CERVIONE POUR ET CONTRE GÊNES EN L'ANNEE 1735

Conférence faite à Cervione le 10 août 1971,
Par Mme Renée Luciani

Mme Renée LUCIANI, agrégée d'Italien, assistante au Collège Universitaire d'Avignon, a tiré les éléments de sa conférence des Mémoires de l'époque et surtout de ceux de Sébastien COSTA, Grand Chancelier de Théodore de NEUHOFF, roi de Corse.

Il n'est pas besoin d'un grand effort d'imagination pour voir Cervione en 1735. Oubliez les routes asphaltées qui vous y conduisent et les cafés de la Traverse ; gommez les immeubles et les villas 1900 ; faites abstraction du crépi des façades, et ne voyez que des maisons fortes aux murs sombres comme les tours qui se dressent dans le haut de la ville ; imaginez ses quatre ou cinq moulins, s'étageant dans le haut torrent du Vadella, hors de la ville, maisons aux murs épais, où l'huile et le grain sont en sûreté ; et retrouvez ses voies empierrées, ses belles ricciate où jetaient des feux les fers des chevaux et des mulets, la route de Muriani, qui débouche à Mucchietu-Suttanu, Mucchiedu la collines des cistes, où s'élèvent les murs redoutables des maisons Paganelli -, la route du couvent et des vergers, qui est aussi celle du Cotone - le petit pont sur le torrent existe encore -, et la route de la marine, la grand'route, u stradone, qui conduit au débarcadère, u scalu, protégé par la petite tour du Prunete ; et puis les sentiers de la montagne, si vieux que le tracé ne peut disparaître : d'un côté celui de la Madonna, la Scupiccia, le plateau des bruyères - en descendant vers le vallon d'Ultimi, limite de Campoloro, on est vite dans l'Alesani ; de l'autre côté, plus abrupt encore le sentier du Colletto de'Fiori la colline des fleurs, qui permet d'arriver directement au plateau de l'Ozzari et de là, en suivant la ligne des crêtes, limite du Muriani, de rejoindre le Trè Pievi ou l'Olmelli, le pays d'Orezza.
Encore un effort d'imagination et vous voyez Cervione au milieu de sa pieve de Campoloro. Au levant, c'est la plaine, couverte d'une épaisse forêt jusqu'au bord de la place, où les ruisseaux stagnent dans les sables; c'est là, près de l'un de ces étangs, que la veille du jour de l'an, en pleine nuit, vient de débarquer Sébastien Costa, avec une belle quantité d'armes et de poudre et, avant le réveil des Cervionais, il a pris la direction du Nord, vers Poggio-Mezzana. Toujours à travers cette dense forêt, la route continue vers le Sud jusqu'à Bonifacio, route peu sûre, que l'évêque Mari, a parcouru en deux jours et deux nuits, sans s'arrêter, le cœur plein d'épouvante, son argent et son argenterie serrés dans les fontes de sa mule : c'était l'année passée, au printemps. Au Sud de Cervione, à quatre milles environ - car nous comptons en milles corses et non en milles d'Italie, plus longs -, c'est le Cotone, ou la Mezza-pieve, avec ses villages étagés à flanc de coteau, Chilacci, avec son beau clocher, la pievanie, qui paye ses redevances à la mense épiscopale - car si l'évêque est parti, son intendant est resté! -, le Cigliu, tout en haut, au bord du rocher et proche de la Madonna, et plus bas, sur l'éperon rocheux, la résidence des seigneurs du Cotone, qui ont construit il y a des siècles, sur cette position stratégique, leur demeure, comme une orgueilleuse forteresse, qui se garde à Umbria et à Sulia et surveille de loin, dans la plaine, le beau domaine des Casella, acquis par les Cotone voici deux cents ans: vigne, froment, bestiaux, arbres fruitiers. Enfin, plus bas encore, au bord de la route, le couvent des frères observantins, avec ses orangeraies et olivettes. Du côté Nord, et hors Campoloro, le Poggio, relié géographiquement et économiquement avec les Forci et les Penti de Moriani, est si proche que les Cervionais ont l'habitude de le considérer comme leur faubourg, et, en politique, sont obligés de compter avec lui; et les Poggiolais, de leur côté, trouvent à Valle leur repli lorsque les orages de la Révolution les obligent à quitter leur village.
Dans Cervione, malgré l'absence de l'évêque, la vie continue. Dieu merci, l'on ne manque pas de sel cet hiver, car lorsque les commissaires de Bastia, l'an dernier, ont ouvert tout grand le débit de sel, la stapola, dans un geste de séduction, l'on était allé y faire ample provision -, et l'on espère vendre, avec quelques mines de châtaignes, nombre de prisutti que l'on a portés au magasin des De Battisti, ou plutôt des Fieschi, à la Padulella, où les gondoles bastiaises, viennent charger, de temps en temps.
Au séminaire, les leçons de chant, de grammaire, de morale et de théologie se succèdent pour les quelques élèves internes, et au Chapitre, les douze chanoines sont présents pour chanter les Laudes du Seigneur. Sur cette jolie place en pente, le cœur de la ville, seule la maison de l'évêque - une si belle demeure, avec un si joli jardin plein d'orangers - rappelle, par ses fenêtres à demi-murées, que les temps ont changés.
Pendant deux ans, les Cervionais ont réussi à se tenir à l'abri de la Révolution. Que l'on proclamât une consulte à Orezza ou à Ampugnani, que les Cortenais pro-génois fussent chassés de leur ville, que Giafferi débarquât, les nouvelles arrivaient et ne les touchaient guère, à l'ombre de leur cathédrale: le noble Génois qui était leur évêque depuis quatorze ans, Camille De Mari, lequel avait contre les rebelles l'excommunication facile, (et l'on disait d'ailleurs que c'était à lui que devait, en grande partie, la venue du corps expéditionnaire allemand en 1732), s'était assuré une grande popularité en distribuant largement des espèces trébuchantes et en faisant des cadeaux à tous ceux qui l'obligeaient. Puis, alarmé par le soulèvement des pieve voisines, il s'était mis à faire de la politique, promettant des emplois et des titres honorifiques aux personnes les plus apparentes ou nobles de la ville. Alors, les Cervionais s'étaient senti le cœur génois, d'autant plus tranquillement génois que, de leur côté les seigneurs du Cotone, n'avaient jamais levé le petit doigt en faveur de la révolution. C'est à ce moment que les généraux Paoli et Giafferi, inquiets des agissements de l'évêque, mandèrent leur lieutenant-général Arrighi, de Corte, s'emparer de l'évêque et l'enfermer dans le couvent de Rostino, prisonnier. De Mari n'eut que le temps de murer ses fenêtres; comprenant que ses bonnes gens de Cervione, tremblant au seul nom d'Arrighi auraient capitulé craignant le sac de leur ville, il s'enfuit, avant que les cinquante hommes de sa garde - sa famiglia - eussent fait mine de le défendre, derrière ses meurtrières. Arrighi ne perdit pas de temps à talonner l'évêque, qui avait une trop belle avance. Il remonta à Cervione, laissa ses hommes piller rapidement (ce ne fut qu'un petit sac, nous dit l'historien Costa), déclara que tous les Cervionais étaient pardonnés, et repartit dare-dare au siège du château de Corte qui lui tenait plus à cœur que le repentir des Cervionais. Il eut tort, sans doute, car si Cervione était ainsi débarrassé d'un si dangereux "ennemi domestique", suivant une autre expression de Costa, cet homme laissé dans la ville "la zizanie de ses principes": c'est dire que les Cervionais, une fois séduits par la politique génoise, devaient donner beaucoup de mal aux généraux. Cependant, Hyacinthe Paoli crut pouvoir y commencer sur le champ, avec succès, sa campagne personnelle, en s'attachant d'abord les Cotone, le patriarche Ghiuvan Carlu, son frère chanoine et ses neveux Ghiuvan Fiore et Carlu, qui étendent leur influence jusqu'à Rogna, par leur parenté avec les Matra, et jusqu'en Casinca, par leur parenté avec les Ceccaldi et les Buttafoco; puis faisant bonne mine à Grimaldi du Poggio, un homme sans grande suite de parents, mais un caractère, qui savait se faire craindre et s'était fait un prénom; u Don Filippu; et Don Philippe était l'ami intime des frères Paganelli, de Mucchietu; Dominique-François, l'aîné, et Jean-Gavin, jeunes gens fougueux, et pieux, d'une vingtaine d'années que la Nation eût aimé compter parmi ses fils fidèles et dévoués. En quelques jours, donc, aux yeux de Paoli, il ne restait plus rien du parti génois à Cervione. Les chanoines devaient suivre le parti des Cotone devenus paolistes et le vulgaire suivait les chanoines qui jouissaient évidemment d'un grand crédit dans toute la pieve.

