DE LA CORSE À L'ANDALOUSIE

JOSEPH ANTOINE LIMPERANI
Consul de France à Gibraltar
(1849-1855)

ALFREDO ORTEGA
ADECEC CERVIONI 1998

Mes remerciements à Mlle Juliette Nunez
Qui m'a mis sur la piste.

INTRODUCTION

En janvier 1848, la troisième carrière de J.A. Limperani, né à Penta di Casinca le 22 juillet 1798, est encore dans sa phase ascendante. Rappelons quelques faits connus.
Titulaire de deux Baccalauréats (en Lettres et en Droit) et d'une Licence en Droit, Limperani entre dans la Magistrature le 24 mai 1829 comme Substitut du procureur du Roi à Ajaccio.

Après les Trois glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830), l'influence des Sebastiani, qui avait décliné pendant la Restauration au profit des Pozzo di Borgo, revient sous Louis Philippet. Dans leur mouvance, Joseph, neveu d'Horace Sébastiani par son mariage avec Fanny, fille d'Angelo, qui est depuis le 20 septembre 1830 Conseiller à la Cour Royale de Bastia, entame une deuxième carrière, politique celle-ci.

Elu le 12 octobre 1831 Député du 2ème collège de la Corse (Bastia) par 99 voix sur 101 votants, il est réélu le 5 juillet 1834 par 101 voix sur 103 votants. Il n'obtient pas le renouvellement de son mandat en 1837 mais l'année suivante, Horace Sébastiani, ayant été élu en même temps à Ajaccio et à Bastia, renonce à cette dernière circonscription au profit de Limperani, qui est élu aux élections du 13 juin 1838. Une protestation de son abversaire Arrighi annexé au Procès Verbal est examinée par la Chambre des Députés dans sa séance du 20 décembre : avec l'appui de De Montalivet, Ministre de l'Intérieur, elles est rejetée par la majorité, dans les rangs de laquelle siégeait l'intéressé. Mais aux élections suivantes (6 mars 1839), sous la pression du clan adverse, Limperani n'est élu que par 98 voix contre 52 à son adversaire M. Mottet (1).

Il entame donc une troisième carrière dans le Corps Consulaire où il est nommé par la filière politique (2) le 8 juin 1842, Consul de seconde classe à Civitavecchia, dans les Etats Pontificaux (d'où il ramène les reliques vénérées à San Pancraziu de Casinca), et le 19 octobre 1845 Consul à Venise, alors sous l'Autriche, où il est promu à la première classe par Ordonnance du Roi le 8 août 1847 (3). Parallèlement Horace Sébastiani avait été, comme on le sait, Ministre de la Marine, des Affaires Etrangères, Ambassadeur à Naples et à Londres, et nommé Maréchal de France en 1840.

La Révolution de février 48 vient briser l'élan du clan Sébastiani. Horace, usé par l'âge et la tragédie familiale, se retire de la vie publique à 73 ans et meurt en 1851, la même année où le Lieutenant Général Tiburce, son frère, prend sa retraite pour rentrer dans ses terres d'Olmeta di Tuda.
Voyons à présent certains aspects moins connus de la carrière diplomatique des Limperani :

Pour celle-ci, tout ce passe désormais comme si l'influence de leurs amis était suffisante pour en empêcher l'éviction, mais pas assez pour favoriser leur promotion :

Joseph Antoine, mis à pied par la révocation générale de février 48, ne se voit plus offrir pendant les dix années suivantes que deux postes de catégorie inférieure, à Gibraltar et Cadix.

Mathieu (né le 26 août (neveu de Joseph par son frère Basile) Commandeur de la Légion d'Honneur, malgré 35 ans au service des Consulats (Alexandrie, Belgrade, Santiago du Chili, Palerme, Gênes et Naples) où il avait commencé comme Elève-Consul, ne se voit jamais offrir une Ambassade et, s'il est nommé Ministre Plénipotentiaire de 2ème classe par Décret du 8 août 1879 du Président Jules Grévy à la fin de sa carrière, c'est pour mieux l'en faire sortir (4). La vindicte du Quai à son égard s'exprime encore trois ans après sa retraite, de façon d'ailleurs assez mesquine (5).

Quant au fils de ce dernier, Mathieu, Louis, Marie, dit Fernand (petit-neveu donc de Joseph et son beau-fils, de surcroît) bien que " plus jeune Sous-Préfet de France " et malgré de nombreuses recommandations, il ne se voit offrir, en août 82, qu'un poste de Vice-Consul de seconde classe à San José de Costa Rica. Après plusieurs tentatives infructueuses pour revenir de son éloignement (6), il demande finalement sa mise en disponibilité le 13 février 1885 et démissionne le 28 novembre de la même année (7) pour se consacrer aux affaires familiales et, incidemment, à la carrière politique de son beau-frère Léonard, fils de Joseph.

