UNE VISITE APOSTOLIQUE EN CORSE
AU XVIIIme siècle
(1760-1770)
Une conférence faite à Cervioni le 18 juillet 1972
par PASCAL MARCHETTI.
Le sujet que je vais aborder est si vaste, en vérité, quil me serait impossible de le traiter de façon exhaustive dans le cadre dune conférence. Assez mince, en apparence : un visiteur apostolique dans les diocèses de Corse il fit par ses implications juridiques, diplomatiques et politiques, couler en son temps des flots dencre ; il donna lieu à des épisodes rocambolesques, mit en émoi les Cours et les Chancelleries, suscita les inquiétudes de bien des gouvernements, et attira sur la Corse, alors dans la plus glorieuse période de sa longue histoire, lattention du monde entier.
Mais avant de relater lévénement, il ne sera pas inutile de rappeler les liens particuliers existant de longue date entre la Corse et le Saint-Siège. Dans lHistoire de la Corse récemment parue aux éditions Privas, un chapitre dû à Mlle Huguette Taviani, est intitulé : « La Corse, terre de St-Pierre ». Cest quen effet, après la désagrégation de lEmpire romain, « La papauté joua, aux premiers siècles du Moyen Age, ce rôle de protecteur et de défenseur que réclamait une île toujours loin de lautorité centrale des Empires » quils fussent francs ou byzantins. Protection politique et influence spirituelle vont ici de pair : la Corse fut tôt christianisée, des communautés chrétiennes y existaient déjà au IIIe siècle, à Aleria notamment à Mariana les fouilles ont mis à jour une basilique et un baptistère des IVe et Ve siècles. Et nous savons, grâce à la correspondance du pape Grégoire le Grand, quau VIe siècle quatre évêchés étaient déjà constitué dans lîle. En ce temps là, les évêques étaient élus par le clergé et le peuple, et en 591, Grégoire le Grand écrit à un visiteur, sans doute lun des premiers portant ce titre, au sujet de lélection des évêques.
En 774, dans une sorte de « Yalta » du VIIIe siècle, Charlemagne, confirmant un engagement pris Carolingiens et les Papes, et la Corse est intégrée dans le territoire pontifical. Si lon sen tient aux seuls actes juridiques, cette situation na pas cessé, la Papauté qui avait seulement délégué ses pouvoirs à Pise et à Gênes, puis un moment à lAragon, na jamais signé aucun acte de cession.
Gênes ne pouvait invoquer que la prescription, et la France un acte dachat à Gênes, mais en toute rigueur juridique, comme on dit ici : hà cumpratu male, - le vendeur nayant pas de titre de propriété.
Donc les papes sont suzerains directs jusquen 1077, date à laquelle Grégoire VII confie mais ne cède pas la Corse à Pise qui recevra dUrbain II en 1091 le droit dinvestiture des évêques corses. Au siècle suivant, et en présence de la rivalité des deux républiques, Innocent II est amené à un compromis : Pise continuera dinvestir les évêques dAjaccio, Aleria et Sagone ; Gênes investira désormais ceux de Mariana et de Nebbio, plus lévêque dAccia dont lautorité sétend sur Rostino et Ampugnani.
Battue par Gênes en 1284, à la bataille navale de la Meloria, Pise qui avait assuré à la Corse une ère de paix et de prospérité, disparaît de la scène. Elle signera en 1341 un traité de paix avec les Génois, mais entre-temps le pape Bonifacio VIII investit Jaime II dAragon du « royaume de Corse et Sardaigne » : Il ne nous est resté de cette souveraineté, toute nominale dailleurs, que notre drapeau. En fait, les Aragonais ne soccupent que de la Sardaigne (qui a hérité d'elle aussi dun drapeau à quatre têtes de Maure) et laissant les Génois tranquilles. Ceux-ci se contentent doccuper solidement les places de Bonifacio et de Calvi. Dans lintérieur, les seigneurs et les notables corses guerroient entre eux. Le peuple, on le sait, se souleva en 1358. Cest lépisode de Sambucuccio, suivi dune reprise de contrôle par la République, la rédaction de statuts, en 1453 la cession à ferme à la Banque de St-Georges marquant la naissance du colonialisme moderne. Puis ce furent les luttes de Sampiero au XVIe siècle, la paix génoise et le développement économique après le traité de Cateau Cambrésis et jusquen 1729, date qui marque le début de la Guerre de Quarante Ans.
Arrêtons ici cette introduction, longue sans doute, mais nécessaire pour mieux appréhender notre sujet, car cest de la révolte de 1729 que commence à mûrir lépisode du Visiteur.
Des visiteurs, en vérité, il y en avait eu bien dautres au cours des siècles, le plus célèbre étant Mgr Mascardi qui avait parcouru les diocèses de Corse entre 1586 et 1589, et qui nous a laissé une importante « relation » de sa visite, avec un précieux inventaire des biens de lEglise à cette époque. Bien quil sagît toujours dun événement exceptionnel, les voyages périodiques des Visiteurs étaient néanmoins considérés comme « ordinaires », parce que dépourvus dimplications politiques. Cette fois, il sagira dun visiteur « extraordinaire », non prévu, non désiré même par le souverain temporel, et que le souverain spirituel hésitera pendant trente années à envoyer.
