PASQUALE PAOLI
et JAMES BOSWELL

Une rencontre historique

Une conférence faite à CERVIONI le 10 avril 1982
Par Dorothy CARRINGTON

Je suis très heureuse et très flattée de donner cette causerie à Cervione, siège de l'évêque Saint Alexandre Sauli, et centre traditionnel de la culture corse. J'ai dit, dans mon livre, Corse île de granit, que Pasquale Paoli a fait preuve d'audace en prenant la décision d'implanter l'université à Corte, ville à cette époque de vocation purement militaire, alors qu'il aurait pu choisir une ville telle que Cervione qui, bien que périphérique, avait un passé culturel bien plus riche. Mais l'audace de Paoli s'est justifiée : l'université était, et de nouveau est, à Corte ; nous n'y pouvons rien.

J'ai changé le titre initialement prévu de cette causerie : " Pasquale Paoli, homme d'état corse ", et je tiens à vous expliquer pourquoi. C'est tout simplement parce que je ne me sens pas de taille pour aborder un sujet aussi important, et aussi peu connu. Important, parce que je partage l'avis de cet excellent historien corse, le regretté René Emanuelli, lorsqu'il écrit : " Pascal Paoli, sans aucun doute la plus grande figure de l'histoire de la Corse " ; inconnu, parce que nous avons énormément de témoignages sur sa vie et sur sa carrière politique, et que la plupart n'ont même pas été compulsés. Songez seulement qu'il y a aux Archives départementales de la Corse du sud une centaine, je dis bien une centaine, de carton et de liasses de documents originaux relatifs au gouvernement de la Corse institué par Paoli de 1755 à 1769, et que ces documents n'ont été ni inventoriés en détail, ni, pour la plupart, examinés. J'ai réussi à dépouiller un seul carton, pour faire une analyse de la constitution corse de Paoli, dont le texte original se trouve aussi aux Archives. Des historiens ont puisé ici et là dans ce fonds véritablement vaste afin de rédiger des articles, souvent intéressants, sur différents aspects du régime paolien ; mais nous manquons toujours d'un ouvrage de base, solide et consistant, sur l'ensemble de son œuvre. Nous n'avons même pas une édition complète de ses lettres, qui sont extrêmement nombreuses. Deux éditions sont actuellement en cours, l'une en France et l'autre en Italie, mais pour diverses raisons elles n'avancent que très lentement.

L'explication de cette négligence n'est pas difficile à trouver : Paoli a été victime d'une conjoncture politique. Pendant très longtemps il a été la bête noire des historiens français. Par conséquent, la plupart des livres à son sujet sont d'auteurs italiens ou anglais qui, travaillant sans accès à la grande masse des documents originaux, ont produit des ouvrages superficiels : de simples récits. Beaucoup manquent de sens critique, et certains ne sont que des panégyriques. En fait, un examen attentif des sources originales laisse apparaître que Paoli était d'un caractère complexe et contradictoire.

Il faudrait un travail collectif (l'examen des sources n'est guère à la portée d'une seul personne), soutenu, et de longue haleine, pour remédier à notre ignorance à propos de celui qui, selon Albert Soboul, professeur de l'histoire de la Révolution française à la Sorbonne, est une des figures les plus intéressantes du XVIIIe siècle européen. A cet avis j'ajoute celui du grand savant américain, Frederick Pottle, qui compare Paoli à Georges Washington, et estime que s'il avait bénéficié de circonstances aussi favorables, sa réputation brillerait aujourd'hui avec tout autant d'éclat.

Quant à moi, j'ai reculé devant la lourdeur de la tâche, et vous offre, plus modestement, un exposé d'un seul épisode de la carrière de Paoli : Sa rencontre, en 1765, avec l'écrivain britannique James Boswell. L'événement a cependant une dimension historique. Avec le livre que Boswell a tiré de son voyage, nous trouvons la description la plus détaillée, la plus intime que nous connaissons de l'homme d'Etat corse au faîte de son pouvoir, dirigeant les affaires de la nation nouvellement créée.

Qui était Boswell ? Pourquoi est-il venu en Corse ? Les réponses à ces questions nous importent, car l'idée que nous nous faisons de Paoli, et de la Corse à l'heure de son indépendance, repose en partie sur ce récit particulièrement privilégié du voyageur britannique. Boswell est-il un témoin crédible ?

Par chance, Boswell est un des écrivains, un des êtres humains, sur lesquels on a les plus amples renseignements. Non seulement il est prolixe sur lui-même dans ses écrits publiés, mais il a laissé un journal personnel, qui a été retrouvé, avec d'autres documents le concernant, dans les années 20 : les étonnants Malahide Papers publiés par l'université de Yale. Or, Boswell y a confié jusqu'aux plus intimes secrets de sa vie privée ; Jean-Jacques Rousseau nous paraît réticent par comparaison.

