"La Corse et Don Juan:
la légende noire de Miguel Mañara"

Alfredo ORTEGA
ADECEC 2001


A Madame Enriqueta Vila Vilar, l'inventeur des Corses de Séville, et à Messieurs Pierre Mottard et Olivier Piveteau, qui partagent mon souci de défendre la  mémoire du plus illustre d'entre  eux. Avec mes remerciements très sincères à Monsieur O. Piveteau, qui a bien voulu relire mon manuscrit et formuler des suggestions  toujours judicieuses.

Introduction.

Au XVIe siècle, à Calvi, les deux tiers des hommes d'une génération en état de voyager émigraient vers les Indes Occidentales [1] . Souvent après des étapes à Gênes ou Marseille, ils arrivaient à Séville, point de départ obligé pour le Nouveau Monde. C'est également vers cette ville, l'une des plus riches et des plus peuplées à l'époque, que revenaient se fixer ceux qui  avaient fait fortune dans le commerce avec les Indes, qu'ils continuaient d'ailleurs de pratiquer. Mais leur objectif premier était dès lors de s'établir socialement, de bâtir des palais somptueux, d'obtenir pour leurs descendants mâles l'admission dans un Ordre nobiliaire, de s'apparenter plus directement à la noblesse elle-même par le mariage de leurs filles richement dotées à cet effet.

Les Vincentello et les Magnara sont les deux familles - d'ailleurs parentes - les plus représentatives de cet apogée. Le grand Juan Antonio Corzo Vicentelo (ainsi appelé à Séville [2] ) était déjà cité par le chroniqueur corse Filippini - qui se disait son cousin - comme l'homme le plus riche de la Chrétienté. Les historiens ultérieurs ont largement repris  l'anecdote, selon laquelle le Roi d'Espagne ayant voulu lui emprunter une somme énorme, Juan Antonio demanda si Sa Majesté désirait qu'elle lui fût comptée en or ou en argent, a d'ailleurs été largement reprise par les historiens ultérieurs [3] .

Mais c'est la famille des Magnara (hispanisés en Mañara) qui nous intéresse ici, et en particulier le dernier à en porter le nom, Don Miguel Mañara Vicentelo de Leca y Colona, (1627-1679 ), Chevalier de l'ordre  de Calatrava, Chevalier Vingt-quatre et Alcalde Mayor de Séville [4] , réformateur de la Confrérie de la Caridad, bâtisseur de la Chapelle du même nom, et dont le procès en béatification s'ouvrit dès l'année suivant celle de sa mort. Et pourtant, une légende  noire reprise par la littérature en a fait, avant sa prétendue conversion, un débauché, séducteur et homicide, le véritable Don Juan. Des biographes et des chercheurs contemporains ont taillé en pièces cette légende. Mais, outre que leurs travaux sont encore peu connus en dehors des spécialistes, la littérature corse traitant le sujet n'a pas, à notre connaissance, fait l'objet d'une réfutation, et c'est ce que nous proposons de faire ici.

Nous n'aurons pas la prétention de parler du mythe de Don Juan, sujet qui a intéressé au moins trois mille quatre-vingt un auteurs à en croire E. Singer [5] . Nous renvoyons le lecteur curieux à l'Ouverture de Pierre Brunel pour le Dictionnaire de Don Juan. Nous ne reviendrons pas non plus sur les romantiques (sauf  Mérimée, pour les raisons que nous indiquons plus bas),  créateurs ou amplificateurs de la légende noire. [6] Notre dessein est, plus modestement, de relire les trois auteurs corses qui y ont pris part : Colonna de Cesari-Rocca, Lorenzi de Bradi et Dorothy Carrington (qu'il est difficile de ne pas considérer comme un auteur insulaire) et, par la force des choses, deux continentaux, Prosper Mérimée et Esther Van Loo, puisqu'ils sont expressément désignés comme la source principale par les premiers cités.

Nous nous proposons donc d'étudier d'abord les sources citées par ces auteurs, afin d'en évaluer la crédibilité, et ensuite de comparer chacune de leurs affirmations avec les données historiques, pour mieux les réfuter. Mais, au préalable, qu'il nous soit permis de donner la vision  du Don Miguel/Don Juan qui résulterait de la seule lecture de ces auteurs. En d'autres termes, comment concevrait notre Mañara celui qui ne l'aurait connu qu'à travers cette littérature?