Or il suffit d'un événement domestique - si l'on peut dire - pour que l'on vît un peu plus clair dans la situation politique du Pays. Il ne s'était pas passé trois semaines depuis que De Mari avait quitté les lieux, qu'un meurtre se produisait, début mai 1734. Parti l'évêque plus de tribunal à Cervione. L'on tombait sous l'administration de Giafferi. Le meurtrier étant un parent d'un parent de l'intendant de l'évêque, le palais épiscopal fut le refuge de toute la parenté de l'homicide, qui lui, avait pris le maquis, et le capitaine Ghiuvan Vitu, Jean-Guy Battaglini de Tavagna, envoyé par le général Giafferi avec un escadron de fusiliers, dut prendre le palais d'assaut, en chasser la prêtraille, et en faire encore un "petit sac" avant de brûler la maison et la vigne et tous les biens de l'homicide, d'instruire le procès en bonne et due forme, et de bannir les prêtres parents du meurtrier. Cette expédition de justice se fit évidemment à la grande douleur de Hyacinthe Paoli, qui vit que la paix établie par lui et pour sa gloire n'avait pas duré. Mais surtout c'était la première fois que l'on voyait à Cervione les soldats de la Nation. Les Cortenais et leur lieutenant-général n'avaient fait que passer ; Battaglini resta huit jours au dépens de l'habitant. Neveu de Giafferi, cadet d'Espagne, ce tout jeune homme qui avait déjà passé la mer avec une felouque chargée d'armes pour la Nation, qui, obligé de se réfugier dans la montagne, avait eu le front de se montrer chaque jour dans son village occupé par l'ennemi, qui, voyant sa maison brûler s'était vengé sur le champ en brûlant toutes celles de ses adversaires, c'était un chef magnifique, déjà une figure de légende, capable de susciter des vocations patriotiques. C'est alors que Sauveur Astolfi, dit Muzzone, se déclara parent et partisan de Giafferi, créant de ce fait à Cervione le parti de la Nation, ou plutôt le parti de Giafferi, le parti de l'action, de l'ordre et de la justice. Il faut remarquer qu'il se déclara parent de Giafferi ; il eût pu oublier cette parenté, car elle était lointaine, le cousinage, à cette époque, n'étant plus considéré après les cugini di terzu. Il s'agit donc bien d'un choix politique plutôt que d'une obligation de parenté. Quant à lui, Muzzone, il a une famille immense, en ne comptant que ses frères, beaux-frères et cousins germains. Et comme ce sont les familles nombreuses qui font les puissants, Muzzone avec sa parenté peut contre-balancer l'influence des Cotone, des chanoines et du Don Philippe ; il les contre dans toutes leurs opérations, il les intimide, les menace et les paralyse : les voilà qui sont obligés de se montrer veri corsi aux yeux des Cervionais et qui se consolent - du moins le pense-t-on - en renseignant le commissaire et en se plaignant de Muzzone à Hyacinthe Paoli.