Dès 1730, tout au début de la révolte, lun des premiers actes des chefs corses est de sadresser au Pape. cétait alors Clément XII pour lui rappeler les droits du Saint-Siège, en le priant daccepter la souveraineté réelle sur lîle que les Corses lui offrent spontanément. Pas de réponse.
Là-dessus, larrangement corso-génois de 1733, après intervention des Impériaux et sous la garantie de lEmpire, accorde lamnistie aux insurgés, et répond par des promesses à deux vieilles revendications corses : lUniversité (la revendication était déjà vieille à lépoque) et la désignation dévêques corses et non plus génois. En ce qui concerne la première, on ouvrit un Collège à Bastia (lancêtre du lycée actuel), et pour la seconde, il fallut attendre 1741 et selon la « Giustificazione » de Salvini une intervention de Maillebois à Rome, pour que soient nommés cinq évêques dont lun, nous dit toujours Salvini fut accusé dintelligence avec les rebelles, déporté à Gênes et jeté en prison où il mourut ; dont le second nétait corse que par le lieu de sa naissance, son sang et ses origines étant génois ; et dont les trois autres « bergers devenus loups », bien que corses désertèrent leurs diocèses et savérèrent de farouches partisans de la République.
Après la mort de Clément XII, son successeur, le cardinale bolonais Lambertini, qui règne sous le nom de Benoit XIV, verra se répéter les instances des Corses pour la désignation dun Visiteur apostolique. Il y résiste tout autant que son prédécesseur. Et même il condamne en 1756, dans une lettre aux évêques de lîle, la guerre dindépendance en tant que révolte contre lautorité légitime ; il déplore que le clergé corse participe à des « assemblées e adunanze intimate da laici » cest à dire aux Consultes de la Nation ; il réprouve les ecclésiastiques qui déclarent « giusta e lecita » la guerre contre les Génois, et se plaint que les Nationaux mettent la main sur certains biens de lEglise. Mieux en 1756 toujours, il autorise les évêques dAleria, Mariana, et Nebbio à ne pas résider dans leur diocèse.
Les Corses, eux, supportent de plus en plus mal, que leurs pasteurs ne soient point de leurs nationaux. Déjà en 1736 Natali dans le « Disingano » sétait livré à une violente diatribe contre les évêques génois de Corse quil accusait davoir toujours été et dêtre encore « ingnoranti, interessati e privi dogni lustro ». Il y avait certes quelque injustice à cet amalgame et lAnticurzio qui prit la défense de Gênes dans la « Risposta ad un libello famoso intitolato Disiganno » eut beau jeu de faire remarquer que lon comptait parmi ces évêques St-Alexandre Sauli, lapôtre de la Corse, évêque dAleria de 1570 à 1591, et bien dautres prélats dignes de la plus grande estime, dont Mgr Mari qui achevait alors sa cathédrale du Campoloro ; que lon devait enfin à des évêques la restauration religieuse et la longue période de paix civile que fut pour la Corse le XVIIe siècle.
Bref, en 1759 les évêques sont nommés par Rome (qui désigne à nouveau, après la brève parenthèse des évêques dits corses, des nobles génois). Mais cest Gênes qui nomme encore les Provinciaux des Ordres, les Vicaires Généraux et les Supérieurs Réguliers. Et cest précisément à propos de la désignation du Vicaire Général dAleria (quand on dit Aleria à propos dévêché, il faut toujours entendre Cervione) que surgit cette année-là nous allons le voir un conflit particulièrement grave qui devait permettre de relancer la requête dun visiteur apostolique maintes fois avancée à Rome. Benoit XIV était mort à son tour, et lon espérait que son successeur, Clément XIII, de la famille vénitienne des Rezzanico, serait, en tant que vénitien, moins indulgent envers les Génois. Et, en Corse, Pasquale Paoli était « aux affaires » depuis quatre ans : cest lui qui devait habilement précipiter la décision du nouveau pape et donner à la mission du Visiteur une dimension imprévue. Or Rome ne pouvait plus impunément faire la sourde oreille : le gouvernement corse expédiait sans se lasser lettres, suppliques, mémoires, exposés, plaintes, appels, recours, déplorant labsence des évêques, réfugiés à Bastia, et labandon spirituel de la population par ses pasteurs. Aussi, le 3 février 1759, les autorités corses, avec le consentement du Chapitre, chassaient-elles du diocèse dAleria (dont lévêque, Matteo De Angelis, homonyme du futur Visiteur Apostolique, se trouvait bien sûr à Bastia) le Vicaire Général, un certain chanoine Ottavi, qui devait être bien peu patriote, puisque Paoli, dans une lettre au Secrétaire dEtat du Vatican, le définissait comme « soggetto malvisto e sospettosissimo, infedele e di spirito torbido, seminatore di discordia tra i popoli, maneggiatore di partiti e colpevole di continue preocedure ». Ottavi chassé, il était aussi sommé de démissionner. Pour le remplacer, les chanoines élurent, sans naturellement consulter les Génois, le chanoine Felce, que Paoli dans la même lettre signale comme « provveduto di tutti i requisiti e desiderato tanto dalla diocesi che dal Governo ».