Issu de la noblesse de robe écossaise, Boswell avait vingt-cinq ans lors de sa visite en Corse. Son père voulait en faire un avocat, tandis qu'il visait à devenir écrivain. En fait, il avait déjà fait paraître quelques petits ouvrages. Il avait aussi, obéissant à son père, terminé ses études de droit. Pour le récompenser, son père lui avait offert un voyage en Europe, ce qu'on appelait alors le Grand Tour, périple considéré indispensable à la bonne éducation d'un jeune noble britannique.

Boswell avait commencé par suivre les sentiers battus : la Hollande, l'Allemagne, la Suisse et l'Italie, jusqu'à Naples. Ce fut sur le chemin du retour, en 1765, qu'il se décida à dévier son itinéraire vers la Corse. Pourquoi ? Parce qu'en Suisse il s'était introduit chez Jean-Jacques Rousseau, à Môtiers, et Rousseau lui avait communiqué son enthousiasme pour la Corse. Rousseau, je ne vous apprend rien, avait pour les Corses la plus grande admiration, approuvait hautement leur lutte pour l'indépendance, et, sollicité par Matteo Buttafoco, songeait même à en devenir le législateur. Boswell réussit à se faire recevoir par Rousseau une demi-douzaine de fois, et il sortit de ces entretiens envoûté : Par la personnalité de Rousseau, par sa philosophie, et par tout ce qu'il avait dit à propos des Corses et de Paoli. Pour Boswell, qui jusque là avait mené une vie mondaine, dans un milieu conservateur, ce fut une révélation. Il partit pour l'île converti aux idées les plus exaltantes de son temps : " Je crus trouver en corse, écrit-il, ce que personne n'allait voir, et ce que je ne trouverais en aucun autre endroit au monde ; un peuple combattant actuellement pour sa liberté, et s'élevant par ses propres forces d'un état de bassesse et d'oppression à celui du bien-être et de l'indépendance ".

Armé d'une lettre d'introduction de Rousseau à Paoli, il débarqua à Centuri le 12 octobre. Il avait choisi un bateau destiné à ce petit port, et non pas à Bastia, parce qu'il craignait, s'il posait pied dans la capitale, que le commandant français ne lui interdise de pénétrer dans le pays des patriotes, à l'intérieur. Les villes du littoral, rappelons-le, restées au pouvoir de Gênes, étaient occupées depuis 1764 par des troupes françaises, tandis que les nationalistes corses tenaient le reste de l'île. Indépendance de fait, non reconnue par les puissances étrangères. Le voyage de Boswell avait le caractère d'une aventure politique. Il éprouvait le même genre d'excitation que connaîtrait un jeune journaliste de nos jours, partant pour interviewer le chef d'Etat d'un pays nouvellement constitué à la suite d'une révolution. Avec cette différence, que les révolutions n'étaient pas alors monnaie courante.

Dans ces circonstances, il était inévitable que les diverses puissances qui s'intéressaient à la Corse, ainsi que les Corse eux-mêmes, supposent que Boswell était chargé d'une mission politique. L'écrivain-reporter n'était pas encore le personnage familier qu'il est devenu depuis. De façon assez invraisemblable, la méprise à propos de Boswell a survécu presque jusqu'à nos jours. Méprise qui paraît ridicule aux lecteurs anglais qui connaissent la vie et le caractère de Boswell. Jeune, totalement inexpérimenté dans les affaires publiques, non dépourvu de vanité et plutôt indiscret, il était le dernier homme auquel un gouvernement aurait confié un tel mandat. Son voyage était inspiré par des mobiles entièrement personnels : choix idéologique, goût de l'aventure, goût du risque et, secrètement, le dessein d'écrire un livre sur ses expériences. Genre de livre pour lequel il possédait des dispositions naturelles. Boswell était doté d'une faculté exceptionnelle lui permettant de pénétrer chez des personnages illustres, de les inciter à la conversation, d'observer leur moindre geste et de retenir leurs paroles. Il en avait déjà donné la preuve au cours de son voyage européen, pendant lequel il s'était fait recevoir non seulement par Rousseau, mais par Voltaire, sans mentionner plusieurs princes allemands. Ses conversations avec eux sont notées dans son journal, qu'on lit avec délices. Car Boswell était aussi d'un style vivant et coloré que Francis Beretti désigne comme " cet art unique d'être à la fois observateur et participant… " Art qui a fait de Boswell l'auteur de la biographie de langue anglaise la plus estimée : La vie du docteur Johnson. Son portrait de Paoli représente, donc, le début d'une brillante évolution littéraire.