Il ne manque plus à Muzzone que de devenir Capitaine, et l'occasion se présente lorsque les Campolorais, le vendredi 31 décembre, avertis par les bergers de l'arrivée d'une felouque sur leur rivage se précipitent pour s'emparer des armes apportées par l'avocat Costa. Ils se heurtent aux Tavagnais arrivés en même temps qu'eux ; mais Battaglini, Colombani et Joseph Costa ne seraient pas venus à bout de ces pillards si Sauveur Muzzone n'était survenu pour mettre à la raison ses gens de Cervione. Et les chefs de Tavagna sont maintenant les obligés de Muzzone qu'ils remercient en lui cédant une caisse de munitions et deux barils de poudre. L'autorité et les munitions, voilà ce qui fait un capitaine ; avec des fusils achetés à Orezza, où depuis quelques mois on en fabrique, il peut armer ses hommes et devenir un chef redoutable.

L'on pourrait penser, en ces premiers jours de 1735, que Cervione et tout Campoloro sont engagés dans la révolution. Or, à la consulte d'Orezza, qui s'ouvre le 6 janvier, l'une des consultes les plus importantes, sinon par ses fruits, du moins par le nombre des consultants, ni les Cotone ni Don Philippe ne paraissent. Et leur absence est si bien remarquée et critiquée qu'ils font dans tout le Deçà figure de vittoli. Giafferi convoque-t-il le mois suivant les peuples de marine pour une expédition importante, mais dont le but est secret ? Ni les Cotone ni les Grimaldi ne bougent, et, tandis que l'on descend de Tavagna en ordre de marche les langues vont bon train : on va attaquer le Poggio, pour sûr, ou bien même le Cotone. Mais l'on s'arrête à la Padulella, que l'on démolit joyeusement, à coups de pics, après quelques discours. Alors Grimaldi et les Cotone, qui voient de loin avec soulagement brûler la propriété de Fieschi, envoient un messager à Giafferi et à Costa pour les inviter chez eux. L'on convient d'un lieu de rendez-vous à mi-pente, sur le chemin du Poggio - ce pourrait bien être la chapelle St-Pancrace - parce qu'il ne convient pas que le général Giafferi aille plus loin. Là, l'on se fait mille manières, et Sébastien Costa, qui n'attendait sans doute que l'occasion de convertir les Cotone, accepte d'aller passer la nuit chez eux. Au Cotone, un souper somptueux les attend. Il y a Jean-Charles, le maître de maison, avec Xavier Matra, qui, dit Costa, n'est pas là par hasard ; l'un et l'autre pleins de prévenance pour Costa, leur très très lointain parent ; puis un chanoine, plein d'onction et de curiosité ; et le jeune Jean-Florin, Costa déploie tous ses dons de persuasion, toute son éloquence. Et comme il s'aperçoit que Jean-Florin ricane, il exige avant de partir, le lendemain, une réponse franche. Jean-Charles lui explique qu'ils veulent bien se soumettre à Giafferi, mais point à Paoli ni à Ambrosi, qui ne sont point nobles. Enfin, ils jurent qu'ils seront fidèles à la Patrie ; et Costa, content, s'en retourne porter au général Giafferi la nouvelle du succès complet de sa démarche.

Fallait-il s'en réjouir ? Lorsque quelques jours plus tard il faut venir au secours d'Ange-Toussaint Contri qui réclame justice contre Don Philippe ; qui est son beau-frère et son ennemi Paoli, la paix rétablie, s'en va loger chez les Cotone, comme chez ses amis. Ainsi, de janvier jusqu'en mai, les Cotone vont se jouer des généraux, profitant de leur rivalité qu'en fins politiques ils ont bien comprise. Car leurs intérêts ne sont pas du côté de la Nation, et il leur faut bien temporiser, tandis que le commerce avec la ville est interdit. La justice de Tavagna ne plaisante pas lorsqu'un patron de gondole, venu charger des marchandises, se fait prendre. Et les compagnies du capitaine Ortali de Tavagna, et du capitaine Monti, du Verde, font si bien leur travail, parcourant les marines de la Marana à Aleria que non seulement la stretta serrata de la ville et des présides est assurée, mais qu'il n'est même plus possible aux Génois (encore sans doute aux voleurs de grands chemins) de tendre une embuscade sur la route de la mer…

Vers la mi-mars, le fils de Costa devant passer dans la plaine de Cervione, accompagné du Rd Père Sylvestre Colombani, un rude guerrier, et de Sauveur Muzzone, nommé depuis peu colonel par les lieutenants-généraux du Royaume, les Génois, avertis par quelques vittoli, organisent un guet-apens, débarquent de nuit et grimpent dans les arbres au bord du chemin, pour ne pas manquer leur cible. Or justement les Campolorais qui font une battue au cerf ou au sanglier les aperçoivent, et la chasse devient une chasse aux vittoli, et dure toute la journée. Nombre de sbires s'échappent à travers la forêt et réussissent à gagner le Delà des Monts, l'un est tué et aussitôt dévoré par les chiens, trois sont faits prisonniers, remis au commandant de Verde, jugés en Tavagna et passés par les armes.

Mais ce bel ordre dans la royaume ne va pas durer. Tandis qu'à Talasani Costa garda le lit, terrassé par une puntura, les commissaires de Bastia déplacent tout leur art de la propagande et les propositions de paix commencent dans le Deçà ; le lieutenant-général Orsovecchio Paoletti est assassiné, Morati du Borgo de Marana est fait major génois. L'un fixe une consulte générale fin mars à Vescovato, au couvent Sainte-Maria des Grâces. Quel étonnement lorsque l'on voit arriver Grimaldi et les Cotone ! Don Philippe lui s'installe d'abord chez les Buttafoco puis, à la première occasion, prend la fuite. Mais les Cotone - noblesse oblige - se présentent à la consulte, doivent se disculper, car l'on propose de les arrêter, et se déclarent prêts à embrasser les intérêts de la Patrie, si bien qu'ils applaudissent - à contre-cœur , tout le monde peut le voir - le refus des traités de paix, qu'ils étaient venus proposer et soutenir…