Ainsi, tout comme au préfet de la Corse quand, de nos jours, sont proclamés deux conseillers généraux dans un canton ou deux maires dans une commune (cela sest vu dans le ressort de lADECEC) il fallait à la Cour de Rome (cest le Conseil dEtat) choisir entre Ottavi et Felce. Que faire ? Le diocèse dAleria étant sous la haute juridiction de larchevêque de Pise, on invite celui-ci (cest l.. le Tribunal Administratif !) à déclarer nulle lélection de Felce. Lordre fut exécuté et Ottavi put revenir à Cervione, mais on len chassa à nouveau, et il dut se réfugier à Livourne. Larchevêque nomma alors un pro-vicaire (cest la Commission spéciale !) en la personne de Mgr Ciceretti, doyen de la cathédrale. Felce essaie de se justifier à Rome. Sans succès. Et Gênes marque quelque irritation de lintervention dans cette affaire de larchevêque de Pise. Elle proteste à son tour à Rome. Laffaire grossit, et la Commission cardinalice décide enfin le 31 juillet 1759 lenvoi dun visiteur apostolique en Corse.
Mais entre la décision et la réalisation, il pouvait sécouler un temps très long, et à Rome on sait temporiser. Paoli, impatient, et voyant lheureux effet de pression queu laffaire Ottavi-Felce (dont on na pas fini de parler) prend de nouvelles mesures au sujet des Franciscains et des autres ordres religieux : puisque les Provinciaux de ces ordres, nommés par Gênes, résident à Bastia, eh ! bien on en élira dautres. Les Franciscains élisent le P. Serrapione de Tralonca. Et, fin 1759, deux religieux : le P. Francescantone, dOletta, et le P. Salvatore, de San Fiurenzu, sont envoyés à Rome. Non pas tant pour obtenir du Général de leur Ordre la confirmation du Provincial Serrapione, que pour plaider en faveur de lenvoi du Visiteur. Les deux moines se rendent dans la Ville Eternelle, sont reçus en Cour et obtiennent des assurances. Au retour, ils sembarquent à Civitavecchia sur une felouque et parviennent à Livourne.
Entre-temps les Génois sont informés de cette mission, et cherchent à sassurer de la personne des deux pères. Ceux-ci sembarquent en cachette à Livourne sur un bateau appartenant à un capitaine Temperani, de Portoferraio, ville où le mauvais temps les conduit précisément à se réfugier. Le Consul de Gênes à Livourne apprend leur départ et expédie une felouque à Bastia pour informer les autorités génoises du voyage de retour des deux pères, dont il avait su (ou deviné) quils cherchaient à gagner Prunete. Bastia envoie quatre bateaux armés monter la garde au large de Prunete. Quand le navire du capitaine Temperani arrive en vue du Campoloro, les Pères aperçoivent cette armada qui les attend. Ils obtiennent du capitaine de rebrousser chemin, et à toute vitesse le bateau les ramène à Piombino. Quelques jours après, ils refont voile pour Prunete. Mais une tempête se lève et le capitaine Temperani (nom prédestiné !) dit quil doit se réfugier à Bastia, malgré le danger quy courent les bons pères. Il faut dire que pendant lescale à Piombino Temperani avait reçu une lettre du consul génois à Livourne adressée au gouverneur De Sopranis, par laquelle on linformait de tout, et le capitaine était prié de gagner dabord Bastia plutôt que Prunete, vu lurgence de la lettre. On dit que Temperani était au courant. Ce serait donc exprès, la tempête nétant quun prétexte, quil ramenait ses passagers à Bastia. Ils y arrivent donc le soir du 31 décembre 1759. On les conduit immédiatement, en même temps que le capitaine, au Palais du Gouverneur. Celui-ci jouait aux cartes. Il nouvre pas la lettre et dit : « Emmenez ces deux frères au couvent de Sant-Angelo » (où pourtant leffectif était au complet). Notons quà ce couvent se trouvait un détachement de 100 hommes en poste avancé, les Nationaux étant à Furiani, non loin de là. Les religieux craignent pour leur vie Sous un prétexte (que lon devine) ils séloignent de quelques mètres, dans la nuit noire et disparaissent pendant que le soldat qui les accompagne tire la sonnette du couvent. Ils sortent des murs de Bastia et gagnent les rangs des Nationaux à Furiani. Pendant ce temps, le Gouverneur, à Bastia, avait terminé sa partie et lu la lettre. Aussitôt, il envoie un détachement de grenadiers au couvent. Trop tard. Cette équipée de P. Francescantoni et du P. Salvatore, que relate lhistorien Gambiagi, a certainement été utile aux fins que poursuivait Paoli : faire en sorte que la mission décidée fin juillet, et qui sera officiellement conférée le 18 septembre à lévêque de Segni, Mgr. Cesare Crescenzio de Angelis, puisse enfin saccomplir.
Or, début août, Rome avait fait part de sa décision au Sénat de Gênes : il sagissait, disait-on dans la note remise à cette occasion, de rétablir les droits de lEglise que lEtat corse bousculait quelque peu. Et on ne saurait nier en effet que Paoli, chef dun Etat « né libre et sans concordat » nait assez largement empiété sur les droits de lEglise dans différents domaines : en matière de justice, de dîmes, de biens ecclésiastiques. Eh bien, dit le Pape, un Visiteur rétablira ces droits, remettra de lordre dans les diocèses, veillera au secours spirituel des populations autant quà ladministration de lEglise et de ses biens.