Mais revenons à Joseph qui, aussitôt mis en disponibilité, s'active à retrouver son poste avec toute la souplesse que le Quai exige de ses Agents.

Dès février, le Chef des Gardes nationales du Département de la Seine A. Degousées (qu'il avait fréquenté à l'occasion de travaux effectués à Venise) intervient en sa faveur auprès de Bastide, Ministre des Affaires Etrangères. Le 28 du même mois, Limperani offre ses services à son Ministre pour une mission en Italie, soulignant les " relations qu'il a dans la Péninsule " et " l'influence qu'il pourrait y exercer " ; il signale qu'il a été l'un des fondateurs de la Société des Carbonari en France, dont il avait traduit les statuts italiens ; il en aurait été l'un des dirigeant, avec Guinard, Bulchy et Flohatel (8). Quant à son activité comme parlementaire, il a " toujours voté avec la plus complète indépendance " et ses opinions politiques étaient " tellement connues que, nommé à Venise, l'Autriche avait tardé à donner son exequatur ".

En mars, la démission du Chancelier à Venise, Gabriel, dans des circonstances inexpliquées (9), est le prétexte à une nouvelle demande en ce sens. Les arguments utilisés vont de la nécessité de protéger les sociétés françaises et d'informer sur une situation internationale tendue avec les autrichiens (sans oublier que Venise est le lieu de séjour du Duc de Bordeaux et de la Duchesse de Berry), à la nécessité d'une présence au Consulat alors que les caisses de celui-ci renferment une somme de 5.000 à 6.000 francs, et que les meubles et l'argenterie personnels du Consul peuvent être évalués à un chiffre entre 20.000 et 30.000 francs.

Le 18 mars 1848, Limperani est enfin " autorisé à retourner à (son) poste ", mais ceci n'est que provisoire, car le 29 du mois suivant son Ministère l'informe que " M. Vasseur a été nommé Consul de la République à Venise " et qu'il a été, lui, " admis au traitement d'inactivité " (10). Ce n'est que le 12 juillet de la même année que Limperani est finalement réintégré dans la cadre d'activité, mais au Consulat de Gibraltar, poste d'une catégorie inférieure, et le Ministère lui souligne " tout ce qu'a pour (lui) d'avantageux cette disposition ".

Par la suite, malgré ses démarches après le changement de régime (11) il ne parvient pas à obtenir un poste plus important et doit finalement, pour échapper à la claustrophobie typique du Rocher, demander Cadix (12) où il est nommé par décret du 26 avril 1855, en permutant avec Fréderic Gauthier.

 

Situation à son arrivée à Gibraltar

Rappelons les événements qui avaient motivé, un siècle et demi avant, la prise de Gibraltar par les Anglais.

La mort de Charles II d'Espagne (" L'Ensorcelé ") est à l'origine de la guerre européenne de Succession (1701-1713). En effet, décédé sans descendance, le dernier des Autrichiens espagnols avait nommé son héritier Philippe d'Anjou (son parent par Marie Thérèse), petit fils de Louis XIV ; les autres puissances européennes (à l'origine l'Allemagne, l'Angleterre et la Hollande), craignant la puissance ainsi doublée des Bourbons français, s'allient pour appuyer l'Archiduc Charles d'Autriche, qu'elles reconnaissent en 1703 comme Roi d'Espagne.

Le 4 août, une force anglo-hollandaise attaque la ville de Gibraltar qui, comme presque tout le reste du Royaume, avait prêté serment d'obéissance au Roi Philippe V de Bourbon dès l'an 1700. À la reddition de la ville par le Capitaine Diego de Salinas, le commandant anglais en prit possession, non pas au nom de son mandant l'Archiduc Charles d'Autriche, mais pour sa Reine Anne d'Angleterre.

Cet acte de " patriotisme dénué de scrupules " - Encyclopaedia Brittanica dixit - (13) de Sir George Rooke permit ensuite aux Anglais de demander - et d'obtenir - leur " livre de chair " lors de la signature du Traité d'Utrecht qui mit fin, le 13 juillet 1713, aux hostilités anglo-espagnoles : l'article X stipulait la cession par Philippe V à la Couronne britannique de " la ville château de Gibraltar, avec son port, les fortifications et la forteresse qui lui appartiennent ". La propriété en était cédée " sans aucune juridiction territoriale, et sans aucune communication par voie terrestre avec le pays environnant " (14). Clauses violées aussitôt que signée mais, malgré quelques tentatives militaires (la ville assiégée par les Espagnols à plusieurs reprises, notamment en 1727, 1738 et 1782 (15) et diplomatiques, l'Espagne décadente ne put jamais reprendre Gibraltar.