Dès lors, humiliés, Cotone et Grimaldi, à Campoloro, ne cachent plus leurs sentiments. Un jour de mai, le colonel Muzzone ayant su que Grimaldi, devenu capitaine de Gênes, enrôle des soldats, en avertit par un messager le général Giafferi, en lui précisant que l'intelligence de Grimaldi et des Cotone est maintenant chose publique. Et ce même jour, voici Grimaldi qui revient de San Pellegrino apportant à Cervione des capitoli, c'est-à-dire un traité de paix, une capitulation ! Nouveau message de Muzzone à Giafferi, pour l'avertir que tous les traîtres doivent se réunir sur une colline, près de San Pellegrino. Giafferi répond, en donnant l'ordre à son colonel et neveu d'arriver immédiatement, avec ses fusiliers. A la place de Sauveur, c'est son frère qui vient, avec deux parents, et sans homme : le colonel Muzzone n'a plus de fusiliers ! Alors Giafferi et Costa comprennent que tout est perdu, et que Muzzone est déjà gagné aux génois. Et bientôt, le nouveau capitaine de Gênes, Sauveur Astolfi dit Muzzone, ex-colonel de la Nation, descend, avec tous ses gens de Cervione enrôlés par Gênes, faire sa soumission à San Pellegrino, au major Morati, comme Imperiale de Tavagna, comme Costa de la Castellana et bien d'autres qui descendent faire amende honorable, et baiser la main du bourreau (car les Génois avaient une espèce de pantin empaillé, habillé et emperruqué, devant lequel il fallait s'humilier), tous à San Pellegrino comme à un banquet, vinu e maccheroni ! c'est la fin de la guerre, et Gênes enrôle et paie. Il paraît qu'à Bastia les deux commissaires ne se sentent pas de joie. Ils ont fait faire à un artisan de la ville une petite machine en bois, qui figure deux boucs, et lorsqu'on tire sur une ficelle, les deux boucs se heurtent des cornes. A la fin du repas, lorsqu'ils sont sul bicchiere ils se font apporter leur jouet et s'amusent à tirer sur la ficelle en criant : " incornatevi pure, Corsi, Capron cornuti ! " et autres gracieusetés…

C'est bien une défaite. Les généraux sont tristes et déçus. Paoli passe à Vescovato pour en faire une place d'armes. Giafferi se retire en Ampugnai, et Costa s'en va réveiller le Delà des Monts. Les pieve de marine sont perdues pour la Révolution. A Cervione, comme au Poggio, comme à Santa Lucia ou au Fenu, le parti génois triomphe, les Cotone et les chanoines, le Capitaine Don Philippe Grimaldi et les Paganelli, l'un capitaine et l'autre lieutenant (au Poggio, Ange-Toussaint Contri est seul de son parti, avec dix hommes), et la paix s'installe ; la Patrie oubliée, chacun vaque à ses affaires, et les semaines passent…

En juillet, les deux commissaires et sénateurs génois, qui avaient si bien rempli leur mandat, sont rappelés à Gênes. La politique du gouvernement génois est l'alternance de la ruse et de la poigne . Après les caresses et ses résultats, la rigueur et la répression. Le nouveau commissaire est Felice Pinelli. Pour le coup, le Deçà se réveille, l'on se réunit à Ampugnani, et l'on choisit des députés à envoyer à Bastia. C'est que l'on connaît bien Pinelli, et l'on soupçonne qu'il a un compte à régler avec les Corses à qui il n'a pu pardonner ses échecs de 1729, son rappel avant le terme de son mandant, le suicide de son secrétaire, la justification qu'il a dû présenter devant le Sénat… Pinelli ne vient pas seul. Son fils l'accompagne, tout jeune lieutenant-général, chevalier de Malte, et aussi l'évêque Mari : l'un pressé de faire montre de sa valeur militaire et l'autre désireux de renter dans son cher Cervione, où il se vante de n'avoir que des amis. Pinelli, après avoir reçu les députés d'Ampugnani sans cacher la fureur qui le transporte, déclenche aussitôt une opération militaire. Installer l'évêque à Cervione, s'ouvrir le chemin de Corte par Alesani et le Verde, et châtier au passage tous les ennemis de Gênes en brûlant leurs maisons et leurs biens : c'est une opération d'envergure, et une surprise. Mille hommes embarquent à Bastia ; à leur tête l'évêque Mari et le jeune Augustin Pinelli, avec le major Morati ; les capitaines sont Don Philippe Grimaldi, et Sauveur Muzzone - ici les historiens nous déçoivent, car nous aimerions connaître les raisons exactes du retournement de Muzzone ; a-t-il cru sincèrement et naïvement à la paix offerte par Gênes dans la " capitulation " de San Pellegrino ? a-t-il eu peur, seul défenseur du parti national à Cervione ? s'est-il vraiment trouvé devant la désertion de ses fusiliers ? s'est-il allié au Don Philippe par un traité secret ? retournement fatal, sans vittolisme, cela est certain, mais définitif : et le voici à la Padulella, qui fait débarquer les hommes, avant le jour. On est au début du mois d'août. Les Cotone sont venus, pour escorter la troupe, et l'on est à Cervione le matin même, avant que les généraux corses, à Ampugnani, soient avertis par des messagers de Moriani. Par bonheur, il y a beaucoup de monde à Ampugnani. Les gens venus à la consulte y sont restés, s'égayant dans la région, chez des parents et des amis, pour y attendre le retour des députés partis pour Bastia. Ceux-ci se font attendre, et pour cause : plus morts que vifs, après la réception de Pinelli, ils ont préféré renter directement dans leurs villages, pour se réconforter, avant d'avertir les généraux qu'il ne fallait plus songer à envoyer des députés à Bastia, Pinelli étant intraitable. La nouvelle de Cervione arrive donc, peut-être, avant le résultat de la députation. Et voici tous les Corses en marche, avec Paoli et Giafferi, à travers la montagne, vers Cervione. Suivez-les dans la pieve d'Orezza : les uns passent par les Piazzole et Parata et grimpent aux Trè Pievi ; d'autres montent directement de Scata, le pays de Giafferi, et d'Alzi, à San Bartolomeo et à l'Olmelli, et cela fait un beau défilé sur les crêtes de Moriani. Arrivé sur " une montagne très élevée ", Paoli rassemble ses hommes et les harangues. Ici, si vous le voulez bien, nous ouvrons le manuscrit de Costa - entre parenthèses, si je n'ai pas cité mes sources jusqu'ici, c'est pour ne pas vous ennuyer, c'est parce que je préfère raconter une histoire que faire une leçon d'histoire, mais sachez que je n'ai cessé de confronter Costa, Rostini, Guelfucci, et un certain manuscrit inédit de la bibliothèque Méjanes d'Aix, d'un Français fort bien renseigné - aux autres historiens de l'époque on ne peut trop se fier. Ouvrons donc les Mémoires de Costa, parce qu'ils contiennent le discours de Paoli. Certes, Costa n'était pas là avec son bloc-notes - il était d'ailleurs dans le delà pendant tout cet été - ; mais le discours qu'il met dans la bouche de Paoli n'en est pas pour autant inventé et a une valeur historique certaine. Donc ; " d'un lieu assai sublime, de la cime d'une montagne élevée, où s'étaient déjà rassemblés les escadrons les plus hardis "… Ce sommet, c'est le plateau de l'Ozzari, nous le voyons fort bien, mais reconnaissez que les vers du Tasse tombent à pic :