« Non pas », dit Gênes dans sa réponse du 27 août à la Cour de Rome. « Vous avez écouté les Corses, ce sont des rebelles, leur clergé est infidèle, le document pontifical ne condamne même pas la rébellion, le Visiteur va être obligé de sentendre avec ces gens-là et ceci est intolérable pour la République ». On parlemente, on discute, mais Gênes ne lève pas ses objections. Finalement, la Congrégation Générale des Cardinaux, réunie le 29 mars 1760, décide de passer outre. Dans lintervalle, Paoli avait fait comprendre que si le Visiteur nommé ne venait pas en Corse, on aurait été obligé de faire procéder à des élections dévêques dans chaque diocèse, ce qui, disait-il dans une lettre au Chanoine Ciceretti « sarebbe nuovo, ma proporzionato ai bisogni ».
A Rome, on étudie avec soin les modalités du voyage de Mgr De Angelis : on nignore pas que les galères génoises montent la garde dans la Tyrrhénienne. Le prélat ne quittera la ville des Papes que le 7 avril 1760. Mais depuis le mois de décembre 1759, le Commandant Carros, de la marine pontificale, étudie litinéraire et procède à une répétition générale. Il dispose de deux navires. Objectif : Prunete. Le départ de Civitavecchia a lieu dans le plus grand secret. Lévêque de Segni était-il, ainsi que son assistant, le P. Struzzieri, déguisé en arménien ? Les génois le diront et Rome démentira. Toujours est-il que le Cdt Carros élude la surveillance de quatre felouques de la République, et le 23 avril, jour de la Saint-Alexandre Sauli, Mgr. De Angelis et sa suite prennent pied sur la plage de Prunete, point dappui maritime de la Corse indépendante. Il y a foule dans la plaine du Campoloro. Si facenu levive. En cortège, sous les applaudissements ponctués de salves, le prélat gagne Cervione et sinstalle au Palais Episcopal, vacant depuis longtemps. Ghjiseppu Maria Virgitti qui commande les Milices nationales, veillera sur sa sécurité.
Le 29, Ghjiseppu Barbaggi, représentant le Gouvernement, prononcera devant lenvoyé romain le compliment de bienvenue que voici.
« Monsignore,
Voici donc que Cervione a maintenant beaucoup plus quun évêque : un prélat de sa sainteté, Assistant au Seuil Pontifical et Visiteur Apostolique. Et quen conséquence Cervione sera pendant dix ans beaucoup plus quun évêché : la capitale religieuse de toute la Corse, et de tous les Corses.
Bafoués, la « Dominante » navait pas attendu que le Visiteur touche le sol du Campoloro pour réagir une extrême vigueur. Dès le 14 avril, un édit du Doge, Gouverneurs et Procureurs de la République mettait à prix la personne de Mgr. Cesare Crescenzio De Angelis : six mille écus romains à qui arrêtera lévêque de Segni et le remettra aux autorités génoises de lîle qui sont chargées de la transférer dans la Capitale.
« Essendo pervenuto à nostra notizia, che contro lespressa Nostra volontà sia clandestinamente arrivato, e che possa arrivare fra breve nel Nostro Regno di Corsica il Vescovo di Segni Cesare Crescenzio De Angelis, abbiamo deliberato un premio di Scudi sei mila romani a chiunque arresterà il detto Vescovo e lo consegnerà in alcuna delle Piazze, Presidi, Postamenti, o Torri guarnite dalla Nostra Truppa, da dove poi sarà Nostra cura di farlo decentemente trasportare a questa Nostra Capitale di Torraforma »
LEdit interdisait ensuite, sous les peines les plus graves, à quiconque dexécuter les ordres ou même de suivre les conseils du délégué de Clément XIII.
Première réaction officielle : celle de la Corse. Un décret du 11 mai 1760, signé Ghjiseppu maria Massesi, Grand Chancelier, et imprimé « in Campoloro », condamne Gênes qui, dit le texte, « ha preteso introdursi nei nostri interessi e dare a divedere al pubblico che ha encora qualche dominio in un Regno che da gran tempo più non la roconosce per sovrana ». Symboliquement, et en public, un exemplaire de lédit génois est brûlé sur la place de Corte, le lendemain 12 mai.
Quant au Pape, dès quil eut connaissance de lédit, il assembla un Consistoire, le 7 mai, où lon convint dadresser une lettera ortatoria (exhortation) aux gouvernements génois. Cest un document, daté du 14 mai, très modéré dans le ton, qui commence par « Diletti Figli » et se termine par « alle Nobiltà Vostre diamo affettuosamente lApostolica Benedizione ». Le Souverain Pontife y fait part de sa stupeur, de sa « douleur », il explique les raisons de la mission du Visiteur, celles-là mêmes, dit-il, que les Génois ont maintes fois signalées à Rome : « depravati i costumi, decaduta la disciplina ecclesiastica, violate le sacre cose » (ce qui ne plaira pas, on sen doute, à Paoli. « Nous navons aucunement lintention dattenter à vos droits, poursuit le Pape, et voici que vous, « diletti figli, voi da cui meno aspettar si dove, come se un qualche pirata o nunzio di guerra, e non un vescovo della Chiesa e un angelo della pace avessimo mandati in quellisola pubblicaste quellinaspettato editto, ne quale un premio stabiliste a chi ardisse mettere le mani sullunto del Signore ! »
Dès le lendemain 15 mai, un « breve fulmineo » de Clément XIII déclare lédit génois « nullo, irrito, invalido, ingiusto, iniquo, ripovato, condannato, vano, da doversi perpetualmente riputare come per non esistente e non fatto ».