Boswell avait beau débarquer dans un petit port - genre d'erreur que n'aurait jamais fait un vrai agent politique - il fut vite repéré par des espions qui fourmillaient alors dans l'île. Pendant tout son séjour il fut étroitement surveillé par des agents du royaume de Sardaigne ou de la République de Gênes. Selon le chroniqueur corse Ambrogio Rossi, dont le commentaire sur Boswell, écrit quelques décennies après sa visite, mérite d'être mieux connu, le voyageur britannique inquiéta aussi les autorités françaises, ce qui paraît tout à fait vraisemblable.

Quant aux Corses, ils n'avaient aucun doute : selon Rossi, tous l'appelaient " Mylord, et envoyé du roi d'Angleterre ". Quoi de plus normal que l'Angleterre, qui s'était déjà interposée en leur faveur contre Gênes pendant la guerre de la Succession d'Autriche, ne vint à nouveau à leur secours, maintenant que la France menaçait leur indépendance ? Accompagné de son propre domestique, et richement vêtu d'un costume rouge brodé d'or, Boswell leur parut tout à fait digne de représenter Sa Majesté Britannique. Aussi offrirent-ils à Boswell un accueil chaleureux, un de ces accueils corses qui vont tout droit au cœur de l'étranger. Averti en Italie qu'il s'aventurait parmi des "barbares ", Boswell se trouva rassuré lorsqu'il suivit son trajet le long du Cap Corse, à travers un paysage parfumé et planté d'oliviers, hébergé chaque nuit dans les maisons agréables des notables locaux (personnes enrichies par le commerce) ou chez les franciscains.

A Patrimonio il entra pour la première fois en contact avec le gouvernement de Paoli en la personne du juge d'une magistrature provinciale. Ce fut un tournant dans son voyage, qui perdit dès lors son caractère d'aventure personnelle pour devenir un voyage officiel organisé. Sans doute sur les instances du juge, il se rendit le jour suivant chez Barbaggi, neveu de Paoli et directeur de la Monnaie nationale à Murato. Celui-ci le reçut avec un repas composé de rien moins que douze plats, servis sur porcelaine de Dresde. Or, pareil déploiement de luxe ne s'explique que par une volonté de faire bonne figure devant un émissaire d'une puissance étrangère. Selon Rossi, des lettres furent aussitôt adressées à Paoli pour lui annoncer l'ambassadeur inattendu. Paoli, selon Rossi, envoya des ordres pour que Boswell soit conduit chez lui, pour qu'on le fasse accompagner partout et pour qu'on le reçoive avec tous les égards.

Ce renseignement a de l'importance, car il indique - ce qui, à première vue, ne paraît pas dans le livre de Boswell - que pendant presque tout son voyage il a été l'hôte du gouvernement corse. Donc aussi, en quelque sorte, son prisonnier. Boswell n'a côtoyé que les partisans de Paoli, n'a entendu que ce qu'ils voulaient bien lui dire, et n'a vu que ce qu'ils voulaient bien lui montrer. Rien d'étonnant, donc à ce qu'il se soit formé une opinion erronée de la position qu'occupait Paoli. On sait, aujourd'hui, qu'il ne manquait pas de critiques à l'intérieur même du pays. Mais Boswell, qui ne fréquentait que ses partisans, ne pouvait s'en rendre compte. Au contraire : " Mes idées sur cet homme célèbre, écrit-il, avaient été fort exaltées par les conversations que j'avais eues à son sujet avec les habitants de l'île de tous rangs et de tous états, qui, tous, s'étaient accordés à le représenter comme un être au-dessus de l'humanité ". De tels adeptes existaient, mais ils ne constituaient pas la population tout entière. Boswell n'a vu que les côtés positifs du régime paolien. Son voyage ressemble très exactement aux voyages offerts de nos jours à des journalistes en mission dans des pays de régimes contestés et autoritaires. Il faut aussi se rendre compte que le voyage de Boswell fut assez rapide : il passa en tout moins de six semaines dans l'île, du 12 octobre jusqu'au 20 novembre. Un peu plus de temps que ne se donnent habituellement les journalistes aujourd'hui pour connaître un pays étranger ; mais pas assez pour prendre conscience de la Corse en profondeur.

Cependant, en bien des points Boswell a vu juste. Si sa description est partielle, elle n'est pas mensongère. Avec le don d'observation qui était le sien, il a noté, avec une sensibilité aiguë, ce qu'il lui était permis de voir.