" al più colà fermossi ove le prime
" e più nobile squadre erano accolte,
" e comincio da loco assai sublime
" parlare, ond'è rapito ogn'nom ch'ascolte . "

Le lieu " sublime " dans les lointains de la Jérusalem Délivrée a en Corse une précision topographique, et Hyacinthe Paoli, tel Godefroy de Bouillon devant les Croisés : " O fléau de l'ennemi, camp des Corses, dompteur de Gênes, voici le jour, voici le jour fameux, qu'à tant désiré la République : il est enfin arrivé ". Godefroy disait, en italien :
" o de'nemici di Gesù falgello,
" campo mio, domator de l'Oriente,
" ecco l'ultimo giorno, ecco pur quello, " etc…

Vous ne croyez pas que Paoli a parlé avec les vers du Tasse ? Vous pensez sans doute qu'il aurait parlé corse à ses montagnards ? Impossible : un grand discours se fait en crusca, comme un prêche de curé, et les mots et les vers de la Jérusalem portent, parce que tout le monde les sait par cœur dans nos campagnes, - et Paoli continue : " Vous voyez désormais clairement si Monsieur Pinelli nous a été envoyé ici pour négocier la paix ou pour semer massacres et ruines dans notre pauvre patrie. Déjà les ennemis sont à Campoloro pour pénétrer ensuite à l'intérieur des terres et détruire tous nos villages. C'est le moment de faire briller votre valeur. Que ce jour marque le terme des attentats iniques de la République contre nos vies et celles de nos enfants, contre nos biens et notre honneur ". Et c'est une belle occasion de remporter une grande victoire, parce que notre cause est sainte : " Ce n'est pas sans raison que le ciel consent que l'ennemi, quittant la sécurité des présides où il s'enfermait, soit sorti pour s'avancer dans notre pays ". Ils sont tous réunis au Campoloro " pour décider de la guerre d'un seul coup ; nous allons maintenant remporter toutes les victoires en une seule. N'ayez et ne vous communiquez aucune crainte au spectacle d'une si grande armée ennemie : le cœur manque à beaucoup d'entre eux, mieux, il manque à tous. Le lieu ne leur est pas favorable, car il est hors des murs " - tout ceci c'est Godefroy de Bouillon - ; et encore : " le fils de M.Pinelli, qui ceint de pourpre et d'or (il est chevalier de Malte) range ses escadrons et semble le fils de Mars… "

" quel capitan, che cinto d'ostro e d'oro
" dispon le squadre et par si fero in vista… "

