L’ARME BLANCHE EN CORSE

De la serpe du défricheur

Au poignard du sicaire

 

Une conférence faite à Cervioni
Le 25 avril 1992 : par
JOSEPH ANTONINI COUTELIER

 

Imaginons la vie dans nos montagnes il y a quatre ou cinq siècles. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour savoir comme il était facile pour l'outil de devenir une arme.
Courbé sur la glèbe, une pioche de fer dans sa main calleuse, l'homme arrache à la terre sa survie, chaque jour. Quand la nuit descend, il la tient serrée contre lui, car elle peut sauver sa pauvre carcasse.
Où finit donc l'outil, et où commence l'arme, dans ces siècles obscurs où tout n'est que danger, en ces temps de tumultueuses passions où le Pouvoir avait un grand besoin de contrôler les armes et en réglait au maximum le port et le transport.
Le peuple, en révolte constante contre une puissance de contrainte, essayait d'acquérir la force et les moyens nécessaires pour pouvoir l'abattre. Songeons qu'il fallait, au risque de peines de galère ou de pendaison, dissimuler jusqu'à des outils de petite taillanderie, tranchets de cordonniers, couteaux de boucherie, intransportables sans autorisation de l'autorité.
Les pauvres, engagés dans les batailles, portaient des armes qui ressemblaient fort aux instruments de leur labeur journalier.
Parfois, ils allaient à la guerre armés de leurs outils, leurs seuls objets de fer. Mais, invisible, là, contre la peau moite il y a le poignard, l'arme qu'on dissimule. C'est l'immense besoin, le besoin sans limite de dire : " un homme libre est un homme armé ".

LE COUTEAU A LA GENOISE.

Il a donné naissance, à partir du monde méditerranéen, à des modèles propres à des pays bien différents. C'est " génoui " du Maroc, c'est le " bou saadi " de Basse Kabylie, c'est le " niker " des Autrichiens, c'est le " facon " des Argentins, le grand couteau des Gauchos.
Le couteau à la génoise est fabriqué en Italie jusqu'au milieu du XIXe siècle. Dans sa forme générale, la fusée est excentrée de la lame. Cette dernière n'a qu'un tranchant et un chanfrein au dos sur la moitié de la longueur. Les garnitures incrustées longitudinalement sont presque toujours en os et portent les traces d'une polychromie artificielle avec des gravures peu profondes (cercles, pointes, gouges fuyantes etc.).
Du pommeau, une longue aspérité comme une chenille descend du côté du tranchant (ce n'est pas une généralité). Travail classique italien, le fourreau est en bois couvert de peau tannée. On trouve, dans la fabrication insulaire de ces modèles, des pommeaux plats que maintient le rivetage de la soie.

LE STYLET.

Quand nous disons stylet, pendant des lustres il s'est agi de tout objet fin et dur servant à graver dans une masse plus tendre, argile, cire, etc.
Nous voyons ce terme venir désigner une arme quand apparaît dans l'Italie du XVIe siècle une artillerie militairement organisée. Il a une fonction d'outil et un rôle d'arme.
Outil, il sert à déboucher la lumière des pièces d'artillerie quand la calamine des poudres primitives vient l'obstruer. Sa lame est graduée en mesures numérotées pour contrôler le calibre des bouches à feu.
Quelques variantes :
Certains stylets diffèrent du fait que leur pointe devient symétriquement quadrangulaire, formant un renflement bulbeux. C'est le principe du perce-maille du monde médiéval. L'intérêt chez nous, est qu'il facilitait la pénétration dans les tissus en poil de chèvre qui étaient devenus, après des années d'exposition au soleil et à l'eau, de véritables cuirasses.
Il se rencontrent en zone montagneuse de l'Ascu et du Niolu.
Le stylet de petite taille, on le trouve dans le Cap Corse et en Balagne, souvent sous la forme du " spainu ", arme de marin, dissimulable au gré des ports et des lois.
Le stylet " alêne " est percé d'un chas à la pointe pour en faire l'outil de bourrelier, nullement pour détourner la loi puisqu'elle interdisait le port de tout objet pointu métallique.
C'est véritablement un outil de cavalier, tout en étant une arme.
Un vieil homme qui en possédait un me disait un jour que le trou était pour placer du poison. Pourquoi ne pas faire confiance à la tradition orale ?

THEATRE ET TOURISME.