A Corte, il apprit que Paoli séjournait à Sollacaro où il présidait le sindicato, genre de Cour d'appel itinérante. Boswell n'y resta donc que le temps de se procurer un passeport pour la prochaine étape de son voyage. Pourtant il a saisi l'ambiance, simple et austère, qui régnait dans la capitale, ce style antique, remarqué par Fernand Ettori, emprunté à la république romaine, que Paoli cherchait à imposer à la nation. Boswell raconte : pendant que le Grand Chancelier préparait mon passeport, il " dit à un petit garçon qui badinait auprès de nous dans la même chambre, d'aller dans celle de sa mère chercher le grand sceau du Royaume… Je me cru assis dans la chambre de Cincinnatus. "

Malgré les soins dont Boswell était entouré, la prochaine étape de son voyage, à dos de mulet à travers les montagnes, par Vizzavona, Bocognano et Bastelica, s'avéra assez rude. Pourtant Boswell, homme du monde urbain, s'en réjouit. Inspiré à la fois par Rousseau et par l'aspect grandiose du paysage, il se sentait en communion avec la nature : ces belles pages de son récit annoncent le préromantisme. " Si la faim nous prenait, écrit-il, nous jetions des pierres parmi les branches épaisses des châtaigniers qui nous couvraient de leur ombre, et il en tombait une pluie de châtaignes dont nous remplissions nos poches, et quand ce repas nous altérait, nous nous arrêtions près de la première source pour nous rafraîchir… Je me rappelais dans ces moments la première race des hommes ". Les hommes qu'il rencontrait lui semblaient en effet peu éloignés de cette noble race originelle. " Mon voyage en passant les montagnes fut fort agréable. Je passai d'immenses vallons et de vastes forêts. J'étais plein de santé et de courage, et me sentais très disposé à entrer dans les idées des hommes simples et généreux que je trouvais partout sur mon chemin. J'eus à Bastelica, où l'on trouve une race d'hommes graves et spirituels, une compagnie nombreuse au couvent. J'aimais avoir leur franchise naturelle et leurs façons aisées, car pourquoi les hommes auraient-ils peur de leurs semblables ". Comme d'autres étrangers qui firent alors la découverte de la Corse, Boswell fut frappé par cette absence de servilité qui infectait les sociétés plus sophistiquées. Et pas plus que les autres, Boswell n'a pu déceler que l'égalité, en Corse, était plus apparente que réelle.

Il arriva à Sollacaro, où se trouvait Paoli, " rempli de trouble et de timidité ". Et pour cause ! Sa réception n'avait rien de rassurant. Le chef d'Etat ne lui adressa presque pas la parole, mais le fixa d'un regard pénétrant, " comme s'il cherchait à deviner ce qui se passait dans son âme ", raconte Boswell. Nous apprenons d'une autre source que Paoli, au début, le soupçonnait d'être un espion. En effet, il se savait menacé. Boswell lui-même reconnaît que Paoli vivait en danger constant de trahison et d'assassinat.

Toutefois, Paoli eut vite fait de juger Boswell et, changeant d'attitude, se mit à lui prodiguer des faveurs. Ainsi Boswell se trouva placé à son côté à tous les repas. Il reçut des visites des nobles de son entourage, et fut accompagné d'une garde d'honneur chaque fois qu'il sortait, monté sur un cheval harnaché de velours cramoisi brodé de dentelle or, le cheval de Paoli. Prenons note : bien que Paoli l'encouragea à discuter avec les Corses, afin de mieux les connaître, Boswell ne put jamais sortir seul, ni faire des connaissances de sa propre initiative.

Ne se doutant de rien, se sentant, selon ses propres mots, " chaque jour plus heureux ", Boswell profita des circonstances pour brosser le portrait du Paoli de l'époque, le plus détaillé que nous possédons. Il décrit son physique imposant, sa courtoisie naturelle, sa personnalité : celle d'un homme cultivé de l'Europe des Lumières, doublé d'un chef militant corse. Sa conversation l'enchante (et Boswell avait fréquenté les esprits les plus brillants du siècle) ; il est ébloui par l'étendue de ses connaissances et la richesse de son érudition classique. Mais, avant tout, il est impressionné par l'élévation morale et par la noblesse qui se dégage de sa personne : " Je voyais en Paoli mes idées les plus grandes se réaliser, écrit-il ; il m'était impossible, quelles que fussent mes spéculations, d'avoir en le voyant une idée médiocre de la nature humaine ". Combien d'hommes d'Etat, ou autres, ont jamais reçu un si bel hommage !