Voici donc Limperani débarquant dans la Colonie (16) non loin de Malaga, que son oncle Horace avait prise 38 ans avant, le 5 février 1810. Il y trouve une ville d'une " population civile de 15/16.000 habitants, à laquelle il convient d'ajouter la garnison ", ce qui était, ajouterons-nous, la taille d'une capitale de province moyenne espagnole (à une époque où seulement dix villes dépassaient les 50.000 âmes), sur un rocher fortifié qui constitue, avec Malte et les Iles Ioniennes l'un des trois piliers de la puissance britannique en Méditerranée. Les exportations de Grande Bretagne vers le Rocher excèdent d'ailleurs de 60% celles effectuées vers Malte, d'une population huit fois supérieure et doublent celles faites vers les Iles Ioniennes, dont la population est 14 fois celle de Gibraltar. C'est dire l'importance commerciale et maritime de la ville.

Limperani est frappé par sa situation florissante, bien que le commerce ait quelque peu décliné depuis la fin de la guerre continentale car " la guerre qui est en général pour les autres places de commerce une cause de pertes et de ruines est pour Gibraltar une source de profits et de richesses " : l'importance des échanges commerciaux est telle qu'il " serait difficile de citer dans l'histoire une ville qui, avec la même population, ait présenté le même phénomène ". La situation financière est saine : les " impôts sur les maisons et les taxes indirectes " couvrent largement les dépenses civiles (le coût de la présence militaire étant directement à la charge de Londres).

C'est d'ailleurs surprenant de tirer d'un territoire ne comportant que " des fortifications, des maisons et quelques jardins, sans aucune industrie et où la douane et l'octroi sont inconnus ", et, de surcroît , d'une faible population, des recettes annuelles d'environ 50.000 £ (environ 19 millions de F 1996) (17) qui excèdent largement les dépenses d'un montant de 30.000 £ (environ 11,5 milions de F 96). Le Consul s'étonne d'ailleurs de ces dépenses civiles de 40 F par tête car " peu de villes en Europe n'en dépensent autant ", ce qui laisse supposer des " abus graves " et préoccupe les citoyens. En effet, ils n'ont voix au chapitre que sur deux postes, l'éclairage et le pavage de la ville, d'un coût de 2.000£ alors que le reste, correspondant au " traitement des employés " est du ressort de l'Administration. Limperani s'étonne que " chaque habitant paye 5 F pour la Justice, 6 F pour la Police et 5.50 F pour la faible administration ". Aussi, les habitants viennent d'élever une " pétition au Secrétaire d'Etat aux Colonies exposant leurs doléances, demandant une révision des lois sur l'impôt et la formation d'un Conseil colonial pour délibérer des recettes et des dépenses ". Mais la prédiction de Joseph (qui se réalisera tout le long du siècle suivant) est que " la situation particulière où se trouve Gibraltar " fait que les Anglais " ne permettront jamais d'y établir aucun Conseil représentatif, fût-il même de simple consultation.

Les salaires (et le coût de la vie) sont en conséquence élevés : Un journalier gagne " cinq réal d'argent, soit 14,05 F " de 1850, (et donc 260 F 96, mais à comparer, ajouterons-nous, au salaires espagnols de l'époque : 2,5 à 3,5 réal pour un ouvrier agricole en Andalousie, et 4 réal pour un ouvrier industriel en Catalogne). Le Consul trouve aussi trop cher le loyer qu'il paye pour une " maison de deux étages et 14 chambres, non meublée " : 768 piastres par an (un peu moins de 8.000 F 96) (18).

Voici donc le cadre dans lequel notre Corse devra exercer de 1848 à 1855 ses fonctions consulaires.

A une époque où l'essentiel du commerce international s'effectue par voie maritime, la tâche primordiale d'un Consul était d'aider la marine de son pays dans l'exécution de sa mission de transport en recevant les contrats d'affrètement, dressant les procédures d'avarie dont il assure le règlement, dirigeant le sauvetage des navires et facilitant le rapatriement de l'équipage et, d'une façon générale, en exerçant le droit de police et d'inspection sur les gens de mer qui était l'apanage des commissaires de port en territoire français.

Il était également chargé d'assurer les fonctions de notaire pour la passation des actes, et de magistrat quant aux litiges concernant ses nationaux entre eux.