L'acteur de tant de drames, d'acier et de douleur, comme il est à la mode dans l'immensité du lyrisme, le Stylet !
On se poignarde en chantant de grands airs pour une cuisse légère, on se fait " froid dans le dos " en voyant (sur scène) se glisser sous la lune des brigands au chapeau pointu portant des escopettes ? Alors, " la Corse devint à la mode ". N'y tuait-on pas allègrement, presque comme on danse le quadrille, aussi facilement ? On voit fleurir, dans un parfum de camélia, le stylet des " Frères corses " à la devanture des grands armuriers parisiens, et les premiers touristes viendront acheter près de la maison de l'Empereur un stylet plus enrubanné qu'une quenouille de bergère du Théâtre français.

AUTHENTICITE.

Dans ce XIXe siècle, il fallait, pour séduire le touriste, lui donner le frisson qu'il attendait depuis la lecture de " Colomba " ou des " Frères corses ".
Quelques marchands y songèrent très vite.
On peut citer parmi ceux-là le plus connu d'entre eux, Giordani d'Aiacciu. Marchand de toutes sortes d'armes, opportuniste, il sut capter le chaland en soif d'émotions dans cette envie de découvrir le " Palais vert " des bandits. Il fit fabriquer en France des stylets aux devises flamboyantes.
Le premier couteau-poignard classique apparaît dans l'île au XVIe siècle. Il est directement dérivé du couteau à la génoise dont la silhouette caractéristique se trouve dessinée sur les cahiers d'écrou de la Sérénissime. La forme laisse plus à penser à un couteau qu'à une arme, et c'est pour cela que, après un sommeil de trois siècles, sommeil coupé d'apparitions dans la caisse de quelques marchands ambulants, on le voit apparaître sous Napoléon III, alors que le port du poignard est interdit sur le territoire français.
On note quelques différence dans la pente des tranchants, cela dans le but d'en renforcer la rigidité.

RENCONTRE.

Dans les années 50, je découvrais le stylet. Mon père s'était absenté de l'île le temps d'une carrière et, dans la ville où nous habitions il y avait " la foire aux puces ".
C'était une débauche d'armes à faire rêver, à l'époque, de ce fait, on ne spéculait pas sur cela.
Pour moi, le couteau corse c'était la " vendetta " à 3 francs 6 sous, que je rapportais de vacances avec un parfum d'immortelles et un cœur lourd.
Le stylet était là, posé près d'une caisse à outils, et je n'en avais jamais vu. Je dénudai sa lame et je m'étonnai. Il y avait écrit sur l'acier, presque effacé, " Vendetta Corsa ". Ce jour là, il n'y avait pas de western au cinéma du quartier, mais j'avais un trésor. Quand je le fis voir à mon père, il me dit " Chì bellu stilettu ".
J'apprit alors que nous avions une arme typique et je regardai de travers le couteau aux décalcomanies.

ORIGINE CORSE DU STYLET.

Les stylets authentiques sont datés du XVIIIe et du XIXe siècle. Ceux que les Corses ont pu fabriquer au XVIe et XVIIe siècles, sont claqués sur des modèles de " Terraferma ".
La période des guerres contre Gênes, puis contre la France, voit s'affirmer et se développer l'industrie de l'arme en Corse. C'est à ce moment qu'apparaissent les armes typiques (fianchina, cispra, stilettu ou stile).
Selon les régions de l'île, les termes diffèrent pour désigner l'arme blanche courte : stilettu, pulsera, spainu.
Avant le XVIe siècle, les poignards sont directement inspirés de fabrications génoises. Après la première moitié du XIXe siècle, c'est le fantasme romantique dans toute sa splendeur. On mécanise le travail jusqu'à fabriquer, selon les formes primitives, des armes, ou pseudo-armes, que le plus inculte des spadassins dédaignerait pour son office. Elles gagent cependant en beauté. Ce sont parfois des pièces d'orfèvrerie faites pour les touristes nantis.

DETAILS.