Il est curieux de noter qu'un auteur contemporain, ennemi acharné de Boswell, reconnaît en Paoli les mêmes qualités, mais avec la ruse substituée à la noblesse. Il s'agit de François-René-Jean baron de Pommereul, écrivain mineur des Lumières, qui vint en Corse comme officier d'artillerie lors de l'invasion française et publia par la suite un livre inspiré par ses expériences dans l'île. Tout naturellement, il attaque violemment Boswell : " son livre ne mérite pas l'honneur d'être traduit en Français ", déclare-t-il. Cependant Pommereul, homme d'esprit caustique, et qui n'a pu voir Paoli, lui attribue les mêmes attraits : allure majestueuse, politesse, grâce, éloquence, sagacité, " mais aussi, écrit-il une souplesse d'intrigue non moins surprenante ". Il observe, également, que Paoli possédait la faculté de prendre sur les jeunes gens une ascendance morale. Notons, en passant, que Carlo Bonaparte, père de Napoléon, rencontrera Paoli pour la première fois quelques semaines après Boswell, et succombera immédiatement à son charme.

Plus généreux que Pommereul, et aussi moins pénétrant, Boswell ne s'aperçut jamais des tendances machiavéliques de Paoli, qui sont pourtant révélées par de nombreux témoignages. Paoli avait tout mis en œuvre pour le séduire, et il avait pleinement réussi. Non pas qu'il voyait en Boswell un agent du gouvernement anglais - il avait une bien trop grande expérience du monde - mais il jugeait, et avec raison, que ce jeune écrivain enthousiaste pouvait être un agent de propagande de grande valeur pour la nation corse. Quand Boswell, en partant, lui demanda comment il pouvait lui prouver sa reconnaissance, Paoli répondit : " Je ne vous demande que de détromper votre Cour. Dites à vos compatriotes ce que vous avez vu ici. Ils vous feront beaucoup de questions : un homme qui arrive de la Corse sera pour eux comme un homme qui vient des Antipodes ". Ainsi Paoli misait sur le livre que préparait Boswell pour infléchir la politique du gouvernement anglais dans un sens favorable à la nation corse.

Il prit donc soin de fournir à Boswell tous les renseignements qui pouvaient contribuer à son dessein. Or, la constitution dont il avait doté la Corse, sinon calquée sur celle de l'Angleterre, avait avec elle des ressemblances dont (d'après Rossi) les Corses étaient fiers. Aussi, Paoli désigna un de ses collaborateurs, Gian'Quilico Casabianca, pour passer ses soirées avec Boswell, afin de l'informer en détail, selon les mots de Boswell, " de tout ce qui regardait le Gouvernement ".

Créer une constitution conforme à l'idéal des Lumières, telle paraît avoir été l'intention de Paoli lorsqu'il rédigea le texte, en novembre 1755, qui débute par ces mots historiques (ou plutôt) qui devraient l'être, je traduis de l'italien : " La Diète générale du peuple corse, légitimement maître de lui-même…, ayant reconquis sa liberté, désirant donner à son Gouvernement une structure permanente et durable en la transformant en une constitution propre à assurer la félicité de la nation ". A l'avant-garde des idées qui germaient alors dans la conscience européenne, la souveraineté du peuple, légitimement maître de lui-même, est proclamée sans équivoque. La liberté est tenue pour droit primordial : le peuple en est privé ? il doit le conquérir de nouveau. Le mot nation est chargé de son sens révolutionnaire que l'on retrouve dans les manifestes français à partir de 1789. Tel est le préambule au texte qui renferme la constitution que qualifie Boswell de " meilleur modèle qui ait jamais existé dans la forme démocratique ".

Le mot " démocratique " n'a qu'un sens relatif : ce qui pourrait paraître démocratique au milieu du 18ème siècle, le paraît beaucoup moins aujourd'hui. Boswell a jugé la constitution comme un homme de son temps, sans s'apercevoir des failles dans sa structure qui empêchaient l'établissement d'un état réellement démocratique, selon les idées de nos jours.

La constitution était néanmoins une innovation véritable. Elle présente un mécanisme complexe et ingénieux, où les pouvoirs législatifs et exécutifs, en théorie du moins, s'équilibrent et se limitent réciproquement. Notion sans doute inspirée de Montesquieu, et surtout de son chapitre sur la constitution anglaise (telle qu'il la concevait). Nous savons du reste que Paoli a consulté De l'esprit des lois. D'autres éléments de la constitution appartenaient à la tradition insulaire et furent habilement intégrés par Paoli à son système.

Comme le souverain britannique, Paoli était chef de l'exécutif à vie et commandant des forces armées. Il dirigeait aussi les affaires étrangères, avec obligation, toutefois, de consulter la nation sur les décisions importantes. Le Conseil exécutif, le Suprême conseil, se composait (à l'époque où Boswell visita la Corse) de neuf membres (auparavant ils étaient plus nombreux). Elus annuellement par l'Assemblée nationale, a cunsulta, la Diète, ils étaient responsables devant elle.