 

1. Don Miguel/Don Juan.

Miguel Mañara naît à Séville en 1627 [7] , au sein de la noble et vieille famille des Leca [8] . Son père, Tomás Mañara, - que Lorenzi et Van Loo, après Mérimée,  disent comte - "riche armateur, l'un des plus grands seigneurs de la ville, avait combattu les Morisques révoltés avec une bravoure devenue légendaire", selon Van Loo, qui suit en cela Mérimée.

Si l'on en croit nos auteurs, il fut élevé "par une mère vertueuse qui l'arma contre le démon de scapulaires et chapelets" et par un père guerrier qui lui apprend le métier des armes, "au milieu de lances et drapeaux enlevés aux Infidèles".

A l'âge de quatorze ans, il assiste à la représentation  de la pièce Le Burlador de Séville [9] , de Tirso de Molina , qui relate la vie du grand séducteur Don Juan Tenorio, et aussitôt il se dit : "Je serai Don Juan". Et, en effet, il entame de suite une  existence licencieuse. Il "fit ripaille, il pratiqua l'amour où et quand cela lui plaisait" [10] , il séduisit même la maîtresse d'un archevêque [11] . Surpris par un époux trompé, il le tue [12] . Mais lorsqu'il en arrive à assassiner un père qui le découvre la nuit à l'intérieur de la maison familiale, la renommée de la victime est telle qu'elle le force à l'exil. En route pour les Flandres, où les armées espagnoles luttent contre les Protestants, il séduit au passage la maîtresse du Pape en Italie, et en Allemagne celle de l'Empereur. Soldat, il ajoute ses actions d'éclat sur le terrain militaire aux victoires obtenues au champ de Vénus.

Ayant enfin obtenu, en raison de sa conduite héroïque et des interventions de sa  puissante famille, la grâce royale , il revient à Séville. Mais il est bientôt tenté de se surpasser en commettant le seul péché manquant à sa liste, celui d'inceste. Son père, Don Tomás, avait engendré, avant son départ de Corse et hors mariage, une fille qui demeurait chez un oncle à Montemaggiore [13] . Miguel s'y présente sous une fausse identité, fait une cour pressante à sa demi-soeur mais, voulant pour plus de raffinement la rendre complice, il lui avoue être son frère alors qu'elle est déjà prête à se donner. Aux cris de la jeune fille offensée l'oncle accourt, aussitôt transpercé par la lame du séducteur, qui s'enfuit par un escalier extérieur, laissant sa demi-soeur à demi-vierge.

Après une série d'avertissements divins sous forme d'incidents lugubres, Don Miguel se range enfin. Il épouse à l'âge de vingt et un ans [14] une pure et noble jeune fille, auprès de laquelle il coule des jours heureux jusqu'au décès soudain de son épouse, quelques années seulement plus tard. C'est alors la conversion du pécheur, qui entame aussitôt une vie exemplaire consacrée aux autres, fondant un hospice, un hôpital, érigeant une chapelle somptueuse, avant de mourir en odeur de sainteté, ce qui lui vaut l'ouverture immédiate d'un Procès en Béatification : on peut aujourd'hui l'appeler à juste titre Vénérable.

En résumant comme nous venons de le faire le récit des auteurs de la légende noire, nous avons sciemment usé du ressort technique dont ils se servent, c'est-à-dire l'amalgame entre les faits réels et ceux qu'ils inventent. La suite permettra, nous l'espérons, de séparer le bon grain de l'ivraie.

 

2. Les sources de la légende noire.

Comme un archéologue, commençons par gratter les couches les plus superficielles, les plus récentes, c'est-à-dire, Dorothy Carrington [15] , qui publie en 1971 Granite Island. A Portrait of Corsica.