La lame était d'abord présentée à la forge par le bout qui devenait la soie, et on l'allongeait comme on ferait d'un clou à quatre faces, mais dont la tête serait la partie utile de la lame.
Un fer à l'empreinte de la soie devenait une sorte de longue poignée, et l'on pouvait travailler les tranchants et la pointe à la forge et sur l'enclume.
Le plus souvent à la base du talon, on pratiquait deux encoches qui, laissant sur les bords deux aspérités, permettaient de bloquer la garde après rivetage de la pointe de la soie sur le pommeau.
La lame à deux tranchants : les deux tranchants partaient d'une ligne médiane, ou deux tranchant abrupts partaient d'un plat de lame longitudinal, faisant une pente de 5mm de large environ.
Le fourreau, construit en cuir fort, cousu au dos, ne porte pas de chape et le dard, agrafé, est en laiton ou bronze moulé, finissant en goutte d'huile. Il ne faut pas généraliser. Des fabrications élégantes au fourreau de peau délicate continuent à être faites. Le cuir fin est cousu sur une âme de bois.

LES STYLETS DU XVIIIe.

Au XVIIIe siècle, quand une structure militaire apparaît en Corse, le stylet prend une tournure régimentaire.
Ce n'est pas l'uniformité totale, mais on est arrivé à l'arme de combat rapproché. Et se généralisent, entre les modèles fabriqués dans l'île, des ressemblances profondes.
La fusée est constituée le plus souvent de rondelles de corne empilées, contrastées dans la couleur.
Parfois des disques de métal (tôle fine de fer ou de laiton) séparent les éléments de matière animale.
La garde, petite, en laiton le plus souvent, en fer parfois, ovale ou losangique, dépasse rarement la largeur de la lame de plus d'un centimètre de chaque côté.
Le pommeau, le plus souvent une simple rondelle de métal qui fait contre-rivetage et sert parfois de butée à un bracelet par débordement périphérique.

URBAIN-RURAL : LE STYLET MEURTRIER.

Le stylet n'est pas toujours l'épée du chevalier que l'on tire au soleil pour des combats de gloire. Il est aussi l'acteur sanguinaire des querelles après boire. C'est l'arme des voyous qui hantent les cantines en faisant des histoires. C'est le trancheur de vie sur les champs de foire poussiéreux, autour de vieilles querelles d'avant la transhumance.
C'est aussi la Corse d'autrefois, quand la seule justice était celle terrible qui ne pardonne pas.

DETAILS : LA POIGNEE, LE PORT.

Destiné aussi à être un parement dans la tenue vestimentaire, et par là même dénoter la richesse de son propriétaire, le stylet se doit de posséder une poignée ou fusée agréable à l'œil.
C'est là qu'entrent dans la fabrication divers éléments comme la corne, l'os, les métaux semi-précieux, qui en constituent les divers ornements.
Pour les garnitures, le métal recherché est l'argent. A la fin du XIXe siècle, on le remplace par le cupronickel et autres ruolz ou argent anglais. D'où la prolifération de garnitures de métal blanc à partir de cette époque.
L'étain est longtemps employé pour les incrustations. Sa ductilité permet d'y inclure du corail et autre garnitures.
L'arme blanche est portée sur le devant, glissée dans la ceinture, légèrement inclinée vers la droite (pour un droitier évidemment).

LES STYLETS DE FORTUNE.