Cette Assemblée nationale était la pièce maîtresse de la constitution. Bien que de pareilles assemblées aient existé de temps à autre en Corse, Paoli en a fait une institution qui, en théorie du moins, jouait un rôle capital dans l'appareil d'Etat. L'assemblée était remarquable par son existence même, à cette époque des monarques absolus, ainsi que par sa composition et par l'étendue de ses pouvoirs. Elle votait les lois et les impôts, décidait de la politique nationale et désignait les membres du Conseil exécutif. Ce dernier pouvoir était tout à fait exceptionnel : en Angleterre, les chefs de l'exécutif étaient nommés par le souverain. Il n'y avait qu'en Suède, pendant " l'ère de la liberté ", de 1719 à 1772, que l'Assemblée nationale, le Rikstag, faisait l'élection des membres du Conseil exécutif. Paoli avait-il connaissance de cette constitution ? Cela ne paraît pas impossible. En Corse, de toute manière, il changea radicalement la coutume insulaire en accordant à l'assemblée un contrôle régulier sur l'exécutif, en lui donnant le droit de censurer et de destituer tout fonctionnaire et magistrat. Paoli lui-même n'en était pas exempt. Il ne siégeait pas à l'assemblée.

En bon citoyen britannique Boswell témoigne de l'intérêt et de l'admiration pour la Diète, cette " nombreuse et respectable assemblée " qui lui rappelait le Parlement anglais. Elle se réunissait une fois par an à Corte. Ses membres étaient élus - et voici une pratique étonnante que note Boswell - par les habitants réunis dans les villages. En fait, suivant une ancienne tradition pour l'élection des magistrats locaux et des représentants à des assemblées insulaires, tout homme âgé de plus de vingt-cinq ans avait droit au vote. Système proche du suffrage universel, alors inexistant ailleurs, impensable même. Evidemment les choses ne se passaient pas sans irrégularités et confusion : le vote était par acclamation, et les assemblées villageoises étaient souvent dominées par les officiers municipaux, des notables qui imposaient leur volonté. C'était là des circonstances que Boswell ne pouvait deviner.

Les élus de villages, les procuratori, plus de trois cents, n'étaient pas seuls à siéger à la Diète. Paoli se réservait le droit d'y inviter des personnes non élues, y compris des membres de l'exécutif, Boswell ne paraît pas avoir saisi le danger que cette pratique offrait au caractère représentatif de l'assemblée. Au contraire, il applaudit la coutume qui consistait à inviter les proches parents de patriotes tombés sur le champ de bataille, " afin que le sang des héros soit distingué par les honneurs des emplois public ". En fait il ne paraît pas informé des différentes catégories de personnes non élues qui, sur l'invitation de Paoli, envahissaient l'assemblée : le clergé, au nombre d'environ 136 représentants, les officiers municipaux, divers magistrats et, sans doute les plus dangereux au fonctionnement démocratique de l'Etat, les " commissaires " des pieve, commandants militaires que Paoli lui-même désignait. L'historien de la Corse Ange Rovère remarque très justement que Paoli cherchait de plus en plus à gouverner le pays par l'intermédiaire de ces officiers militaires, aux dépens des élus.

Boswell ne dit rien, non plus, à propos des redoutables juntes de guerre. Instituées en temps de crise pour sévir contre traîtres et bandits, elle parcourait le pays en dispensant une justice expéditive, avec des pleins pouvoirs sur les biens et la vie des citoyens. D'après Pommereul, c'était " avec ces terribles juntes que Paoli acheva d'écraser les partis de ses compétiteurs ". Boswell, semble-t-il, n'en savait rien. Mais on reste surpris que lui, instruit dans le droit, ne formule aucune critique sur le fait que le Conseil exécutif détenait le suprême pouvoir judiciaire. Disposition héritée de la coutume insulaire, et en contradiction absolue avec la thèse de Montesquieu.

Moins indulgent, Pommereul, qui fournit également un exposé de la constitution, attaque durement Paoli à propos de sa tentative, en 1764, de se faire accorder par l'assemblée un droit de veto négatif sur sa législation. L'assemblée, toujours selon Pommereul, repoussa la proposition avec violence, et Paoli dut se contenter d'un veto suspensif qui lui donnait la possibilité de faire reconsidérer les lois qu'il jugeait inacceptables. Boswell ne parle pas du veto négatif : sans doute fut-il tenu dans l'ignorance de ce sérieux échec essuyé par Paoli. Il justifie longuement, pourtant le veto suspensif, en répétant les arguments qui lui avaient été cités.