Huit jours après, Gênes répliquait en déclarant nul le bref du Pape, et cette guerre dannulations réciproque aurait pu durer longtemps si Rome avait répondu. Elle sen garda bien, et attendit dans un silence vexé que les Génois reprennent contact. Ils ne tardèrent pas à le faire, et le 21 juin un mémoire était remis à Rome : on sexcusait, mais on avait été obligé dagir de la sorte : la mission du Visiteur avait été réclamée par les rebelles, elle portait atteinte aux droits du pouvoir temporel, ect Gênes, dailleurs, expose ses raisons dans des notes diplomatiques à tous les gouvernements européens. Rome en fait autant. Et sabat alors sur lEurope une avalanche de correspondance entre Chancelleries, de Cours de Droit international public, de traités de Droit canon, de libelles de casuistique politique. Des milliers de pages sont écrites dans toutes les langues sur les domaines respectifs de lautorité spirituelle et de lautorité temporelle. Les recueils de ces textes fourniraient matière aujourdhui à une volumineuse thèse de Doctorat.
Mais revenons en Corse, et voyons ce quy deviennent Mgr de Angelis et sa suite.
Sur ordre du Gouvernement, les trois jours suivant larrivée du Visiteur on avait allumé dans chaque piève des feux de joie, et illuminé les fenêtres, et tiré, de plus, une triple slave de mousquetterie. Les « piuvani » avaient exposé le Saint Sacrement pour remercier le Seigneur de la grâce obtenus et implorer son aide divine sur la Nation. Cette lisse est attestée par tous les témoins, et même dans les rapports envoyés à Gênes par le Commissaire de Bastia.
Ceci dit, et parce quil se défend précisément de tout rôle politique, le Visiteur refusera la protection des Milices Nationales. Aussi ne se sent-il pas en sécurité. Les sbires, agents et sicaire du pouvoir (génois) ne manquent pas en Corse. Lun dentre eux, Padinu Peretti, écrit à Gênes : « se la sorte volesse che il Visitatore Apostolico si portasse in queste bande, sia per certo che non risparmierò nè fatica, nè spesa per averlo nelle mani ». Six mille écus, cest toujours bon à prendre ! La visite pastorale sannonce mal pour le prélat timoré : il craint aussi quon lempoisonne et, malgré ses dénégations officielles, il accepte en fait lescorte armée que lui font les Corses. Mieux : entre avril et octobre 1762, se sentant menacé par les Génois qui ont pris la tour de Padulella, il préfère séjourner à Rostino plutôt quà Cervione. Son adjoint, Mgr. Struzzieri, nen mène pas large non plus. Celui-ci, sétant rendu un jour en mission à Furiani et regagnant Orezza où, au couvent lattendait le Visiteur, entend tout près de lui siffler les balles. Il avance, et découvre trois des cinq soldats corses commis à sa protection gisant à terre dans leur sang. Le commandant génois de Bastia, ayant appris que ladjoint du Visiteur se trouvait à Furiani, avait en effet un petit détachement pour le capturer. Mais les soldats génois ayant aperçu les Corses, et craignant dêtre découverts, avaient fait feu sur ceux-ci. La vue des ces cadavres, la conscience du danger quil avait couru, la pitié pour ces trois malheureux, morts à cause de lui, et la frayeur continuelle sur tout le parcours de Furiani à Orezza, nous dit Mastini, lhistorien de la Visite, « gli eccitò un tremore e bollimento di sangue tale, che per due mesi divenne quasi paratilico ».
Mgr de Angelis, qui navait que 55 ans, était tombé malade tout au début de son séjour en Corse : la pierre. En août et septembre 1760 il séjourne à Pieve dAmpugnani où il prend les eaux de Porra. Mais il nen retire quun soulagement relatif puisque le 22 novembre, en visite dans la Pièce de Moriani, il doit se faire transporter sur une chaise. Il continue néanmoins sa mission, mais en 1764, atteint aussi de podagre, il écrit candidement au Secrétaire dEtat à Rome que si « luso del latto di somara » (remède corse) lui a apporté quelque bienfait, il demande cependant à regagner le continent pour y être mieux soigné. Accordé. Le Cardinal Torrigiani suggère trois solutions pour ce retour : navire pontifical, navire anglais loué à Livourne, navire corse. On opte, daccord avec Paoli, pour la troisième solution, et cest sur un bateau battant pavillon corse que Mgr De Angelis regagne Civitavecchia le 14 juin 1764. Paoli, écrivant au Cardinal Torrigiani, exprime sa satisfaction pour luvre accomplie par lenvoyé du Saint-Siège, qui ne devait plus revenir et mourut en Italie le 10 septembre 1765.