Le forgeron n'est pas forcément spécialisé dans la fabrication du stylet, mais il le connaît obligatoirement. N'est-il pas le maître du fer. Il est d'abord le récupérateur dans une caisse, dans un coin, il jette des débris de toutes sortes : morceaux de pioches, vieilles serrures, fers à chevaux, etc. Ces débris, battus ensemble lui donneront un fer dont il pourra dire, s'il en tire bien les fibres, qu'il est nerveux.
Et là, jugeant la matière, il la mettra de côté en disant que c'est bon pour de la lame. La lame c'est les couteaux, les serpes, les faucilles, les forces à tondre… Même le petit couteau dentelé pour calibrer les peignes des métiers à tisser a besoin d'être fait d'une matière dure.
Et l'acier extra-dur le vieux morceau de lime qui sera voluté de gracieuse manière, sera le briquet, " l'acciarinu " à silex.
Il dormira au chaud dans son " erba tabacca ", au fond du sac en peau de chat.
Le fer gras, il le battra pour l'usage de la famille. Il servira au parement d'une porte, d'une entrée de serrure, et il pourra tailler une garde de stylet, une virole de couteau ou d'outil, une boucle.
Il est maréchal ce forgeron de village, et il conserve les rognures de sabot quand il ferre un cheval. Taillées, empilées, étudiées dans la couleur et la matière, quelle belle fusée de stylet cela fera !
Dans un tiroir de l'établi, il y a quelques vieilles douilles de mousquetons, quelques boutons d'uniformes, quelques tronçons d'épées ou encore de baïonnette. Ces morceaux de laiton, ces fragments d'une gloire, découpés et limés, raclés et peaufinés, donneront un stylet, un beau " porta rispettu ".
Un collectionneur me montrait un souvenir et me confiait : C'est un stylet de bachelier. Il y a gravé dessus " Lycée royal de Bastia ". J'approuvais… il faut savoir parfois cultiver la civilité avec les collectionneurs… ils sont si chatouilleux sur leur passion ! Je n'allais surtout pas dire au brave homme que son stylet un jour, veuf de son pommeau, s'était vu affubler d'une médaille de distribution de prix (peut être même celui de sagesse, qui sait !). J'en ai eu un dans les mains, qui avait les rondelles de métal de la fusée constituées de pièces de monnaie du temps de Paoli qui devaient retourner au chaudron. Durant plusieurs siècles, nous avons travaillé de la même manière et le maquis de l'ethnographie est fait pour les rêveurs. Alors, inconditionnels de l'arme réglementaire, si les techniques vous échappent, si vous êtes terrorisé quand vous pensez " bidouille ", voici un choix sur trois propositions.
1 Collectionnez des stylets de Thiers ou de Nogent :
2 Fabriquez vos stylets les jours de pluie ;
3 Collectionnez des pin's vous serez de plus, à la mode.

BRUNZINI.

Les fondeurs de cloches, avec l'excédent de la fonte - car ils ne pouvaient lésiner sur la quantité de la coulée -, fabriquaient, dans des moules qu'ils emportaient dans leur attirail, des petites marmites appelées " brunzini ". J'ai eu l'occasion de voir plusieurs fois les manches de stylets à la génoise, coulés de cette façon, en bronze massif.

CIMETERRE.

Il apparaît dans des " ceppi " de notaires, une arme que l'on nomme cimeterre.
On la rencontre dans les rapports de police du temps de Gênes.
Cela n'avait rien à voir avec le grand cimeterre à l'orientale que l'on s'attendait, d'après le terme à découvrir.
Dans les prises de guerre des Français sur les troupes de Paoli, on parle dans les inventaires de lames de sabres, sans poignées ; une de ces lame fournissait deux coutelas, genre épée de chasse après passage chez le forgeron. C'était le sabre court que l'on trouve dans d'autres inventaires.
Donc, " lame à la cimeterre " signifie en taillanderie italienne une lame courbe, quelle qu'en soit la dimension.
Cependant, une différence flagrante apparaît aux amateurs d'armes : la garde en " S " est inversée.
Le quillon du devant de la garde " descend " au lieu de " remonter ".
Une revue corse que je n'ai plus retrouvée, mais qui reste en ma mémoire, sans doute " Kyrn ", montrait la reproduction de gravures de différents pays représentant en son siècle Pascal Paoli. On y voit le Père de la Patrie, dessiné par les Allemands, tenant en main ce coutelas à la garde inversée et, bien en évidence.

XVIe ET XVIIe SIECLES.

Un salut en passant à la " corsèque ", pertuisane à lame de fort stylet, ornée de part et d'autre de deux fers crochus, en ailes de chauves souris, qui armait les bandes corses des " condottieri " italiens, qui se présentaient au front de leurs ennemis du moment, au cri de guerre terrible et mille fois hurlé… Carne !

SISCU.

Les lames à la " cimeterre " étaient aussi fabriquées à Siscu, dans la Cap corse, pour Gênes qui les exportait comme l'on faisait pour les armes styriennes. Quant au signe qui les distinguait, c'était, selon les régions où elles devaient parvenir, le même signe utilisé par tous les fabricants d'Europe.
Tel pays voulait un bras dextrochère, tel autre deux croissants inversés. A tel point que jusqu'à ces dernières années, les fabricants locaux imprimaient ce signe sur leur production artisanale. On fabriquait à Siscu depuis les aiguilles jusqu'aux terribles corsèques.

LE FER ECROUI.