Il n'est pas aisé pour un profane de contredire quelqu'un qui a contribué d'une façon aussi éclatante à la connaissance de la Corse mais, comme l'on dit chez moi "lo cortés no quita lo valiente", la courtoisie n'empêche pas le courage et, au demeurant, le point en litige est mineur dans l'ensemble de l'oeuvre. D'ailleurs, Lady Rose n'entend pas en l'espèce faire oeuvre d'historienne, pensons-nous,  mais plutôt d'ethnologue, ce qui est sa véritable vocation. C'est si vrai, que lorsqu' elle découvre un personnage historique - Mañara -  pouvant incarner  les traits  du bandit corse tel qu'elle l'imagine, elle s'en saisit aussitôt. Pour elle, Mañara n'est pas  le "romantique tourmenté" des littérateurs mais le Corse réaliste et fier, qui veut s'imposer envers et contre tous dans son exil volontaire, capable de défier la société et même Dieu, se rebellant contre un code puritain, uniquement parce que ce code prétend  s'opposer à lui. Don Miguel convient à l'archétype, il est donc Don Juan.

Quant aux sources, l'affaire est vite réglée. Outre une rapide référence à Colonna de Cesari-Rocca, et à Lorenzi de Bradi, tous deux cités à partir d' E. Van Loo, c'est dans la "biographie" rédigée par cette dernière que Madame Carrington puise la totalité de ce  qu'elle raconte. Consciencieuse toutefois, concernant l'épisode "incestueux", elle procède à une sorte de reconstitution des faits dans la maison familiale des Anfriani, guidée par Charles Colonna d'Anfriani [16] , le maître des lieux. Celui-ci lui confirme l'histoire rapportée, dit-il,  par la tradition familiale en lui montrant, miraculeusement conservé, l'escalier extérieur par lequel le séducteur avait pris la fuite trois siècles plus tôt.

Passons donc à Esther Van Loo, puisqu'elle est la référence précise, qui avait publié vingt et un ans avant, en 1950, Le Vrai Don Juan. Don Miguel de Mañara. Si chez Lady Rose l'on pouvait penser à une usurpation d'identité, c'est carrément de supercherie qu'il convient de parler chez E. Van Loo. En effet, voici un ouvrage de pure imagination que l'on prétend faire passer pour une biographie, en se servant de  procédés pour le moins douteux.

L'outil essentiel de la supercherie est la référence aux sources. A première vue, la bibliographie semble confirmer le sérieux de l'ouvrage : parmi les sources manuscrites, ne sont cités pas moins de seize fonds d' archives à Séville, quatre à Madrid et un à Montemaggiore, Gênes et à Paris respectivement, en tout vingt trois fonds. Dans les "principales" sources imprimées l'on ne trouve pas moins de trente auteurs "d'études". Une "bibliographie sommaire" inclut quatre-vint-dix titres. Enfin quarante autres auteurs "d'études" son mentionnés soit au total cent quatre-vingt-trois références ! Malheureusement, toute vérification est impossible : si les soixante-dix auteurs "d'études" sont bien mentionnés, le titre et les données des publications manquent ; d'ailleurs d'illustres inconnus apparaissent à côté de chercheurs de renom. Des archives prestigieuses côtoient celles de Montemaggiore, de paroisses de Séville ou de certains nobles espagnols non apparentés aux Mañara, dont on se demande quels renseignements ils ont bien pu fournir ; certains dépôts ne contiennent pas les fonds qui leur sont attribués [17] . Cette énumération des sources est un inventaire "à la Prévert", une sorte de bibliographie d'étudiant paresseux, qui cite exhaustivement tous les ouvrages qu'il n'a pas consultés, à l'exclusion de celui qu'il a copié.

Mais surtout, à une seule exception près - celle du Procès en Béatification de Don Miguel - la biographe ne renvoie jamais par une note de bas de page, premier devoir de l'historien, à la source dont elle tire ses renseignements. Elle les tient de "plusieurs arrière-petits-neveux de Mañara" (p. 58), des "descendants de Don Miguel à Séville ou à Ajaccio" (p. 63), des "témoignages concordants" (lesquels? p.84), de la "tradition" omniprésente et, curieusement mentionnés parmi les sources manuscrites (auraient-ils témoigné par écrit?) des témoignages du Prince Fabien Colonna de Leca, de Doña Dolores de Leca, de Don Enrique de Medina y Cabrera et de "trois autres personnes alliées aux Colonna et aux Leca" (p. 315).