De Angelis parti, la Visite Apostolique continuait. Le théologien Struzzieri, déjà sur place, prenait le titre de Vicaire Général du Visiteur : titre provisoire, pour rassurer les Corse, en signifiant que rien nétait changé. Mais pour devenir Visiteur titulaire, il importait que Mgr Struzzieri fût consacré évêque. Cela nétait pas possible en Corse, où se trouvait alors le seul évêque de Sagone, Mgr Massoni, malade, et pro-genois. Struzzieri après accords entre Rome et Turin dut gagner Sassari à la sauvette, où il fut consacré dans le plus grand secret : on craignait en effet que le Gouverneur de Bonifacio ne sassure au passage de la personne du pro-Visiteur. Celui-ci put néanmoins débarquer, en Corse le 1er janvier 1765 et célébrer, le jour de lEpihanie, un office pontifical à Cervione, recevant lhommage des ecclésiastiques et des « personnalités » au terme de la cérémonie.
Remarquons encore que le 3 janvier 1765 avait été solennellement ouverte lUniversité de Corte et que Struzzieri « per diversi e gravi motivi », nous dit son biographe Ladislao Ravasi, sétait officiellement comporté comme sil en ignorait lexistence. Par ailleurs, il est offusqué que certains prêtres corses soient toujours armés : il en prescrit le désarmement ; beaucoup de prêtres aussi sont habillés comme tout le monde « di panno nazionale » : il leur enjoint de porter la soutane.
A la mort de De Angelis, en septembre 65, Struzzieri est investi de la dignité de Visiteur Apostolique ; il entreprend aussitôt la visite des Pièves et des paroisses quavait négligées son prédécesseur : le Cap Corse, puis au printemps suivant Calenzana et la Cinarca où il se rend par la voie maritime, partout accueilli avec enthousiasme et vénération.
Il repart en septembre et, fin octobre, il annonce avoir terminé la visite des diocèses dAjaccio et de Sagone. Il intervient dans laffaire des dîmes de Vallerustie. Les habitants de cette piève étaient assujettis à un impôt en châtaignes supérieur à celui des autres régions. Sétant vus refuser la réduction par leur évêque, ils se tiennent éloignés des sacrements. Finalement, après bien des démarches, Struzzieri obtient de Rome une mesure de justice.
Lattention du Visiteur va aussi à la formation du clergé séculier : il fait réparer et agrandir le séminaire de Cervione, qui tombait en ruine (cet établissement avait été fondé par St Alexandre Sauli deux siècles auparavant). Les travaux terminés en 1769, alors que Struzzieri croit pouvoir procéder à la réouverture du Séminaire, lautorité militaire française réquisitionne limmeuble et en fait une caserne !
Sous loccupation française, dailleurs, Struzzieri « collabore » : il condamne le curé de Guagnu, Circinellu, lun des derniers résistants réfugiés dans la montagne ; lui interdit sa paroisse et décide de le dégrader dès quil sera capturé et conduit devant les féroces tribunaux de loccupant. Voici ce quécrit à ce propos Struzzieri au cardinal Pallavicini : « Il prete di Guagno vanta che giova far vedere allEuropa che i Corsi non sono tranquilli, non tutti sottomessi, nè contenti della francia nonostante le sue forze ». Monseigneur est en revanche plein de compréhension envers ceux qui font leur soumission et intervient en leur faveur auprès des forces doccupation.
Avec le clergé régulier, les moines qui avaient eux aussi embrassés la cause de lindépendance nationale, les Visiteurs eurent fort à faire : les religieux, on la vu, élisaient des provinciaux de leur Ordre, ignorant ceux quavaient désignés Gênes. Or les Visiteurs ne reconnaissaient que ces derniers. Les élus nétaient à leurs yeux que des « Vicaires ». Il fallut pour finir que Rome ordonne aux Visiteurs de fermer les yeux sur le titre de Provincial, car les religieux corses nauraient pas cédé sur ce point de droit.
On nen finirait pas de relater les difficultés entraînées par la situation particulière de la Corse à cette époque ; celle dun Etat indépendant et souverain, mais non reconnu par les Puissances. Les Visiteurs sont obligés de marcher sur la corde raide : ils craignent de saliéner les Corses, en ce cas adieu la Visite et le contrôle de lEglise ! ils ne veulent pas non plus, cest évident, rompre avec les puissances dites « légitimes », Gênes puis la France quils craignent comme le feu.
Laffaire Guelfucci est à cet égard édifiante. Le général des Servites avait envoyé en 1763 le P. Bonfiglio Guelfucci, un Corse, inspecter les couvents de lOrdre dans lîle. Gênes demande lannulation de cette mission et le rappel de Guelfucci ; menaçant, si satisfaction ne lui était pas donnée, dexpulser tous les Servites de ses Etats. Le Saint-Siège engagea De Angelis à « travailler » Paoli pour quil fasse partir Guelfucci. Paoli, au contraire, engagea ce dernier à rester, et les Servites furent expulsés des Etats de Gênes.