On demande à une lame, la chose s'entend pour une arme courte, de résister sans rupture brutale au point de gros effort. Il existe une manière de donner les qualités requises, c'est l'écrouissage ou martelage à froid.
Dans l'arsenal de la récupération, une matière réunit les critères demandés, c'est le cercle de roue de charrette.
Pourquoi donc, demandez vous ?
Et bien, son martelage à froid en roulant sur les pierres du chemin a compacté les molécules du fer un peu comme le moissonneur durcit le tranchant de la faux sur l'enclumette quand le fil de l'outil devient plus tendre et ne permet plus la coupe des végétaux.
A l'occasion d'un combat, un acier de trempe sèche, soumis à l'effort, se brise et laisse en votre main un tronçon inutilisable. Une lame qui se fausse ou se tord peut encore porter quelques coups mortels.

PRODUCTION RURALE.

En même temps que se développe le tourisme, qui est encore de qualité à l'époque qui nous intéresse, la Castagniccia produit pour le monde rurale une kyrielle d'objets usuels que les transporteurs, le printemps venu, vont vendre dans toute l'île.
On fabrique encore des stylets à Orezza et, chose magnifique, ils sont fabriqués comme au siècle précédent, dans des ateliers de fortune, mais avec tout le savoir transmis de père en fils.
Alors, me direz vous, comment les distinguer de ceux du temps de Paoli. Par la trace des techniques laissée dans le fer et la corne et par la forme, dans sa légère évolution.

OUVERTURE SUR L'ILE VOISINE.

Le petit poignard sarde se nomme " stile ".
Il y eut dans la région de Logudoro une tradition de " lagua ", qui perdura jusqu'au milieu du XIXe siècle : grand poignard large au plus fort de quatre doigts, allant jusqu'à 30cm de long en lame (dans les proportions des " cinquedea " des condottieri du XVIe).
Puis la " leppa " (grand couteau), qui réunit :
1. Le couteau fermant de taille imposante ;
2. Une sorte d'épée de chasse à un tranchant à la poignée de corne symétrique.
3. Une autre du même genre mais à la poignée asymétrique.
Chacune des trois armes se nomment " leppa ".

COMPARAISON CORSE-SARDAIGNE.

Les stylets fabriqués dans l'île représentent à peu près le tiers de ceux que l'on trouve aujourd'hui. Le stylet à la génoise, on le découvre dans le registre des greffes de tribunaux de Gênes, car la pièce à conviction était dessinée, ou simplement calquée.
Avec la mode de collectionner, des spéculateurs collent des étiquettes sur tout ce qui rapporte. Dès qu'un stylet dépasse le stade de leur entendement, ils le qualifient de sarde. C'est le sac fourre-tout.
Il n'y a aucune similitude entre un stylet corse et un stylet sarde. Notre production peut ressembler aux poignards calabrais. Presque le même travail d'inclusion, mais souvent des dessins érotiques, qui auraient été mal vus chez nous, peuvent les orner.
Le départ ce dut l'arme à la génoise. C'est d'elle que s'inspira Giordani lorsqu'il lança sur le marché ses pièces de série, après plus de trois siècles de création artisanale.

ROMIEU.

Nous avons souvent trouvé des similitudes parmi les nombreuses fabrications. Les stylets, rarement incrusté, parfois filigranés, mais toujours de corne noire (chèvre), fourrée de bois (châtaignier). Si nombre de ces lames sont à la génoise, elles sont de belle qualité et demeurent d'un usage possible en tant qu'armes. Elles sont souvent à deux tranchants. Elles reprennent dans leur fabrication un peu toutes les formes connues dans l'évolution de l'arme.
Il s'agit d'un travail semi-industriel, partagé entre la Corse et le Continent pour la plupart des pièces.
Dans la première moitié du XIXe siècle, un seul artisan, établi à Bastia, pouvait produire ces objets en telle quantité.
C'est Monsieur Romieu, de Langres, et lui même coutelier. Il avait su tirer parti de la corne de chèvre, matière fine s'il en est. Cet animal était de boucherie à cette époque, et la matière première était abondante. D'autant plus qu'on conservait la viande de chèvre sous forme de " misgisca ", ou viande séchée (approvisionnement domestique ou maritime).
Un coin en bois rendait plus compact l'ensemble lame-poignée. Les stylets de Monsieur Romieu sont, la plupart du temps, garnis de laiton. Hormis la quincaillerie " article de Paris ", ce sont ceux que l'on rencontre le plus souvent dans l'île.

L'IMPORTATION COLONIALE.