La façon dont Limperani s'est acquitté de ces tâches pendant sa mission à Gibraltar pourra être analysée en consultant aux ADMAE les dossiers de Chancellerie et la Correspondance avec le Ministère de la Marine. Elle ne fait pas partie du présent travail.

Mais les Consuls étaient également chargés d'une mission d'information ou, comme l'on dirait aujourd'hui, de renseignement, au service du Gouvernement par l'entremise de leur Ministère. Ces rapports sont classés aux Archives du Quai sous deux rubriques, la Correspondance Politique des Consuls (CPC) et la Correspondance Consulaire Commerciale (CCC).

La première est constituée par les rapports fréquents qu'adresse le Consul à son Ministre l'informant du passage de personnalités illustres (tant françaises qu'étrangères), des nominations ou changements officiels dans le territoire, des événements politiques qui y surviennent, avec une grande précision au sujet des navires de guerre de passage et avec une pompe particulière pour décrire la célébration de la fête Nationale au Consulat. L'Espagne du XIXème fourmille de soulèvements militaires, coups d'état (pronunciameintos), asile politique des vaincus dans les Chancelleries étrangères, qui font les délices de la CPC des Consuls de France voisins, à Cadix et à Malaga. Rien de tel dans la Correspondance Politique de Limperani, situé dans un pays tiers, dont un seul rapport a mérité d'être incorporé à la CPC générale Espagne (19).

Quant à la Correspondance Consulaire Commerciale, Limperani y manifeste ses qualités dans la recherche de renseignements détaillés (20) et leur exposition méthodique et ordonnée dans le rapport annuel sur l'état de la navigation et du commerce qu'il rédige pour son Ministère. Sans entrer dans les détails (21), résumons qu'il décrit un trafic maritime intense, dont la moyenne annuelle excède les 3.500 navires (sans compter la navigation côtière - voiles latines - plus de 2.500 bateaux par an en moyenne), car non seulement le Détroit est un passage obligé, mais encore les conditions météorologiques imposent parfois aux voiliers une escale imprévue à Gibraltar. Dans ce total les bâtiments à vapeur, dont l'invention est récente, sont de plus en plus nombreux, 800 en moyenne par an, la plupart à hélice, mieux adaptés que ceux à roue pour la navigation dans l'Océan.

Par pavillon, la moitié des navires est britannique, mais environ un bâtiment sur dix français, avec la même proportion pour les sardes et nord-américains. Viennent ensuite les suédois, hollandais ou portugais, avec une présence plus réduite des autres puissances maritimes (napolitains, russes, autrichiens et toscans).

Le Consul de France est une figure connue dans les milieux portuaires.
C'est grâce à lui que la compagnie Marc Freyssinet et Cie. ouvre en 1853 la ligne Marseille-Rouen, par Alger, Oran Malaga et Gibraltar.

Pour le commerce internationnal, le Rocher est un centre de distribution avantageux entre l'Amérique, l'Afrique et l'Europe par sa position géographique, l'absence de droits de douane, l'existence de vastes entrepôts et l'entregent de ses commerçants. Ceux-ci protègent d'ailleurs jalousement leur monopole, et Limperani, malgré ses démarches, ne parvient pas à faire admettre comme résidents des commerçants français, de la maison Altarès de Marseille notamment. Un autre français J. Allais, négociant en blés et farines, qui croyait avoir trouvé la solution en s'établissant dans la voisine La Línea et venant chaque jour travailler à Gibraltar se voit interdire le passage, et réclame auprès du Consul. La présence commerciale française est donc faible : Marc Supervieille (farines), Antoine Bonnet (soieries), Jean Bartibas et Louis Léger ne font ensemble que 2% du chiffre global.

Une partie importante du commerce s'effectue sous forme de contrebande avec l'Espagne : la confuse situation politique espagnole, la proximité et l'étendue des côtes, la totale collaboration des civils gibraltariens (appuyés, il faut bien le dire, par bon nombre de " bénéficiaires " ibériques), la connivence hypocrite de Londres (22), s'ajoutant aux barrières douanières que l'Espagne impose pour défendre son industrie naissante, et son commerce avec les Colonies, font de la contrebande une activité lucrative et pour ainsi dire quotidienne. Seul tente de la limiter le Gouverneur, Général Sir Robert Gardinier, estimant qu'elle est " contraire à la probité ", qu'elle amène une " foule de gens turbulents " et qu'elle induit des désordres incompatibles avec la sécurité d'une place militaire. Le Consul, sensibilisé aux problèmes que crée la contrebande (23), décrit avec sympathie la lutte entre son ami le Gouverneur et la population civile gibraltarienne sous l'arbitrage pas toujours impartial du Colonial Office. Gardiner est partisan de négociations avec les Espagnols pour la libération des échanges et l'abaissement des tarifs : il publie des manifestes en ce sens dans les journaux locaux. Les commerçants y répondent par un pamphlet non signé, mais dont l'auteur est connu (24).