Autre affaire dimportance : celle de limmunité et de la juridiction ecclésiastique. Paoli avait déclaré les Tribunaux dEtat compétents pour les procès civils où des écclésiastiques étaient partie ; il avait aussi prescrit que les sentences du Visiteur, civiles ou criminelles, ne seraient exécutoires quaprès approbation par le Conseil dEtat. Enfin, il avait ordonné que les actes des Tribunaux dEglise soient rédigés en papier timbré, comme ceux des Tribunaux civils. Struzzieri manifesta beaucoup de mauvaise humeur, mais Paoli fut inflexible sur ces différentes mesures.
Les rapports entre les deux hommes se gâtèrent.
Par ailleurs, laffaire des Jésuites espagnols acheva de faire comprendre à Struzzieri, malgré quil en eût, que la Corse était un Etat souverain. En 1767, suivant lexemple de la France, lEspagne venait dexpulser les jésuites. Ceux-ci furent débarqués en Corse, avec laccord de Gênes, dans les ports occupés par les Français. Ces derniers protestèrent et évacuèrent les ports où ils ne revinrent que sur un ordre de Versailles. Les religieux espagnols demandèrent à Struzzieri dintercéder auprès de Paoli afin de sinstaller dans lintérieur, ils auraient été mieux que dans les ports franco-génois où on les laissait sans gîte et sans nourriture. Réponse de Paoli :
« Al nostro Governo non è stato dato parte alcuna della missione in Corsica dei Gesuiti spagnoli, nè questi hanno riconosciuto il Governo. In questo stato di cose, il Governo ha finora motivo di riguardarli come sospetti ; avendo il loro indirizzo in Corsica dai nemici della Nazione, non può lore permettere lingresso nellinterno ».
Enfin, après le traité scélérat et secret de vente à réméré dun peuple, passé entre le « roi très chrétien » et la « Superbe » (ces gens avaient une haute opinion deux-mêmes), le Visiteur ne manque pas dadmirer le combat héroïque des Corses. Il écrit : « Il popolo combatte con fermezza ed unione mirabile, accompagnate da aborrimento verso i francesi, ma i capi sono incostanti e venali ». Après Pontenovo, il dira : « La caduta dellisola non è provenuta dalla forza maggiore dei grancesi quanto dallincostanza e fazione dei Corsi ». Mais il nen cherche pas moins à se concilier la bienveillance des Français, et envoie ses compliments au Conte de Vaux qui y répond avec froideur.
Clément XIII était mort le 3 février 1769. Clément XIV confirme Struzzieri dans son titre de Visiteur, mais les autorités françaises nemploient jamais ce titre quand elles sadressent à Struzzieri : certains documents sont même envoyés à S.E lex-Visiteur : Le prélat est humilié, il se sent inutile : Le Conte de Marbeuf na que faire dun envoyé de Rome. Mieux : il lègifère en matière ecclésiastique, et Struzzieri écrit au Cardinal Pallavicini : « Mi crepa il cuore nel veder un Regno, fin qui stato illibatissimo nelle massime e attaccato alla Sta Sede e alla religione, ora adottare un sistema totalmente opposto ».
Si les Français ne veulent plus de Mgr Struzzieri comme « Visiteur », ils ont, semble-t-il disposés à laccepter comme évêque dAleria. Mais lintéressé ne veut pas de cette charge. Il aspire à sen aller. Le 22 juillet 1770, il parle dans la Cathédrale aux gens du Campoloro. Les soldats français en garnison à Cervione assistent à la cérémonie. Il fait des adieux poignants, si lon en croit la chronique, puis gagne Prunete où dix ans auparavant il avait débarqué. Un détachement français lui rend les honneurs. La Visite Apostolique est terminée. Struzzieri obtiendra un évêché dans les Etats du Pape, où il mourra en 1779.
Tel fut lévénement, inscrit dans la période cruciale de notre histoire contemporaine, qui en comprend bien dautres, intérieurs ou extérieurs. Pour que le St Siège se mît ouvertement en conflit avec un Etat Catholique, il fallait que lenjeu fût dimportance. Nous avons vu que Rome, ainsi que son représentant en Corse se sont toujours défendus de nourrir dautres desseins que le salut des âmes et le bien de lEglise. Pourtant, à y regarder de plus près, les Ministres de Clément XIII dans lîle, hommes déglise certes, plus que diplomates (il ne fallait surtout pas quils apparaissent comme des « nonces ») ne purent éviter de se trouver mêlés à la partie très serrée de politique internationale qui se jouait alors au sujet de la Corse.
Les droits anciens du St Siège « Lalto dominio » - que Gênes appelait « i rancidi diritti », nous avons vu que les Corses les évoquaient volontiers. Il ne faudrait pas croire pour autant quils étaient disposés à renoncer à leur souveraineté en faveur des Papes. Le Visiteur écrit à ce sujet au Cardinal Torregiani : « Le but de la Nation corse est de jouir de la liberté, sous la domination du St Siège ». Lobjectif des Corses était donc de saffranchir de la domination génoise. De se placer sous la protection de Rome, cela leur faisait acquérir une couverture de légitimité, et échapper à la réputation de « rebelles » que Gênes leur avait fait.