La guerre de 14 a tué le stylet authentique. Les passéistes du début du siècle, qui portaient encore une arme blanche, sont revenus de la guerre de 14 avec des armes qui émerveillaient les paysans.
Des mots sont restés dans notre langage : " u me parabelome ", " l'ordinanza ", " a me sette ". Quand ce n'était pas le fameux " pistulone americanu ". Comme dirait une publicité à la mode " la puissance plus, sous un faible volume ".
Et puis, ceux qui ont pensé qu'un sabre d'adjudant est plus léger qu'une pioche, s'en vont voir du pays, voir les moukères, les congaï, bien plus accueillantes que la fille d'Ours-Antoine. Le vieux est resté au village. On lui apporte une pipe de bazar, un couteau pris à quelque berger kabyle. Le couteau, le père le glissera dans la ceinture comme le stylet d'autrefois. A l'âge de la retraite on aura fait une panoplie pour le salon du village. Et l'on s'éteindra avec ses souvenirs.
Et quand l'antiquaire vendra ce fourbi il dira au chaland :
" cela vient d'une grande famille corse ".
Parlez, Monsieur le marchand ; sur la cantine où il a jeté en vrac cette ferraille, il y avait, au pochoir, avec une ancre de marine

Jean-Dominique N. (le nom est effacé)
Adjudant-chef
Compagnie disciplinaire de Foum Tatahouine.

AUJOURD'HUI.

On avait oublié dans notre île les techniques acquises sur des millénaires, quant à la fusion du fer natif et son traitement afin d'en faire un objet fini, usuel et indispensable dans la vie de tous les jours.
Si maintenant certains se sont mis à la recherche des techniques oubliées, c'est davantage pour retrouver une mémoire enfouie, que par besoin matériel. Il fallait surtout repartir à zéro. Plus personne de vivant de ceux qui avaient travaillé sur les " ferrere ", ou sur les forges à la catalane, qui sont aussi les nôtres. Une idée est partie de Lumiu, de l'atelier de Moretti, quand sur un travail d'équipe fut crée le CERM (Centre Ethnographique de Recherche Métallurgique).
Sans trop le chercher, on rejoignit d'autres gens, d'autres peuples qui, conservateurs de leur culture, pratiquaient l'art du fer comme leurs aïeux le firent. Partant de cette idée, on peut faire des objets de jadis, comme aux premiers âges, et de la manière actuelle. Quant à la qualité… elle est meilleure.

LE PIEMONTAIS.

En ce début du XXe siècle, la mode lyrique est à Carmen et aux grands coups de couteau des drames passionnels.
Si l'on va en Espagne, on achète une " navaja " (souvent fabriqué à Thiers, et bien moins chère qu'une arme artisanale).
Si l'on va en Corse, on emportera du pays des bandits, un grand couteau fermant, à la lame chargée de devises, avec la célèbre tête de Maure. Giordani le sait bien vite, puisqu'il commande à Thiers, ces couteaux que la manufacture, sous l'appellation de " Piemontais ", vende à la douzaine pour, dit-elle : la Sicile… Malte… la Corse… nous somme en 1905.

LE COUTEAU FERMANT.

Il apparaît timidement sous des formes variées, produit d'importation ou essai à tâtons de quelques forgerons. Le moyen le plus sûr pour un peuple à vocation pastorale de travailler sans risque, est le couteau à lame fixe. Le " curnaghjolu " est né de cela. Depuis le premier éclat de granit que l'on emmancha dans une corne de chèvre, on continua à fabriquer l'objet rustique, ni arme, ni outil. Puis les saisonniers italiens portèrent dans leurs besaces les couteaux de " Scarperia " ou de " Frosolone ", ces cités coutelières. Ce sont les fameux " zuave ", et les " ronchette ", et parfois ces grands couteaux fermant, si proches des " navajas " espagnoles, que l'on produit dans la Calabre.