Fabien-Charles-Auguste Colonna, dit le Prince Fabien Colonna de Leca, né en 1863, est décédé en 1923, sans descendance connue, donc vingt-sept ans avant la parution du Vrai Don Juan. Madame Van Loo a difficilement pu le rencontrer. Quant aux autres personnages cités, ils ne figurent pas dans les publications de la noblesse espagnole. [18]    

Il semble donc d'agir, quant au Prince, d'un emprunt supplémentaire à Colonna qui dit avoir consulté ses archives, et  de pure imagination, encore une fois,  quant aux autres personnages.

En fait la technique d'amalgame utilisée par Van Loo apparaît clairement. Protégée - pense-t-elle -  par une copieuse bibliographie, elle donne avec précision ses références lorsqu'elle évoque des faits réels de la vie de Don Miguel, par exemple en ce qui concerne sa généalogie, qu'elle reprend de Colonna de Cesari-Rocca sans le citer, ou,  la période qui suit sa "conversion", en faisant appel au Procès en Béatification, dans l'espoir  de faire passer pour authentiques les faits imaginaires qu'elle dit avoir trouvés  dans la tradition ou les témoignages. Et si la jeunesse licencieuse du personnage n'est pas prouvée par le Procès, c'est d'après elle parce que l'on a tout intérêt à la cacher, en ne posant pas aux témoins les bonnes questions. En fait, en dehors de nombreux emprunts à Colonna de Cesari-Rocca [19] et Lorenzi de Bradi, tout le reste n'est que copie - parfois littérale - de Mérimée, embellie et augmentée par l'imagination de l'auteur,  avec quelques trouvailles topographiques et linguistiques personnelles [20] ; le séjour à Séville  ne semble pas lui avoir été profitable. Même lorsqu'elle reprend - sans le citer - Colonna de Cesari-Rocca pour parler des Hispano-Corses illustres, elle ne peut s'empêcher d'inventer un frère et successeur à Mateo Vázquez de Leca dans sa charge de secrétaire royal en la personne de Rodrigo Vásquez (sic) homme "doucereux et impitoyable" auquel "toute la Cour donna le surnom d'Ail Confit" [21] . En fait, Don Mateo n'eut qu'une soeur. [22]

Mais venons-en à Lorenzi de Bradi [23] et à son Don Juan, La Légende et l'Histoire, publié en 1930. Lorenzi est avant tout un amoureux de son île natale, qu'il chante avec enthousiasme, un écrivain qui affiche ses goûts en publiant en 1903 un manifeste du néo-romantisme. C'est le côté patriotique, passionné, qui prend chez lui le pas sur l'historien. Déjà dans La Corse Inconnue, publiée en 1928, il parle de certains Hispano-Corses, se fiant aux légendes et aux traditions reprises par les auteurs anciens avec une sentimentale exagération quant à l'importance de  divers personnages.  Pour Sénèque en exil au Cap Corse, il rappellera la légende de l'ortica di Seneca (p. 33) [24] . Un Battaglini, né à Calvi, devient "général de la flotte espagnole" [25] . Les frères Minucci sont bombardés gouverneurs, l'un de Porto-Bello, l'autre de Pananca (?) [26] . Parmi les ancêtres de Don Miguel, un Valentin Magnara est fait grand amiral du roi d'Aragon et son  fils Tommaso, duc de Malte. Gian Antonio Vincentelli, (c'est-à-dire Juan Antonio Corço Vicentelo en espagnol), "parent et compatriote de Colomb, qu'il avait accompagné dans son grand voyage", est dit "comte de Cattigliano" [27] . Bien entendu, la naissance de Colomb à Calvi est un article de foi.

Un Don Juan corse, pécheur repenti et saint, était de toute évidence un morceau de choix pour ce romantique tardif.  Il a probablement connu le personnage par Mérimée, dont il décrit en détail le voyage en Corse [28] et dont il reprend la fameuse nouvelle en publiant en 1922 La Vraie Colomba.  Il a lu Colonna de Cesari-Rocca. Comme lui [29] , il consacre un chapitre à la dure vie des nobles cinarcais. Il reprend l'épisode de Mañara emportant dans les montagnes le cercueil de sa femme. Il reproduit la coquille Ronsa pour Ronda.