Un siècle et demi après un historien gibraltarien reproduira encore une citation traitant le Général de " silly vain man " (25). En fait, selon la biographie officielle (26), Sir Robert William Gardiner (1781-1864) prit une part importante dans les campagnes de Portugal, d'Espagne (sous les ordres de Wellesley) et de Waterloo avant d'être nommé Gouverneur à Gibarltar, où la Reine Isabel II d'Espagne lui conféra même la Croix de Charles III, qui aurait pu s'ajouter à ses nombreuses décorations si la règle du service ne l'avait empêché de la porter.

 

Vie publique / Vie privée. (27)

Les relations de Limperani avec Gardiner, assez amicales, sont entretenues par des invitations fréquentes au " Couvent " pour des dîners officiels (" de vingt couverts ") ou privés. Le Gouverneur, militaire assez rigide et inflexible quant aux règlements, ajoute un mot de sa main " as a friend, in a private letter " pour s'excuser lorsque ceux-ci l'empêchent de donner satisfaction à une requête : pour l'établissement à Gibraltar d'un certain Avenet, commerçant français, par exemple.

Les deux hommes échangent des renseignements ou se demandent des services à tire privé : Le Général fournit les " Regulations of the fortress " et cherche à se renseigner sur la situation à Paris, dans les moments de crise, ville d'où il demande parfois des documents ; il intervient personnellement pour régler les problèmes du navire de guerre français Le Phare, et pour remercier le Capitaine du Newton, ayant remorqué le bateau britannique Blake depuis Ceuta, ainsi que le Capitaine Emile Grandet qui avait évité la fuite d'un " convict " du pénitencier de la Colonie.

En une occasion Gardiner, estimant que son don au profit des " veuves des membres de l'Armée française en Crimée " avait été faible, envoie une nouvelle somme avec un mot aimable au Consul. Il demande parfois sa médiation avec les autorités espagnoles allant jusqu'au Général Narváez, Président du Gouvernement, qu'il ne peut contacter directement, pour la réglementation de la quarantaine qu'imposent de temps à autre les épidémies de peste, notamment. Après la mutation du Consul, il écrit officiellement à son Ministre Lord Cowley pour exprimer les regrets que lui cause ce départ en raison des " excellentes relations qu'il a toujours entretenues avec lui " et " rend hommage à son esprit de fermeté et de conciliation ". (28)

Nous ignorons quels services demandait Limperani en contrepartie.
Quoiqu'il en soit, les relations, bien que cordiales, n'allaient jamais jusqu'à la familiarité et Clémentine n'est jamais appelée autrement que " Mrs Limperani " (29).

Dans son rang officiel de capitaine de vaisseau (30), Joseph reçoit aussi avec largesse les officiers de la Royale faisant escale à Gibarltar, " plus de deux cents navires " et il " accueille les commandants avec une cordialité dont certes il n'aurait pu suivre les inspirations (sic) avec les seuls émoluments de sa place " (31)

Certains des contacts professionnels de Limperani évoluent vers des relations amicale : avec Ispragne, Consul des U.S.A., qui continue de lui écrire à Cadix et le félicite chaleureusement pour " la délivrance de Mme Limperani " ; avec Longlands Cowell, déjà cité ; avec le Vice-Consul à Algésiras, Bonnet, qui ne mangue pas de saluer Mme Limperani et Mademoiselle Marie ; avec le chef de la garnison le Capitaine Charles Stuart qui lui écrit (en français) pour lui offrir des fraises " arrivées toutes fraîches " du Ferrol ou pour se plaindre avec humour d'un navire français (32) ; avec les frères Altarès, commerçants à Marseille, qui lui rendent de menus services (33) ; avec son pâtissier favori, J.W. Frankland (34) ; et, les plus intimes, avec le fidèle Chancelier Gabriel qui, le remplaçant lors d'un congé du Consul en Corse, se permet des remarques personnelles, bien que toujours différentes (35) et attend avec impatience le plaisir de prendre à nouveau le thé avec lui au Café l'Europe.

