).

8. Lettre du 5 septembre 1373 de Grégoire XI au vicaire du Ministre général des Franciscains pour l'autoriser à construire, dans les forêts et montagnes où se sont réfugiés les hérétiques, quatre oratoires avec clocher et cloche et avec cimetière, et, pour eux, une simple habitation qui jouira des mêmes privilèges que la résidence normale, c'est à dire le couvent (REG. VAT. 265, fol. 71).

9. Lettre du 9 septembre 1373 de Grégoire XI aux Franciscains de Corse pour les autoriser à entrer en contact avec les hérétiques et avec les excommuniés, à la condition qu'ils espèrent raisonnablement, de ce fait, obtenir plus facilement leur conversion (REG. VAT. 265, fol, 71 v).

10. Lettre du 5 novembre 1373 de Grégoire XI à Gaufrède, évêque de Quimper, François, évêque de Cavaillon, Galter, évêque de Glascow, Guillaume, préfet du Palais apostolique, Jean Klenk, son pénitencier, Isnard, supérieur du couvent des Frères Prêcheurs d'Avignon, aux professeurs des dits F.P. et des Ermites de Saint Augustin, aux docteurs en Théologie sacrée. Il leur est accordé d'étendre aux régions de Corse et de Serbie la dénonciation de certaines doctrines douteuses parmi les prédicateurs de la parole de Dieu dans les pays des infidèles (REG. VAT. 265, fol. 80 v).

11. Lettre du 24 juillet 1377 de Grégoire XI au Général des Franciscains pour lui demander de désigner dans son ordre un inquisiteur pour la Corse et la Sardaigne. Le pape déplore la recrudescence du mouvement hérétique qui a essaimé en Sardaigne (D'après l'abbé CASANOVA, I, 77, et Mgr MOLLAT).

12. Lettre du 3 août 1395 de Boniface IX à François Bonacorsi, évêque de Gravina, nonce apostolique et administrateur de l'église d'Accia, pour lui confier le mandat d'inquisiteur en corse et en Sardaigne. Il demande aux autorités locales de lui faciliter la tâche (REG. VAT. 314, fol. 376 r).

Comme on le voit d'après ces documents, l'hérésie prospéra en Corse pendant toute la seconde moitié du XIVe siècle. S'il s'agit toujours des Giovannali et si, comme le disent Giovanni et Montegiani, on n'entendit plus parler d'eux après la croisade, c'est que cette croisade eut lieu tout à la fin du siècle.

 

ADDENDA

LES CATHARES EN CORSE

Communication faite à l'Académie des Inscriptions des Belles-Lettres ( avril 1956) par Mgr Guillaume MOLLAT, membre de l'Académie.