A maintes reprises, et notamment lors dune tentative de médiation napolitaine entre Rome et Gênes, la Secrétairerie dEtat donne à ses représentants en Corse des instructions qui n'ont plus rien à voir avec le seul intérêt du culte. En 1762 un rapport de De Angelis fait état de lintérêt des puissances dans lîle : « La France a des officiers sur place, lEspagne et Naples tentent de faire pression sur le Général par lentremise du père de celui-ci, le Piémont a chargé le Conte Rivarola à Livourne de suivre les affaires de Corse, un colonel Ciavaldini intrigue à Parme ; quant à lAngleterre, dit De Angelis, fait son possible pour en obtenir la bienveillance ».
En mai 1763 commencent à circuler des bruits de « vente » de la Corse. Rome écrit au Visiteur de redoubler di vigilance. Sil y a un changement de souveraineté, comment se comportera Paoli ? Le Visiteur sen enquiert auprès de lui, et le prie de le tenir au courant de tout fait nouveau dans le domaine diplomatique, afin que les Etats du Pape puisse dire leur mot. « Daccord, répond Paoli, mais je crains que quand les traités seront signés, vous ne serez plus à temps pour faire valoir vos droits ». Cest en effet un piètre diplomate que ce De Angelis, puisquil mande à Rome que les Français ne sont point venus pour soumettre les Corses aux Génois, ni même pour semparer de lîle, mais seulement pour exploiter les forêts en vue de reconstituer leur flotte.
En 66, le Cardinal Torregiani croit que les Français jouent contre Gênes, leur alliée, et en faveur des Corses qui, dit-il, sitôt débarrassés des Génois, « se trouneront vers nous » . Il faut donc ménager Paoli. Struzzieri va le trouver. « Agissez, lui dit en substance le Général, faites intervenir votre nonce à Paris, si vous avez des droits, faites-les valoir, réclamer aux Génois ce qui vous appartient ». Lannée suivante, nouvelle visite de Struzzieri à Pasquale Paoli. « Soyez assurés, dit Monseigneur, que nous ne vous abandonnerons pas dans lactuelle conjoncture ». Mais laccueil de Paoli est froid, presque glacial. Il sait désormais que la France ne lâchera plus sa proie, dès quelle aura mis les génois à la porte.
Et, en effet, lannée suivante, après que fut stipulé lun des , des plus infâmes marché de lhistoire, Paoli pourra écrire, le 29 août : « La républica ci ha venduti come schiavi, la Francia ci vuole come pecore ». La politique romaine, pusillanime, avait enregistré un grave échec. Les objectifs spirituels de la mission nétaient pas atteints non plus. Sourcilleux sur les droits ecclésiastiques tant quil sagissait du gouvernement corse, le Visiteur dut baisser pavillon, et se taire, face à la hautaine désinvolture des commandants français.
Quand le Visiteur sembarque à Prunete, cest le drapeau du St Siège qui est amené pour toujours en Corse. Cent ans après, exactement, ce même drapeau sera amené dans la propre capitale des Papes. Sic transit gloria mundi.
Et Gênes ? orgueilleuse, Superbe, Dominante, Sérénissime Elle navait pas compris que
tous ces abjectifs appartenaient au passé. Ses excessives susceptibilités, ses exceptions de souveraineté dans laffaire du Visiteur apparaissent, avec le recul du temps, comme injustifiées et quasiment grotesques. Depuis longtemps en décadence, appauvrie, affligée dune aristocratie obtuse, dépossédée de ses colonies dOrient : il ne lui en restait quune seule, à ses portes. Un peuple voulait y vivre libre. Gênes na pas su décoloniser. Elle sest attachée à des fantasmes de grandeur. « Assai fume, pocu arrostu ». Se voyant incapable de se maintenir en Corse, elle a selon sa tradition mercantile monnayé son effacement. La Révolution française devait, quelques lustres après, supprimer formellement la vieille République. En fait, la Révolution corse lui avait déjà porté des coups mortels.
Pour la Corse enfin, la mission di Visiteur avait été loccasion de réaffirmer sa souveraineté. Les dirigeants de la Nation ont certes attendu de cette Visite plus quils nen obtinrent jamais. Le principe de la légitimité qui excluait la Corse du concert des nations joua implacablement. Non moins implacablement Paoli et son gouvernement se comportèrent toujours comme les dirigeants dun Etat libre. En aucune circonstance, ils ne cédèrent pas la moindre parcelle de leur souveraineté, qui leur venait du peuple.
Pendant dix ans, lenvoyé veilla ici, à Cervione, sur les intérêts et ladministration de lEglise. Il y fut toujours traité avec la plus grande déférence. Le clergé corse, lui, sidentifiait à la Nation. Il vivait avec le peuple, et pour le peuple. Spectacle insolite à des yeux de prélats, au temps du triomphalisme et de la sujétion de lEglise aux monarchies et aux aristocraties. Comment ne pas penser que ce clergé avait en quelque sorte devancée son siècle, à loccasion dun ultime épisode de la vieille lutte du Sacerdoce et de lEmpire, écho maintenant de la querelle des Investitures ?
Cest son honneur que davoir clamé cette chrétienne communion du peuple et de ses pasteurs. Ce fut son malheur que de lavoir fait trop tôt dans une Europe asservie.
Il nous appartient ici, à Cervione, dans le haut lieu de cette belle histoire, de cultiver le souvenir et garder la fierté de notre passé, dune incomparable noblesse.