Madame Gauthier, femme du Consul de France à Cadix, propose à leur remplaçant (36) des arrangements financiers pour la reprise à Gibraltar de la " petite voiture, les chevaux et les harnais " (et l'échange de petit mobilier) dont le Limperani devaient se servir pour leurs promenades - assez limitées - au vieux châteaux maure (37) ou pour faire, après autorisation (38), la visite du pénitencier ou le tour vite fait du Rocher.

Le dépôt Pitti-Ferrandi consulté aux AD2B, d'une grande richesse, ne renferme que la correspondance reçue par Joseph. Encore s'agit-il (sauf pour ses temps d'étudiant) d'un courrier tout professionnel : les quelques lettres de sa mère en " corse italianisant " (signées Pauletta), de sa première femme Fanny (" mon cher Peppo ") ou des Sébastiani (39). Souci de discrétion ou mémoire sans failles, elle ne comporte pas d'annotations marginale, de note ou de brouillon de réponse. Ses discours à la Chambre laissent entrevoir plutôt le juriste pondéré que le tribun véhément (40) ; sa correspondance avec le Quai est encore opaque quant à sa personnalité (41). Nous ne connaissons donc pas grand chose de sa vie privée à Gibraltar.

Bon administrateur, comme en témoignent ses interventions en matière de routes et de salubrité en Corse ou sa gestion à la Société d'Agriculture, fin juriste, ayant du savoir faire et n'oubliant pas de le faire savoir, Joseph Antoine Limperani eût été sous le premier Empereur un grand commis de l'Etat français, l'un des rédacteurs, qui sait ?, du Code Napoléon. Traversant six régimes successifs, il dût se contenter de trois carrières incomplètes.

 