mais, comme le réalisme est aussi efficace, Paoli poursuit, excitant l'ardeur guerrière : " loin de l'abri des tours, des murs et des canons, il deviendra un lapin, et sa valeur saura vous résister. " Il est mal connu de ses soldats, et il les connaît mal. Il verra, lorsque vous paraîtrez, oui, il le verra, malgré qu'il en ait, par la confusion, le trouble et le pêle-mêle de ce troupeau de lâches, combien il eût mieux valu pour lui, et pour son père, s'être enfermé à Bastia, et combien il est heureux pour vous qu'il se soit hasardé avec l'évêque Mari à l'intérieur de nos terres. Oh la belle proie pour vous que ces deux personnages ! Vous les ferez prisonniers. Courage donc, Corse très chers ! Courage : Voici l'heure de faire retentir de votre nom toute l'Europe. Et pour finir encore un vers : " je ne vous demande que d'être égaux à vous-mêmes " (chiedo solite cose). Pendant ce temps, Don Luiggi Giafferi parle lui aussi, conforte et encourage tout son monde. Chaque général a donc son armée et chacun l'exhorte a sa manière. Giafferi qui n'est pas un humaniste et ne sort pas du séminaire, comme Paoli, peut bien donner ses ordres en trois mots, peut-être en corse, et sans parure, mais c'est avec une " fureur martiale ". Giafferi, qui a soixante-six ans - douze ans de plus que Hyacinthe Paoli - c'est le vieillard admirable, le ferro vecchio dont l'ardeur et la ténacité sont à toute épreuve. Et c'est l'assaut, au son des cornes - il ne s'agit jamais du colombu, mais de cors en corne, comme le cor de Roland - et de cris épouvantables. Ce qui est merveilleux dans cette guerre c'est que l'on peut tout dire avec des vers du Tasse (pensez si la lecture de Costa aurait été exaltante, le soir au fucone ou le dimanche sur le panche, si son livre avait trouvé un éditeur, dans les années 1739-1749, 1756-1769 !). Les cris des Corses sont semblables aux cris affreux des Turcs de Jérusalem, des cris d'oiseaux sauvages, comme celui des grues dans les jours d'hiver, à travers les nues, poussées par les vents. Et les soldats génois, qui, la truelle en main, sont occupés à fortifier leurs quartiers, glacés d'épouvante, abandonnent leurs outils et se mettent à l'abri. Désarroi de l'évêque et d'Augustin Pinelli qui viennent d'entrer dans le palais épiscopal : ils n'ont le temps ni de tenir conseil, ni de faire front. Les Corses approchent, et Morati, qui voit descendre cette armée " semblable à une épaisse forêt tant elle est hérissée de lances et de fusils " (encore une vers du Tasse), s'écrie : " il n'est d'autre secours que dans la fuite ! ". Laissons la parole à Costa : " le camp génois n'a pas besoin d'être éperonné davantage pour courir précipitamment ; il sent qu'il n'est plus commandé, ne se soucie plus de son chef ; déjà il tourne le dos à l'ennemi ; officiers et soldats s'enfuient ; la peur qui les talonne est si grande qu'elle les désunit, tout ordre disparaît ; si bien que le camp se débande, irrémédiablement dispersé, et que MM. Pinelli et Mari fuient, plus morts que vifs ; et le souffle lui manquant dans la course, l'évêque Mari se cacha dans un moulin, où il dut passer, et tâter de la terre nue. Les Corses forcent l'allure, ne cessent de les traquer, en tuent quelques uns et font prisonniers quelques autres, moins prompts à la course. Mais la colère des Corses dédaigne de continuer à consumer en vain la poudre trop rare et précieuse pour tirer dans le dos de ces fuyards " - contro il lontano e fuggitivo dorso - ; et l'auteur du manuscrit de la Méjanes dit : " les Génois n'ont même pas le temps de monter à cheval, même pas l'évêque ni le lieutenant-général Pinelli qui n'ayant pu arriver au fort de la Padulella passèrent la nuit inconnus dans un moulin de campagne ". En réalité, Pinelli, plus leste, a assez de souffle pour arriver au rivage, et embarque. Le moulin de l'évêque pourrait bien être celui de Bugatoghiu, et la vieille femme qui lui donne l'hospitalité et le cache, le lendemain à l'aube le conduit jusqu'à l'embarcadère où Pinelli lui avait laissé une felouque. Triste et douloureux retour à Bastia. Pendant ce temps, les Corses font main basse sur le bagage, les chevaux, l'argenterie de Pinelli (fort peu de chose, car en campagne les Génois sont sobres), la mule de l'évêque avec tout son harnachement, un baril de poudre, et incendient les maisons d'Astolfi à Cervione et celles de Grimaldi à Poggio. Puis envoyant aux généraux, restés sur les sommets, un messager pour leur annoncer leur belle victoire, ils rejoignent tous leur village, sans plus ce soucier des Cervionais. Aussi Sauveur Muzzone et Don Philippe ne perdent pas de temps pour se venger : sortant de San pellegrino, ils font une incursion en Tavagna, incendient la maison des Colombani et, avec un baril de poudre, font sauter celle de Giafferi - du moins tentent-ils de la faire sauter, car c'est une véritable forteresse, la maison de Giafferi à Talasani.

Une fois de plus, les Corses victorieux s'endorment. En août, il y a du travail aux champs, et l'on ne peut imaginer que le gouverneur, après une pareille raclée, prépare une nouvelle campagne. Et comment l'évêque Mari aurait-il encore l'envie de revoir son cher Campoloro ? Or, Pinelli qui compte sur la négligence des Corses quant aux affaires de la Patrie, prépare une seconde expédition, sans perdre un instant. Et le 20 août (par recoupement, nous arrivons à retrouver toutes les dates) 2200 Génois et Corses avec Mari, le chevalier Pinelli et Morati, débarquent à l'aurore à Prunete. Avant midi, tous sont à Cervione. Aussitôt, maçons et soldats aménagent en forteresse le palais de l'évêque, les troupes génoises s'installent dans le Séminaire, les soldats corses prennent leurs quartiers dans d'autres maisons, et Sauveur Muzzone, avec son escadron, occupe le quartier de Piovanacce et la maison la plus haute de la ville. Les fenêtres deviennent d'étroites meurtrières, les troniere, les portes mêmes sont à moitié murées. La ville est place d'armes. Et tout Campoloro se dispose à la défense : au Cotone, le Pinelli s'installe avec la moitié des troupes ; à Mucchietu, le dehors de Cervione, les Paganelli sont à Suttanu et à Supranu ; au Poggio, Don Philippe est retranché dans les meilleures et les plus fortes maisons. Entre un village et l'autre, en terrain découvert, on place les meilleurs officiers, c'est à dire les officiers étrangers, les officiers de métier qui ont vu le feu dans les batailles de l'Europe. Sur la colline, appelée " des fleurs ", là où les Corses en descendant de l'Ozzari ou du Crine pouvaient tenter une attaque, l'on place des capitaines corses plus aptes que les autres en terrain accidenté et montagneux : Basile Peri de Tavagna, qui avait donné ces derniers temps tant de fil à retordre à l'avocat Costa, avec un autre de la même pieve, peut-être un des fils Imperiale, un capitaine du Nebbio et un capitaine cortenais du parti d'Adriani. Dans la plaine pour défendre les routes, et surtout la grand-route de Prunete par où arrivent les vivres et les munitions, l'on installe un camp de quatre cents soldats génois avec nombre de capitaines et de sous-officiers ; et, pour plus de précaution y patrouille une unité mobile de 200 soldats " en guise d'escadron volant " (encore un vers du Tasse), afin de porter secours au poste et aux troupes qui subiraient le plus rude assaut. Le couvent reçoit une forte garnison. Le palais des Cotone est un fortin imprenable, Chigliacci et Cigliu sont fortifiés aussi et les soldats sont mêlés aux habitants, et bien encadrés par des chefs sûrs ; là-haut, sur la Scupiccia, la Madone est protégée par un escadron de 350 soldats. Sur un autre site au levant, qui confine avec la pieve de Verde - et je pense que c'est Castellucciu, à 358m - Jean-Charles Cotone prend position, avec plusieurs officiers génois sous ses ordres.