U TEMPERINU

On désigne sous ce terme le canif, mais cela ne s'adresse pas obligatoirement à un petit couteau fermant, le terme italien désignant dans son pays d'origine toute petite lame emmanchée, pivotante autour d'un axe, ou fixe dans son manche. Les greffoirs, les tailles-plumes, se classent dans la catégories des "temperini". Nos couteaux fermants se fabriquaient encore en Italie, il y a une dizaine d'années, en corne blonde ou brune, à la lame pansue affublée du jolie terme dans la forme à "pettu d'oca" (à poitrine d'oie).
A la fin du siècle dernier et au début du nôtre, on voit apparaître des couteaux fermants à la lame robuste, fabriqués dans l'île. Le plus souvent sans ressort, d'inspiration toscane, en corne de bouc.
Le bourg de Campile a eu, parmi ses artisans, un spécialiste de ce genre de couteaux. Le fait est de notoriété publique, mais je n'ai jamais eu la joie d'en avoir un sous les yeux. Santoni, dans le sud, connaît leur fabrication et en fait de très beaux.
Je nommerai Moretti de Lumiu, qui a perfectionné ces modèles, tout en gardant leur ligne si pure, et en a fait des merveilles de mécanique, qu'il faut aller découvrir.

LE STYLET DANS LA VIE INSULAIRE : SANGUE.

Le stylet est, parmi les armes, le compagnon de la dernière chance. Deux hommes, ennemis sur de vieilles rancunes ont marché sous la pluie glaciale de janvier. Chacun porte à l'épaule la longue et fine " cispra ", ce fusil ouvragé tout orné de laiton. Ils vont se rencontrer et c'est inévitable… mais le plomb aujourd'hui ne pourra pas parler. Dans le bassinet la poudre est humide, et il en est de même pour le long pistolet dans son étui de cuir. A la croix du moulin, de loin ils s'aperçoivent et s'observent, ils tentent un coup de feu, savent déjà le sort qui leur est destiné. Le terrible combat : c'est à l'arme froide de régler tout cela. Les " peloni " ont glissé, lourds de cette eau du ciel qui ne bénira rien. En guerriers de l'antique, en homme de leur race, ils s'apostrophent et crient à la face du sort injuste la fin de leur jeunesse. On les retrouvera, saignés comme de bêtes.

SPIRITUEL.

L'homme qui va la nuit voyage dans la crainte, bien plus de l'irréel que du mauvais vivant. Il peut bien rencontrer la " squadra di a morte ", ce cortège que l'on voit aller en psalmodiant, au fond des nuits sinistres, et qui rode autour des tombeaux. Mais, il tiendra fermement dans sa bouche, son fidèle stylet, la pointe en avant. Et les morts cette nuit ne pourront l'embrasser pour l'emporter, au fond, là bas, avec les autres…

DIVIN.

Un peu de cire pascale collée sur le pommeau devra nous protéger de quelque malemort. Ceci et " l'ingermatura " nous rendront bien plus forts.

L'IMAGERIE.

Quand nous regardons les gravures antérieures à la photographie, où le stylet est représenté, on se rend compte qu'au fil des réimpressions, des changements apparaissent. Tel le fait marquant où le pommeau du stylet touche le bouton du gilet, qui se voit affubler à la deuxième édition, d'un pommeau en volute qui n'est jamais apparu sur un stylet corse. Le retoucheur avait inclut le bouton dans le dessin de la poignée. Par là même, quelque collectionneur, se rapportant à cette image, croit avoir découvert une nouvelle forme de couteau corse chez le brocanteur, chez qui traînait une arme orientale.

LA PHOTOGRAPHIE.

L'iconographie populaire et surtout la carte postale du début du siècle, laisseraient penser que le stylet était ce bel objet ouvragé, tant prisé du littéraire. Mais l'on se rend compte, en comparant les cartes postales de Moretti, que c'est toujours le même stylet qui revient, comme le même fusil, le même " pilone ".
Nous en déduisons :
- Qu'au début du siècle, le port du stylet est déjà moins généralisé
- Que l'objet personnel (couteau ou stylet) est sûrement rustique et peu spectaculaire au goût du photographe.

Il est toujours pénible de jeter au vent les joies de sa découverte. Voyant l'acharnement désintéressé du forgeron de Lumiu, je décidai que moi, le solitaire, je pourrais faire un peu de route avec lui. J'espère que la mémoire et la technique continueront à faire bon ménage.
Homme de mon île, il n'est besoin de cathédrale de dentelle ou de tour à percer le ciel, pour garder en toi-même l'esprit d'autrefois.
Parce qu'il est précieux pour celui qui viendra, ce petit bout de fer que l'on a méprisé… sauvons le !
Il fut l'un des acteurs, peut être un des plus grands de notre sombre histoire.