NOTES

(1) Dictionnaire des Parlementaires Français, Robert et Cougny, 1889, et Archives Parlementaires 2ème Série, n° 122), Débats de la séance du 2à décembre 1838, (AAN).
(2) Dans la voie administrative, les consuls des seconde classe étaient nommés parmi les élèves-consuls (Licenciés en Droit et Bacheliers ès Sciences Physiques, ayant réussi un examen public) ou divers Agents des Affaires Etrangères. (article : Consul, du Dictionnaire de l'Administration Française de M. Block in Annuaire Diplomatique, ADMAE).
(3) Personnel, 1ère série, Limperani J.A., Vol 209, ADMAE.
(4) Le 18 décembre, la Direction des Consulats lui écrit : " Votre situation exceptionnelle en tant que Ministre Plénipotentiaire et Consul Général à Naples ne pouvait être que provisoire. Par Décret du 13 décembre de 1879, vous êtes admis au traitement d'inactivité à partir du 1er janvier 1880 " (20 J AD2B).
(5) Mathieu écrit le 24 avril 1882 au Directeur du Personnel pour recommander l'entrée de son fils Fernand dans le corps consulaire. Le brouillon de réponse, négative mais polie, du 11 mai, préparé par un Secrétaire, comporte la clause de style se référant à " vos longs et excellent services ". La main de Jules Herbette a rayé d'un seul trait les deux qualificatifs, dont l'un au moins était incontestable. (Personnel 1ère série, Limperani Fernand, Vol 209, ADMAE).
(6) Sur recommandation de son beau-frère Sauveur Patrimonio (lequel, incidemment, finit aussi Plénipotentiaire), Consul Général à l'époque à Beyrouth pour le poste d'Agent Consulaire à Jaïffa, en essayant de se faire rappeler par le Ministère de la Guerre en sa qualité d'officier de réserve, ou encore en sollicitant du Ministère de la Marine un poste de Résident au Tonkin.
(7) Dans son dossier personnel, une note du Ministère de L'Intérieur signalant ses " menées bonapartistes " aux élections des 4 et 18 octobre 1885 à Sorbo Ocagnano, et un télégramme - intercepté - adressé au Conte de Paris le 1er mai 1887 témoignent de la surveillance qui continue de l'entourer.
(8) F. Pomponi in Mémorial des Corses confirme que Joseph Antoine, alors qu'il était étudiant à Paris en 1821, avait assité à a fondation de la charbonnerie française. Une lettre signée Joffre le 27 octobre de l'année précédente (20 J 10, AD2B) offre de lui faire passer avec d'autres amis les trois étapes d'apprenti, ouvrier et maître dans la Grand-Maçonnerie en trois tenues successives avant de former leur propre Loge, sans que l'on ne trouve de trace de la suite donnée.
(9) Nous retrouverons Gabriel Chancelier au Consulat de Gibraltar en 1853, à nouveau sous les ordres de Limperani, qu'il appelle " Mon Cher Maître ". (Les Chanceliers de deuxième classe sont choisis par les Consuls eux-mêmes avant d'être agréés par le Ministère).
(10) L'Agent mis en inactivité jouissait d'un traitement spécial déterminé par l'ordonnance du 22 mai 1833 (cf Consul, op. cit.)
(11) Notamment, sa lettre du 18 janvier 1852 au Ministre Turgot rappelant qu'il avait demandé en tant que Député " la translation des cendres de l'Empereur et le retour de sa glorieuse famille ".
(12) Qui est " équivalent à Gibarltar " où il " vient de passer six ans et demi " alors que précédemment il était en poste à Venise qui " convenait à ses goûts et à ses intérêts en Corse " ; il est d'ailleurs " le seul sur qui pèsent les exigences de la révolution de Février " après " 26 ans dans un grade supérieur " (lettre du 6 mars 1855 au Comte de Lesseps, Directeur des Consulats).
(13) Cf Encyclopaedia Britannica. Adams and Charles Black. Edimbourg 1879, Vol 10, p. 586).
" The captors had ostensibly fought in the interest of Archduke of Austria (afterwards Charles III), but though his sovereignty over the rock was proclaimed on July 24 (sic) 1704, Sir George Rooke on his own responsibility caused the English flig to be hoisted and took possession in name of Queen Anne.
" It is hardly to the honour of England that it was both unprincipled enough to sanction and ratify the occupation, and ungrateful enough to leave unrewarded the general to whose unscrupulous patriotism the acquisition was due ".
Dans les éditions ultérieures (cf Encyclopaedia 1958, Vol 10, p. 335) le paragraphe est remplacé par :
" The capture was made, as the war was being fought, in the interests of Charles Archduke of Austria, but Sir George Rooke, the British Admiral, on his own responsibility, caused the British flag to be hoisted and took possession in the name of Queen Anne, whose Government ratified the occupation ".
(14) (Traité d'Utrecht, 13 juillet 1713, Article X) :
" The catholic King does hereby, for himself, his heirs and successors, yield to the Crown of Great Britain the full and entire property of the town and castle of Gibarltar, together with the port, fortifications, and forts there-unto belonging "… " To be understood, that the above named property be yielded to Great Britain without any territorial juridiction, and without any open communication by land with the country round about ".
(15) 84 Corses prirent part, du côté anglais et sans grande notoriété, à ce dernier siège (R. Emmanuelli, Combattants Corses au service de l'Angleterre, Mahon et Gibraltar, Cahiers de la FAGEC, 1973).
(16) Renseignements tirés de CCC, Gibarltar, Vol 5, ADMAE.
(17) Les chiffres cités dans les rapports commerciaux de Limperani pendant son séjour dans la Colonie, dont un échantillon au hasard a été vérifié par d'autres sources, nous permis de rédiger un article plus technique " Comercio y Contrabando en Gibraltar a mediados del Siglo XIX, según un Cónsul francés " publié dans " Almoraima, Revista de Estudios Campogibraltareños ", Algeciras, Espagne).