C'est ici, en face de Chiatra, que commence les hostilités. L'oncle Charles, pour donner tout de suite une preuve de sa valeur guerrière, entre dans le Verde, passant l'Alesani non loin du moulin du Bussu, et il est accueilli par Thomas Monti et sa compagnie de Canale, Thomas Monti, le commandant du Verde, de noble race dit Costa, un soldat infatigable et d'une intrépidité légendaire, qui ne cesse de parcourir son territoire et la plaine, ce qui fait que le Verde est la pieve la plus corse et la plus sûre pour les Nationaux pendant cette deuxième révolution : C'est Thomas Monti, qu'il rencontrera sur le chemin du retour, qui fera à Costa le premier récit des combats de Cervione. Thomas Monti prend donc position derrière quelques escarpements de l'Opidum de Chiatra (Monte Oppido), et Cotone, se repliant d'abord sur ses positions antérieures, a l'idée de pousser plus à l'Ouest : il tombe sur le capitaine Ferrandi, avec ses soixante fusiliers de la Pietra, qui le stoppe au bord de l'Alesani. Alors, entre Cotone et Verde, à distance, le dialogue s'engage. En Corse, on dialogue toujours avant de faire parler la poudre. Charles tente d'amener Ferrandi, par des paroles affectueuses mêlées de menaces, à renter dans l'obéissance de la République, promettant pardon et récompense, s'ils veulent passer de son côté, désolation, carnage et incendie, s'ils s'obstinent dans la résistance. Et Ferrandi de répondre, avec superbe, par une belle leçon sur l'honneur et la Patrie - sans lui ménager les citations de la Jérusalem Délivrée - et il conclut en donnant l'ordre à ses fusiliers de faire usage de leurs armes. Alors cotone, dans un accès de rage se mord la main et crie : " Eh bien, qui ne veut la paix subisse la guerre ". Et sur le champ, de part et d'autre, tous, d'une seule voix, poussèrent leur cri de guerre ; tous brûlent de combattre et tout retard est insupportable. Le carnage semble inévitable, lorsque voici venir, descendant d'Alesani, toute cette pieve conduite par Jean-Pasquin Seravalle, de Petricaggio, un vieillard respectable, Thomas Santucci, des Perelli, un homme impétueux, et Jean-Vincent Garelli, de Valle, poète et guerrier. Six soldats de Cotone tombent, Cotone s'enfuit. Les Corses voyant l'ennemi en fuite, commencent à siffler et Garelli de crier cette invective : " vous fuyez si vite, sotte gent, et lâche ? Vous croyez surprendre les populations, et l'emporter sans combattre. Votre valeur est d'une si belle trempe ! Arrière, canaille ! Arrière ! Et vous, Monsieur Charles, qui commandez, vous faites si peu cas de votre gloire et du prince que vous servez ? En vous ralliant au parti de Gênes, vous n'eûtes nul souci de savoir si le droit des gens, le jus patriae, l'ancien usage et l'honneur étaient offensés. Et maintenant, il suffit de quelque défenseurs de cette Patrie que vous avez trahie pour vous mettre en fuite et les quatre malheureux fusils que vous avez rencontrés sur votre chemin vous ont inspiré une terreur telle que vous faites tout crédit à ce parti que, comme s'il eût été plus noble, vous avez honteusement embrassé ! Il faut bien l'avouer, les traîtres manquent totalement d'esprit ". L'invective est un peu longue, mais Garelli avait pris son élan. Cotone s'est déjà barricadé chez lui. Cependant les guerriers d'Alesani poursuivent l'ennemi jusque sous les villages de Campoloro terrorisant tout leur camp, obligeant les soldats à rester enfermés un jour entier dans les maisons. Le troisième jour, Cotone tente une sortie. Après plusieurs heures de combat, les Génois se replient, laissant dix morts et six prisonniers aux mains des Corses. Et comme à chaque instant, dit Costa (et ici nous pouvons préciser que c'est Garelli lui-même qui a renseigné Costa), des hommes de toute espèce descendaient de la montagne, les uns armés de fusils, les autres de lances, les autres de spedi, le capitaine génois perdit toute assurance et ne tenta plus aucune sortie. En moins de huit jours Rostino et Vallerustie, Casacconi, Ampugnani, Orezza et Alesani, Bozio et Talcini, tous les montagnards - à l'exception des fusiliers que les lieutenant-généraux ont conduits en Balagne - sont arrivés. Ils sont plus de 8000, et ils occupent toutes les positions d'alentours. Pendant dix-huit jours ce sont des escarmouches continuelles ; les troupes génoises ne sortent plus des maisons, les soldats sont tués dans les villages mêmes et quelquefois par les troniere qu'ils se sont ménagées à la place des fenêtres.

Les généraux Paoli et Giafferi sont arrivés le neuvième jour du siège - retard difficile à expliquer - avec les lieutenants-généraux Giovannoni, l'oncle de Paoli, Jean-François, et Luccioni, Arrighi, Fabiani et Castineta, de peur d'une sortie des troupes de Calvi et de Saint-Florent, sont demeurés en Balagne. Dès lors, le siège de Campoloro est organisé, le territoire envahi de tous côtés, tout le bétail abattu, les maisons des campagnes incendiées ; aux Caselle on occupe tous les arbres de Jean-Florin Cotone, mais on fait grâce à la vigne de l'oncle Charles, moins coupable, entraîné par les conseils d'un neveu pervers. Dans la forteresse des Cotone, le fringant Pinelli veut s'enfuir, et Charles doit user de son autorité pour l'en empêcher.