Pour le reste,  il se réfère à la tradition. Le Juge d'Instruction Colonna d'Anfriani [30] lui a fait visiter la maison des Anfriani à Montemaggiore, sans lui parler apparemment de l'inceste traditionnel (que Lorenzi situe à Calvi). Sa connaissance de la vie des anciens nobles et de la géographie corse, d'une part, et des auteurs ayant écrit sur le mythe de Don Juan en Espagne, en France, en Angleterre, en Italie et en Allemagne, qu'il traite dans la première partie de son livre, lui fournit tout ce dont il a besoin pour habiller le Don Miguel séducteur [31] .

Tout nous mène donc, si l'on excepte les fantaisies de Van Loo, à Colonna de Cesari-Rocca, premier auteur corse a aborder la légende noire, et véritable caution scientifique des auteurs précités. Et là, il convient de parler de tromperie romantique par induction.

Colonna, dont nous n'allons pas rappeler ici la carrure scientifique [32] , publie deux travaux sur le même sujet à vingt et un ans de distance : La Vie de Don Juan dans Le Journal le 18 janvier 1896, et Don Juan (Miguel Mañara) Sa famille, sa légende, sa vie, d'après des témoignages contemporains, dans  le Mercure de France, tome CXIX, janvier-février  1917, p. 193-220. [33] . En dehors de nombreuses autres modifications sans incidence sur notre propos, l'essentiel des additions concerne deux points : "La fortune des Vincentelli" (p. 15-29) et "La Légende de Don Juan" (p. 41-60).

Le travail est remarquable à plusieurs égards. C'est, à notre connaissance, la première tentative  pour rétablir la vérité historique sur les Hispano-Corses des XVIe et XVIIe siècles. Il dépoussière Filippini et la Colonna Sacra [34] , notamment. Il fait les premières recherches documentées sur la famille des Vicentelo, heureusement complétées trois quarts de siècle plus tard par Enriqueta Vila Vilar ; il s'intéresse au Secrétaire Vázquez de Leca [35] , auquel il attribue une Histoire de Corse anonyme dont Colonna est l'inventeur et lui découvre, le premier, un neveu du même nom. Lorsqu'il  cite les anciens, il le fait avec quelques réserves. [36] C'est la publication de ces recherches, pensons-nous, qui aurait pu motiver en partie la publication de la seconde mouture de son travail.

En revanche, nous ignorons ce qui a conduit Colonna à introduire la légende noire dans un chapitre qui n'est, comme le dit O. Piveteau "en fait qu'une longue et explicite paraphrase des Ames du Purgatoire, de Mérimée", paraphrase reconnue comme telle dès le départ et tempérée in fine par une restriction pour le moins ambiguë : "Ici nous romprons avec la légende qui se poursuit dès lors manifestement à l'écart de la vérité" [37] .

Quoiqu'il en soit, nous nous trouvons en présence d'un texte documenté et sérieux, au milieu duquel et pour un quart de son extension, l'auteur a introduit une légende dont il ne cache pas l'origine, Mérimée ( sauf pour la tentative d'inceste in Corse, qui est de son cru) et qu'il assortit d'une "réserve prudente à l'endroit des agréments dont l'auteur de Clara Gazul se plaisait à farder la vérité". N'empêche ; l'article démarre in medias res par la "légende corse de Don Juan " à savoir l'inceste corse, même si elle est expressément contredite par une discrète note, trois pages plus loin [38] . Le chapitre tiré de Mérimée est magnifié par une coda personnelle, cette fois-ci sans donner ses sources : Don Miguel s'enfuyant au fond des montagnes de Ronsa (Ronda) "emportant le cercueil de sa femme". [39] Intercalée entre, d'une part, des recherches documentées sur la généalogie de Don Miguel et les Corses de Séville et, de l'autre,  l'indiscutable Procès en béatification, la paraphrase de Mérimée présente toutes les caractéristiques de l'amalgame. La petite réserve qu'il formule sur cet auteur a été balayée par avance car, comme dit Colonna, "il faut donc, pour connaître Mañara, lire Les Ames du Purgatoire".