L'on peut obtenir leur valeur en devises actuelles (compte tenu de l'érosion monétaire) en multipliant les £ par 42,80 et les Francs par 18,58, mais les comparaisons seraient hasardeuses compte tenu des changements économiques substantiels intervenus durant le dernier siècle et demi. (Voir SOURCES).
(18) La piastre valait 4 réal. Elle fût remplacée par la peseta en 1868.
(19) (CPC Espagne - 1849-1850, Vol 5) : Garibaldi est arrivé à Gibraltar le 16 novembre 1849 sur le brick de guerre Le Colombo. On dit que ce navire devait le conduire en Amérique. En fait, " la rumeur a été lancée par Garibaldi lui-même ", car le bateau retourne à Gênes. Garibaldi a des parents génois dans la ville où il s'était déjà rendu comme pilote d'un navire de commerce. Il n'a été autorisé à rester que quatre jours. Sa demande d'entrée en Espagne ayant été refusée, il repart pour Tanger.
(20) Un certain Longlands Cowell, probablement Consignataire de navires et Consul honoraire d'une autre puissance, semble être son principal informateur, lui prêtant l'Economist ou lui fournissant des chiffres import/export contre l'aide de son collègue dans le règlement de litiges commerciaux avec des Capitaines français (notamment le Capitaine Benaud, du brick Maria) (20 J 23 AD2B).
(21) Cf. cit. " Commercio y contrabando ".
(22) Limperani cite un commentaire du Duc de Newcastle : " Any question of moral duty which may be involved in it (la contrebande) is more for their own consideration (des commerçants) than mine ".
(23) Cf son discours du 25 avril 1825 devant la Chambre des Députés (AAN) relatif à la répression de la contrebande en Corse.
(24) Gardiner : " Gibraltar considered as a fortress and colony ". Charles Blake : " How to capture and govern Gibraltar ".
(25) Tito Benady : Conférence à la Garrison Library du 20 avril 1991. (Correspondance personnelle).
(26) Dictionary of National Biography.
(27) 20 J AD2B.
(28) PERS. ADMAE.
(29) Fanny décédée en 1832, Joseph épouse en 1837 Clémentine Millon de Pommery.
(30) Auquel sont assimilés les Consuls de 1ère classe (Ordonnance du 7 novembre 1833).
(31) Lettre du 18 janvier 1856 au MAE.
(32) " Demandez au commandant du vapeur français qui vient d'arriver à travers cet épais brouillard s'il a pu entendre la trompette que je lui ai fait sonner tout le long des fortifications, comme nous avons pu entendre les voix à bord ".
(33) Comme se charger pour lui de l'achat et de l'expédition de deux douzaines de " verres à quinquet " d'un coût de 25 F 45, plus 10 F 80 de fret.
(34) Auquel il adresse un jeune français nommé Bellon pour un emploi ; le pâtissier lui renvoie le candidat après lui avoir donné trois piastres car " il ne connaît rien à la pâtisserie " et " il peut gagner quelque chose dans la Révolution qui à lieu en France ( !) " (en français).
(35) Lettre du 6 octobre 1853 : " Vous verrez que Monsieur L. " (Léonard ?) " ne tardera pas à entrer dans vos vues et à suivre scrupuleusement les directives paternelles ". (François Mathieu dit Léonard, Limperani, né le 3 avril 1831, prêta serment à Bastia en 1853. Député en 1871, Président du conseil général de la Corse la même année. Battu aux élections générales de 1876 par Gavini, il devient Conseiller à la Cour de Bastia cette même année, et procureur Général en 1879).
(36) Elle se dit le " Ministre des Finances " du ménage, précisant que " l'emballage fait aussi partie de son Département " (lettre du 5 mai 1855).
(37) Envahi par les singes avec la sympathie des gibraltariens : une prédiction locale qui, heureusement pour les primates, ne s'est pas réalisée, liait le maintien de l'Empire à la survivance de la dernière bête.
(38) Une lettre en excellent français de Lyndock Gardiner, fils du Gouverneur, refuse poliment l'autorisation de visiter le pénitencier le seul jour de la semaine où les " convicts " ne sortent pas pour effectuer leurs travaux forcés et les visiteurs ne sont pas admis.
(39) Contrairement à Clémentine, qui conserve depuis ses premières lettres à sa mère jusqu'aux poésies composées par son père.
(40) Même dans un " chjama è rispondi " parlementaire avec le Procureur général Mottet, son adversaire malheureux aux élections.
(41) Seules ses demandes de congés, de 45 jours en juillet 49 pour " raisons personnelles ", d'un mois en janvier 52, à nouveau d'un mois en octobre 53 pour " s'occuper d'intérêts importants qu'(il) a dans le canton de Vescovato et qui se rattachent à des travaux de dessèchement entrepris par le Gouvernement ", en raison de la santé de ses enfants en mars 55 ou bien, déjà à Cadix, pour des problèmes de succession après la mort de sa mère, et, en juin 58, pour le mariage de son fils, nous apprennent quelque chose sur le plan personnel.

 

Sources

1. Archives départementales de Haute Corse (AD2B)
1.1. Fonds Limperani, Dépôt Pitti-Ferrandi, 20 J.

2. Archives Diplomatiques du Ministère des Affaires Etrangères (ADMAE)
2.1. Correspondance Politique des Consuls.
CPC Espagne - 1849-1850, Vol 5.

2.2. Correspondance Consulaire Commerciale (CCC)
CCC, Gibraltar, Vol 5

2.3. Dossiers Personnel (PERS)
PERS 1ère série, Limperani Joseph, Vol 209.

3. Archives du Ministère des Finances

3. 1. Annales du Commerce Extérieur, Vols 1840 à 1860.

3. 2. Le pouvoir d'achat du franc.
IPC, Tableau R 20, Revue INSEE n°2 1995.

4. Divers :
4. 1. Cours de l'or, du dollar et de la livre en francs
Histoire Monétaire de la France 1800-1980 n° 45 106.

4. 2. Equivalent contemporary values of the pound,
A Historical series 1270 to 1995.
Bank of England.

Note: L'équivalence des données en Francs actuels n'aurait pas été significative sans la comparaison des conditions économiques respectives (faite dans "Comercio y Contrabando en Gibraltar"). Elle a donc été supprimée.