Enfin, le dixième ou onzième jour, Castineta arrive à marche forcée ; Castineta, Jean-Jacques Ambrosi, 39 ans, vif, bouillant, intrépide, hardi, le vainqueur des Grecs - c'est Tancrède. Il se charge de la Scupiccia, Giovannoni de la plaine, avec pour adjoint le jeune Ravanelli, de Ficaja, jeune homme plein d'allant et de courage. Giovannoni attaque d'abord ; il prend trois mulets chargés de vivres et un baril de poudre, bonne aubaine, tue un officier génois et force l'ennemi à abandonner sa position en laissant dix morts. L'escadron volant arrive à la rescousse, Ravanelli est tué. Alors, les Corses stoppent leur avance, et le cadavre du jeune homme est ramené à Ficaja où il est enterré avec des honneurs militaires. Mais un Officier génois déserte avec ses quarante soldats qui se rendent aux généraux : quarante mousquets pour armer les Corses. Pour Castineta, s'emparer de la position de la Madone semble un jeu ; il attaque et met l'ennemi en fuite : dix morts ennemis, dix fusils pour armer des Corses. Alors Pinelli commence à proposer des pourparlers d'armistice, d'autant plus que la mezza-pieve du Cotone commence à flancher. Les habitants du Cigliu, qui sert de dehors au Cotone, font savoir à Castineta qu'ils ne tireraient pas à balles en cas d'attaque. Et Castineta pénètre une nuit dans le Cigliu, prend les premières maisons, y laisse un officier, et sans que personne n'y comprenne rien, ne revient pas. Son Officier doit se retirer avant le jour.

Pendant ce temps, les autres tentent de prendre les moulins, pour affamer la ville. Mais les moulins, sous le tir des maisons, sont imprenables. Alors on se décide à attaquer la forteresse des Cotone. Mais Pinelli prévient l'assaut qu'il redoute. Chaque jour il avait perdu du monde ; morts, prisonniers, déserteurs. Il veut négocier afin de se mettre en sécurité avec ses troupes. Alors, comme pour conclure un traité il faut un médiateur et un lettré, l'on choisit le piévan de Linguizzetta qui était docteur en théologie et que les nationaux estimaient fort. Il a de nombreux entretiens avec les généraux qui se montrent très récalcitrants , pour obtenir de meilleures conditions. Mais - ce que Pinelli ignore - ils se trouvaient à court de poudre et étaient exténués par les fatigues de ces vingt jours de campagne en terrain découvert. Après deux jours de discussion, le onze septembre, ils finissent par accepter les propositions de Gênes. Ils signent à Pinelli un sauf-conduit : " Nous soussignés pour le Royaume de Corse, permettons…etc ", et une trêve est conclue, jusqu'à la Saint-Martin, onze novembre, pour permettre de faire les vendanges et la récolte des châtaignes. Les généraux signent la trêve, et Augustin aussi, et son père, Félix, malgré sa fureur et son humiliation, doit souscrire aussi à cette paix que l'on jugera à Gênes honteuse pour lui et pour la République. Notons que la défaite de Cervione ne paraît pas avoir nui à la carrière militaire d'Augustin, puisque c'est avec le grade de général en chef que, lors des émeutes de San Remo en 1753, la République le chargera de la répression.

A Cervione donc, nous voilà débarrassés de l'armée génoise. L'évêque Mari part aussi, furieux contre Morati qu'il accusera devant le sénat de toutes les scélératesses ; et la mort dans l'âme - il ne survivra que six ans à son chagrin.

Quant aux troupes corses, cet exemple illustre bien l'une de leurs faiblesses durant cette guerre : armées de paysans prompts à se soulever et à courir aux armes, excellentes pour opérer des coups de main, des attaques par surprise, ou pour livrer bataille en rase campagne, elles s'essoufflent vite, elles sont incapables de faire une campagne de longue haleine, faute de préparation et d'organisation adéquates. Nous voyons ici qu'après une vingtaine de jours l'armée corse n'a plus de munitions et plus de vivres. Ces troupes sont donc dans la nécessité d'obtenir une décision rapide ; le temps est toujours contre les Corses ; et les Génois le savent bien, dont tout l'art consiste à faire traîner les choses en longueur, par des manœuvres et des manèges de toute espèce, et à attendre, enfermés derrière les murs de leurs forteresses que la discorde et l'épuisement fassent leur œuvre pour réoccuper les positions qu'ils ont été obligés d'abandonner sous le choc impétueux des premiers assauts. Et tout est à recommencer.

Et pendant ces deux mois de trève, les Corses, occupé à leurs vendanges et au ramassage de leurs châtaignes, doivent surveiller du coin de l'œil les mouvements de l'ennemi. Mais l'ennemi n'a garde de bouger : il n'a pas perdu Cervione ! Cotone et Muzzone, avec leurs compagnies, et Paganelli et Grimali, avec les leurs, sont restés dans la place ! Les généraux, dans la conclusion de la trêve avaient oublié de faire bannir de Campoloro ces hommes auxquels la Nation ne peut nullement se fier, et eux, plus que les Génois eux-même, tiennent soumis Cervione et tous les environs.

Quant à Sébastien Costa, amer, mais indomptable, il a tout loisir de méditer sur les événements passés, et d'en tirer les leçons. Voyant, lui qui a tant fait avec Giafferi pour l'unité de la Corse, l'échec final de ses efforts, et constatant, une fois de plus, que les divisions internes qui déchirent l'Ile sont le principal obstacle à sa liberté et à son indépendance, nous sentons germer et mûrir en lui ce qui sera sa grande idée politique : trouver la force extérieure qui, s'élevant au-dessus des clans et des rivalités intestines, saura cimenter l'union des Corses sans livrer l'île à une puissance étrangère : pourquoi ce pays, qui depuis les temps les plus reculés s'appelait royaume, et qui est fier de ce nom, ne recevrait-il pas un roi ?

Au printemps de l'année prochaine, au son joyeux des cloches qui de village en village se répondent à travers toute la pieve, le Roi de Corse, couronné en Alesani, fera son entrée solennelle dans sa bonne ville de Cervione, au milieu de l'allégresse générale.
Et ce sera le début d'une autre aventure.