Il nous semble que Colonna de Cesari-Rocca , tout en se protégeant par de discrètes réserves, et des notes de bas de page [40] , expose la légende noire, ou la vision romantique si l'on préfère, de Don Miguel par le procédé des parts inégales, consistant à exposer la thèse d'une façon convaincante, et l'antithèse en petits caractères pour ainsi dire, ce qui, tout en restant apparemment impartial,  permet d'induire la contrevérité chez un lecteur peu attentif, ou convaincu d' avance. Le mobile d'un tel procédé reste pour nous un mystère.

Nous ne relirons pas ici, comme nous le conseille Colonna, Les Ames du Purgatoire. Personne ne considère son brillant auteur comme un historien impartial. L'on sait qu'il privilégie "les caractères violents et les époques forcenées" [41] . Il le dit lui-même: "Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes". Mais il aime aussi la mystification et le canular : il invente le personnage de Clara Gazul, comédienne espagnole, mais c'est le portrait de Mérimée sous la mantille qui apparaît dans le livre. Il en tire l'anagramme Guzla pour en faire le recueil de poèmes d'un auteur imaginaire. Et d'ailleurs,  les changements quant au nom du héros entre Marana et Maraña [42] ne seraient-ils pas un clin d'oeil "à la Guzla"? Car Mérimée n'ignore pas que maraña en espagnol, veut dire embrouillamini, tout comme enmarañar, c'est embrouiller.

En ce qui concerne l'Espagne, qu'il connaît bien, de fines observations côtoient parfois chez l'auteur des trouvailles surprenantes. Par exemple, racontant les courses de taureaux dans ses Lettres d'Espagne,  il décrit d'étranges banderilles : "Quelquefois, et dans des occasions solennelles, la hampe de la banderille est enveloppée d'un long filet de soie dans lequel sont renfermés de petits oiseaux en vie. La pointe de la banderille en s'enfonçant dans le cou du taureau, coupe le noeud qui ferme le filet, et les oiseaux s'échappent après s'être longtemps débattus aux oreilles de l'animal" [43] . Fantaisie débridée ou alors plaisanterie d'un informateur andalou excédé par la curiosité du touriste ? Nous n'avons pu en tout cas trouver la trace de ce merveilleux spectacle "son et lumière" chez les historiens de la corrida.

La source de Mérimée - et de ceux qui l'ont suivi -  est "la tradition sévillane". L'on sait que toute vie exemplaire, pour être frappante, doit être précédée d'une existence pécheresse qui aboutit à la conversion. Mais, quitte à se référer à la tradition sévillane, l'on aurait pu dire qu'avant Don Miguel c'est un autre Hispano-Corse qui en avait fait les frais, Don Mateo Vázquez de Leca, le neveu et homonyme du Secrétaire favori de Philippe II. [44]

Ainsi donc, les sources de la légende noire corse de Don Miguel remontent toutes à Mérimée, lequel en avait écrit la fiction. N'oublions pas une source commune, la confession du coupable. Dans le Discours de la Vérité, écrit vers la fin de sa vie, il confesse: "Plus de trente ans durant abandonnai-je le saint mont de Jésus-Christ, et fus aveugle et fou, au service de Babylone et de ses vices, bus au vil calice de ses plaisirs et, ingrat envers mon Seigneur, servis son ennemie, sans point me rassasier de boire aux viles mares de ses abominations" [45] . Et, d'une façon encore plus précise, dans le testament rédigé peu avant sa mort : "J'ai servi Babylone et son prince le démon avec quantité d'actes abominables, des adultères, des jurons, des scandales et des larcins". Nous reviendrons sur cet aveu, preuve tant estimée des inquisiteurs de tout poil. Mais notons en passant que Mañara ne s'accuse pas de duels, d'homicides, de stupre ni d'inceste, qui font l'essentiel de sa légende,  ce qui ne lui aurait pas été plus difficile.