On en peut lui en vouloir d'avoir donné de la constitution une image incomplète et flatteuse : c'est ainsi qu'on la lui avait décrite, en occultant tout ce qui pouvait choquer le public anglais. Les pouvoirs étendus de Paoli ne pouvaient d'ailleurs lui déplaire, puisqu'il subissait l'ascendance de cet homme que Pommereul décrit comme " un enchanteur dont le secret consistait à … faire croire que ses ordres particuliers n'étaient que l'expression de la volonté générale "… Pourtant, je partage l'avis de Fernand Ettori qui dit que Paoli croyait vraiment à la démocratie et rêvait de la voir établie dans son pays. " La parfaite égalité est la chose la plus souhaitable dans un gouvernement démocratique… ", écrivait-il, et : " les inégalités de fortune sont les marches par lesquelles les tyrans montent sur leur trône ". Malheureusement, l'égalité ne régnait pas en Corse, malgré certaines apparences. Paoli avait à compter avec une bourgeoisie rurale - qu'a étudié Francis Pomponi - agissante et puissante, composée de notables avides de privilèges et de pouvoir. Et, selon le système dit clanique, chacun entraînait avec lui une fraction de la population. C'était pour contenir la menace constante qu'ils présentaient à son système que Paoli se trouvait de plus en plus obligé de renforcer et d'augmenter ses propres pouvoirs, en contournant, pour ainsi dire, la constitution qu'il avait lui-même créée. Sa méfiance fut justifiée, car quand vint l'invasion française, bon nombre de notables passèrent à l'ennemi.

Or Paoli prévoyait cette invasion, et il savait que le seul appui qu'il pouvait espérer dans cette lutte effroyablement inégale serait celui de l'Angleterre. L'arrivée de Boswell avait donc pour lui quelque chose de providentiel : le visiteur pouvait à la fois faire en Angleterre une propagande qui amènerait le gouvernement à venir au secours de la Corse, et aussi, par sa présence dans l'île stimuler le moral de la population. Il est curieux de noter - et nous en avons la certitude - que Paoli ne fit rien pour détromper la population sur la position officielle de Boswell. Au contraire, il encouragea la méprise. Pendant tout son séjour chez Paoli, le peuple continua à le traiter, à le fêter même, comme s'il était l'émissaire du roi de la Grande-Bretagne.

Rossi affirme que Boswell était si gêné par cette tromperie qu'il écourta son séjour. C'était mal le connaître. Boswell était sujet à une vanité presque enfantine, et il ne se sentait que trop heureux en jouant le rôle d'un ambassadeur. " L'ambasciadore inglese, comme les bons soldats et paysans avaient coutume de m'appeler, devint leur grand favori ", écrit-il complaisamment. S'il partit plus tôt que prévu, c'est parce qu'il fut frappé par un accès de malaria. Il ne resta en tout que huit jours avec Paoli, du 22 au 29 octobre. J'ai eu le bonheur de découvrir, dans les Archives historiques du ministère de la guerre, une lettre d'introduction, datée du 28 octobre, que Paoli lui donna pour le comte de Marbeuf (car malgré tout, il entretenait avec le commandant des troupes françaises d'assez bonne relations). Il lui présente Boswell comme un gentilhomme écossais en voyage, " giovane di maniere assai gentili, e molto letterato… " .Paoli ressentait pour Boswell une sympathie réelle, et il en donna la preuve lorsqu'il le retrouva par la suite en Angleterre. Il est plaisant de constater que la rencontre entre ces deux hommes, chacun ayant des mobiles intéressés, Boswell à la recherche de matière pour un livre, Paoli en quête d'une aide étrangère, se transforma en une amitié véritable qui dura la vie entière.

Mais ce qui était pour Boswell un jeu amusant, était pour les Corses une affaire de vie et de mort. D'après Rossi, Paoli les encourageait à voir en Boswell un émissaire de la Cour anglaise dans le but précis de leur faire croire que la Corse avait l'appui de la Grande-Bretagne. Illusion singulièrement favorisée par le comportement de Boswell, figurant dans une pièce dont la mise en scène avait été savamment montée. De sorte que lorsqu'il quitta l'île, le peuple " touché à cœur ", comme le Rossi, " se croyait invincible ", certain d'être soutenu par une puissance capable de s'opposer à la France.

 

Paoli poursuivit donc en même temps deux buts : d'une part donner à Boswell une idée des Corses qui pourrait inciter les Anglais à leur fournir assistance ; d'autre part, donner aux Corses une idée de Boswell qui pourrait leur faire croire que cette assistance leur était déjà acquise. Je ne pense pas qu'il faudrait juger trop sévèrement ces manœuvres que l'on peut qualifier de machiavéliques. Tous les actes de Paoli à cette époque tendaient vers un seul et même but : assurer à la Corse son indépendance ou, au pire, une très large autonomie. Un peuple qui se serait senti invincible aurait été plus apte à collaborer à ces fins. Si les Corses se montraient décidés à défendre leur liberté, ils seraient davantage susceptibles d'attirer l'aide de la Grande-Bretagne.