L'auteur d'une thèse de doctorat ès Lettres écrivait, en tête d'une histoire de l'église de Corse (1), parue en 1931: "Il n'y a jamais eu en Corse ni hérésie ni schisme". Des régistres pontificaux des Archives vaticanes démentent une affirmation aussi tranchante et y révèlent, au contraire, l'existence des Cathares.
A quelle époque, traqués dans le midi de la France et en Lombardie, les hérétiques franchirent-ils la mer et s'établirent-ils tant en Corse qu'en Sardaigne? Le livre récent de A. BORST (2), ne signale pas leur émigration et l'ignore totalement. Lea (3) avait pourtant prétendu que leur présence en Corse se situait vers 1340. Mais le passage des Annales Minurum, sur lequel il s'appuie, n'a pas trait à l'existence des Cathares dans l'île. Walding affirme seulement que le ministre général des Frères Mineurs y envoya plusieurs frères "de vie éprouvée et savants (4)".
Dans une bulle du 13 août 1368, où Urbain V trace de la vie religieuse en Corse un très sombre tableau, il n'est pas fait allusion à la moindre hérésie. Le Pape se borne à décréter une visite canonique qui aura pour fin la réforme des abus signalés (5). Même silence dans une autre bulle du 10 novembre 1369, qui, par contre revêt, pour l'histoire de l'art une importance majeure. Urbain V, informé que la Corse manquait de lieux de culte, autorise un maître d'œuvre pisan, "in arte muratoria peritus", frère Donado da Montefoscoli (c. de Palaia, province de Pise), à s'y rendre avec un convers (6). Ainsi le document aidera à dater les églises, de facture pisane, qui existent dans l'île.
C'est seulement le 14 mai 1372 que Grégoire XI (7), constatait "avec douleur" l'expansion d'hérésies qui créaient un réel péril pour la foi chrétienne car les novateurs usaient d'arguments "trompeurs, faux et astucieux". En conséquence, il établit canoniquement en Corse le tribunal de l'Inquisition et désigna les fonctions d'inquisiteur au carme Pierre Raymond, maître en théologie et évêque de Mariana, pour une durée de cinq années. Grégoire voulait, ce faisant, "extirper" complètement les hérésies qui, disait-il, "pullulaient". Il a soin de préciser la qualité des personnes contre lesquelles devront s'exercer les poursuites judiciaires: ce sont "des hérétiques, des croyants, des fauteurs, leurs défenseurs et receleurs", termes usités dans la pratique inquisitoriale pour désigner les Cathares et leur hiérarchie (8).
L'évêque de Mariana accomplit vraissemblablement son mandat avec rigueur. La crainte des châtiments, dont il disposait, provoqua des abjurations. Ceux qui s'y résignèrent regrettèrent bientôt leurs actes de faiblesse, retombèrent dans leurs anciennes croyances et devinrent relaps; c'était se vouer à une mort certaine; aussi, ils se rétractèrent.
Grégoire XI usa de clémence à leur égard et permit de les réconcilier avec l'Eglise, à conditions de manifester un désir sincère de conversion, de n'avoir récidiver qu'une seule fois, et d'abjurer leurs erreurs (26 août 1373) (9).
De leur côté, les Franciscains ne chômèrent pas dans l'œuvre d'évangélisation à laquelle ils se vouaient depuis 1340. Leurs missions se trouvèrent entravées par des circonstances spéciales dues à ce que les Cathares avaient établi leurs repaires dans les forêts et les montagnes. Afin de les atteindre plus aisément ils obtinrent de Grégoire XI la permission de construire quatre couvents dans leur voisinage (10) et de communiquer avec les hérétiques frappés d'excommunication, sans encourir d'irrégularité canonique (11) (5 et 9 sept 1373).
A vrai dire, courses évangéliques en pays accidenté et poursuites judiciaires, échouèrent, en grande partie. En 1377, Grégoire XI déplorait une recrudescence du mouvement hérétique, qui, par surcroît, avait essaimé en Sardaigne. Le ministre général des Franciscains reçu l'ordre de nommer un nouvel inquisiteur qui aurait pour charge "d'exterminer le mal dans la racine" (12).
C'était trop espérer et trop présumer. Boniface IX se trouva obligé de prescrire, le 3 août 1395, à Francesco Bonacorsi, évêque de Gravina, de "détruire" les Cathares et de lui confier le mandat d'inquisiteur jusqu'à nouvel ordre. De plus, il le recommanda à toutes les autorités locales de Corse et de Sardaigne et pria celles-ci de lui faciliter la tâche (13).
Les documents du Vatican ont donc l'avantage de révéler le prolongement de l'existence des Cathares à la fin du XIVe s., dans des îles peu accessibles et montagneuses. Ils ne fournissent malheureusement aucun détail sur leur mode de vie, leurs croyances, leurs rites, où le fonctionnement de la procédure inquisitoriale.

****

M. Charles Samaran estime que les indications apportées par notre confrère sont tout à fait nouvelles.
Robert Fanvier demande si les documents analisés au Vatican font partie d'une collection.
Mgr Mollat répond qu'ils sont éparpillés. Pour échapper à la répression, les Cathares se sont réfugiés dans les montagnes.

 

NOTES :

1. Casanova, t.I , p. XIII, Ajaccio, 1931.
2. A. Borst, Die Katharen, Stuttgart, 1953.
L'ouvrage récent de M. A. Borst sur les Cathares est très sobre de détails sur l'extinction de la secte. Les registres pontificaux permettent de prouver le prolongement de son existence, au XIVe siècle, en Corse.
3. Histoire de l'Inquisition. Paris 1900-1902, t.II, p.304.
4. Annales Minurum, ad annum 1340, N°10: "Gerardus generales minister plurimos probatae vitae et doctrinae misit Corsicam".
5. Lecaheux-Mollat: Lettres secrètes et curiales d'Urbain V, n.2817.
6. Ibidem, n.3003.*
7. G. Mollat, Lettres secrètes et curiales de Grégoire XI, n. 2546.
8. Borst, op.cit., p. 252 et Bernard Gui, Manuel de l'inquisiteur, éd. G. Mollat, Paris, 1927, t.I., p. XIV.
9. Lettres secrètes et curiales de Grégoire XI, n.3055.
10. Ibid. n.3064.
11. Ibid. n.3071.
12. J.M. Vidal, Bullaire de l'inquisition française au XIV siècle, Paris, 1943, p.436, n.309.
13. Archives du Vatican, Reg. Vat. 314. f. 376 2°.