Résumons-nous : tous les auteurs de la légende noire renvoient finalement à Colonna de Cesari Rocca, qui est le premier à faire état d'un voyage de Don Miguel (ou Don Juan ?) en Corse. En fait, avec son goût déjà signalé pour l'amalgame, il juxtapose dès le départ deux éléments différents, la "légende corse de Don Juan" et l'histoire de Don Miguel Mañara, "le seul Don Juan historique, celui dont Mérimée nous a narré la vie". S'agissait-il dans le premier cas "d'une espèce de Don Juan Corse, issu de l'imagination d'un poète du maquis" ou bien de Don Miguel, descendant des Anfriani ? Après avoir laissé planer un doute scientifique, Colonna de Cesari Rocca finit par trancher six pages plus loin : "le héros de la légende corse est bien Miguel Mañara Vicentelo de Leca y Colonna" (p. 7). Les auteurs suivants ne doutent plus ; ils appliquent automatiquement à Don Miguel ce que Colonna de Cesari Rocca imputait à Don Juan.

La "légende corse" est fondée sur "la tradition" relative à un Don Juan - qui aurait eu, en l'occurrence, un nom corse -, celle qui voit le père du séducteur partant pour l'Espagne après des amours illicites avec une proche parente, et Don Juan revenant bien plus tard pour séduire sa demi-soeur qui en aurait été le fruit. Voici ce que dit l'auteur lui-même sur les origines de la légende, en note de bas de page :  "le fait, d'après la tradition corse, se serait passé au XVe siècle et aurait provoqué la révolte des habitants de Calvi contre les Aragonais qui occupaient la ville (1421). Le capitaine espagnol qui y commandait, Don Juan de Liñan, fut en effet contraint de s'enfuir avec sa garnison à Bonifacio ; mais le chroniqueur contemporain, qui nous fournit des détails circonstanciés de l'insurrection, ne fait aucune allusion à l'attentat qui en aurait marqué le point de départ" (Note 1, page 3. C'est nous qui soulignons). Et, en effet, Giovanni della Grossa dit textuellement : "Profitant de l'éloignement d'Alphonse [V d'Aragon] les habitants de Calvi se révoltèrent, taillèrent en pièces la garnison aragonaise et se donnèrent à la République de Gênes" [46] .

Il appartiendra à d'autres de rechercher l'existence et les origines de la tradition corse citée par Colonna de Cesari Rocca et, si elle existait, pourquoi d'un séducteur traditionnel corse, du sévillan romanesque Don Juan de Marana de Mérimée, et du personnage historique, sévillan d'ascendance corse, Don Miguel Mañara en a-t-il fait un seul et même personnage.

. Nous nous bornerons ici à rappeler un fait et risquer une hypothèse quant à l'évolution de la légende.

Le premier auteur à situer le délit présumé de Don Miguel à Montemaggiore semble être Esther Van Loo, donc en 1950. C'est bien dans ce village en effet que Colonna de Cesari Rocca situe une  aventure amoureuse, mais c'est celle du père de "Don Juan" qui "d'après la tradition corse" y aurait séduit "une de ses parentes au degré prohibé par l'Eglise". En revanche le fils, "Don Juan", "s'embarqua pour Calvi [...] et se présenta dans la maison de Scio Anfrino (sic) son parent, où habitait" sa demi-soeur.  Quand il revient sur cette légende, Lorenzi de Bradi ne doute plus : Don Miguel est Don Juan et donc le père de celui-ci est Don Tomas. Et il insiste à son tour sur la différence géographique : Montemaggiore est le lieu du forfait du père ; la  soeur de Don Miguel vivait à Calvi chez son oncle Anfriano. C'est d'autant plus frappant que, comme nous l'avons déjà indiqué, le Juge d'Instruction Jean Baptiste Colonna d'Anfriani, qui reçoit Lorenzi dans sa maison de Montemaggiore, ne semble pas établir de rapport entre ce village et Don Miguel. 

Pourquoi E. Van Loo, qui reprend les textes déjà cités, situe-t-elle la première le lieu de l'hypothétique délit imputé à Don Miguel dans le village de Montemaggiore ? Nous ne pouvons que risquer une supposition. L'auteur a bien visité le village : elle dit y avoir consulté les archives des Colonna d'Anfriani qui s'y trouvent. L'avocat et homme politique Charles Colonna nous est décrit, selon des témoignages récents,  comme un personnage flamboyant, brillant pénaliste, amateur de sensations fortes, de sociétés théosophiques et de jolies femmes. Il ne lui déplaisait pas, semble-t-il, de se dire le dernier descendant de Don Juan. Sans doute éprouvait-il aussi quelque plaisir à présenter sa demeure comme le lieu d'un si spectaculaire forfait du séducteur. S'il ne l'a pas prétendu lui-même, nul doute qu'Esther Van Loo, qui ne brille pas par la sévérité de sa rigueur critique, se l'est tenu pour dit.