Ainsi, semble-t-il, raisonnait Paoli. Nous pouvons aujourd'hui mesurer la faiblesse de ses espoirs. Pourtant, tous ses calculs ne s'avérèrent pas faux. Boswell fit loyalement de son mieux. A son retour en Angleterre il se lança dans une campagne énergique en faveur de la Corse. Ses démarches marquèrent son début dans les affaires publiques. " J'avais grimpé sur un rocher en Corse, et plongé en plein milieu de la vie ", remarqua-t-il par la suite. Il sollicita et obtint audience du grand William Pitt, défenseur des libertés américaines, plaida la cause de Paoli et des Corses, le harcela, par la suite, afin qu'il usât de son influence pour sauver la Corse en déclarant la guerre à la France (rien de moins). S'exerçant sur un plan plus modeste, mais plus efficace, il inonda les journaux d'informations concernant Paoli et la Corse, dont certaines inventées. Lorsque la France envahit l'intérieur de l'île, il ouvrit une souscription et utilisa la somme ainsi acquise pour expédier des canons à Paoli. En agissant ainsi, il passa outre à une loi qui interdisait aux Britanniques de communiquer avec les Corses rebelles. D'autres particuliers cependant imitèrent son exemple : argent et munitions parvinrent aux patriotes.

Son livre parut peu de temps avant le début des hostilités. Son succès fut immédiat et éclatant. Comme le dit Francis Beretti : " Boswell s'était assuré l'exclusivité d'un reportage sur l'un des points chauds de l'Europe ". Toute une partie de l'opinion publique s'enthousiasma pour les Corses ; Boswell avait " fanatisé " ses compatriotes, comme écrit Paoli, non sans une pointe d'humour noir. Tandis qu'on traduisait le livre en quatre langues européennes, les politiciens ne restèrent pas indifférents. Le gouvernement britannique envoya à Paoli une aide secrète ; l'ambassadeur à Paris protesta auprès du duc de Choiseul. Il s'en fallut de peu, dans l'hiver 1768, que l'Angleterre ne déclare la guerre à la France dans l'intérêt de la Corse. Cependant il n'en fut rien. " Irresponsables comme nous le sommes, prononça le ministre Lord Holland, nous ne pouvons être aussi irresponsables que d'entrer en guerre parce que Monsieur Boswell est allé en Corse ". Les choses en restèrent là. Boswell n'était pas de taille pour changer la scène politique.

Les Corses furent vaincus à Pontenovo, et tandis que Boswell tentait encore de collecter des fonds pour les patriotes par la vente d'un poème (assez mauvais) où il célébrait leur résistance désespérée, Paoli était en route pour l'Angleterre. La réception très digne, ainsi que la pension qui lui furent offertes, étaient en grande partie dues aux multiples initiatives de Boswell. Ainsi fut épargnée à Paoli la vie errante d'un proscrit désargenté.

Le succès international du livre de Boswell lui assura aussi une renommée fulgurante en Amérique. Pendant les années 1768 et 1769 il y fut acclamé en héros par les révolutionnaires, les Fils de la Liberté. Le New York Journal n'hésita pas à le saluer comme " le plus grand homme sur terre ". Je dois cependant contredire une supposition devenue en quelque sorte mythe : la constitution de Paoli n'inspira pas celle des Etats Unis. Les interminables débats qui aboutirent à l'adoption de cette constitution en 1787 furent notés et publiés sous le titre de Madison's Debates. Et bien qu'on y lise que de nombreuses constitutions furent évoquées, aussi bien des temps modernes que des temps antiques, on n'y trouve pas la moindre mention de celle de la Corse. Les quelques ressemblances qu'on puisse discerner entre les constitutions des deux pays sont imputables à l'influence, en Amérique comme en Corse, des idées de Montesquieu.

A cette date, du reste, la renommée de Paoli ainsi que celle de l'ouvrage de Boswell subissaient une éclipse. Pourtant le livre gagna encore à l'époque un fervent admirateur, et en fit encore un adepte de Paoli : le plus important, sans doute, de tous. En 1786 le jeune Napoléon lut l'ouvrage de Boswell, et, comme le remarque Fernand Ettori, ce fut la source de ses premières connaissances sur Paoli, l'homme qu'avait idolâtré son père avant de se rallier à la France. Napoléon en devint l'ardent disciple, grâce au portrait de Boswell. Par la suite, nous le savons, il en éprouva une déception. Cependant, pendant plusieurs années, les années formatrices de sa vie, il prit Paoli comme modèle. Il reste à déterminer dans quelle mesure Napoléon fut influencé dans sa propre œuvre administrative, soit consciemment, soit inconsciemment, par la législation de Paoli au temps de l'indépendance de la Corse.