Voyons à présent comment les allégations des auteurs cités se tiennent face aux faits historiquement prouvés.

 

3. L'enfance.

Nous ne reviendrons pas sur la généalogie des Magnara, que tous les biographes reprennent à partir des probanzas [47] , ou preuves de noblesse et de pureté  de sang qui ont dû  être faites à deux reprises, pour la concession de l'habit de chevalier de Saint-Jacques au fils aîné des Mañara en 1628, et de celui de Calatrava [48] pour le benjamin, Miguel, en 1635. [49]

Quant à Don Tomás Mañara, père de Don Miguel, il est né à Calvi, vers 1574 [50] . Il est parti vers les Indes, tout comme l'avaient fait avant lui son père - qui se trouvait au Pérou depuis au moins 1586 - et son oncle, ainsi que ses trois frères, Domingo Tiberio, Juan Tiberio et Lucas Tiberio [51] . Fortune faite, il s'installe à Séville et épouse en 1612 une Corse de Séville, sa lointaine cousine Jerónima Anfriano Vicentelo, arrière-petite-nièce du grand Corço. Dix enfants naissent de cette union, dont quatre mourront encore nourrissons, et trois autres en pleine jeunesse [52] . Le lourd tribut de la mortalité infantile était à l'époque le plus équitablement partagé parmi les différentes couches sociales, y compris la famille royale : entre 1527 et 1611 sur trente quatre princes ou princesses nés en Espagne, la moitié n'atteignirent pas l'âge de dix ans [53] . Des trois survivants de la famille Mañara, l'une des soeurs - Isabel - assurera la descendance, mais non le maintien du nom de Mañara, par son mariage dans la noble  famille des Tello de Guzmán ; l'autre - Ana María - sera religieuse, le troisième enfant survivant, notre Don Miguel, né en 1627,  héritera du nom et du majorat de la famille.

Van Loo imagine son enfance, partagée entre le "vieux château familial entouré d'un grand parc où croissent les fleurs les plus rares" [54] et le palais sévillan,  bercée par les histoires guerrières de  Don Tomás contre les Morisques, comme en témoignent les lances et les trophées enlevés aux Infidèles, ou contemplant le calice d'or que le père avait arraché des mains du sacrilège cadi de Vejer [55] après lui avoir fendu le crâne. Ce sont Les Ames du Purgatoire qu'elle reprend, et parfois mot à mot, sans bien entendu citer Mérimée. Or Don Tomás, qui a été un commerçant toute sa vie, n'a pu prendre part à la Guerre des Alpujarras [56] car celle-ci, commencée en 1567, s'est terminée en 1571, alors qu'il est lui-même, on l'a dit,  né probablement en 1574. [57]

Quant au château familial, nous n'en avons pas trouvé la trace. Contrairement à son illustre parent Vicentelo, propriétaire de seigneuries très étendues - Cantillana, Villaverde, Brenes -, Don Tomás est un citadin [58] depuis qu'il s'est fixé à Séville, dans la paroisse de saint Nicolas, d'abord, où sont baptisés les huit premiers nés. Il achète, ensuite, fin 1623, de Diego de Almansa, un bâtiment qui deviendra par la suite le Palais Mañara, où naîtront les deux derniers enfants, Miguel en 1627 et José, qui vivra fort peu,  en 1630 [59] . Don Tomás avait acheté l'immeuble, bâti au XVIe siècle, à la famille Almanza en 1623, pour la somme considérable de 13.000 ducats, auxquels il avait ajouté encore 20.000 pour le restaurer à son goût. C'est l'architecte milanais Antonio Maria Aprile de Corona qui avait été chargé des travaux. L'une des richesses du palais, et non des moindres alors que la nappe phréatique de Séville était saumâtre et parfois polluée, c'étaient les deux "pajas de agua", qui amenaient  de l'eau pure de la ville voisine, Carmona.

Comme le Palais a été récemment restauré à l'identique par la Junta de Andalucía pour y héberger ses services culturels, et que l'on dispose de l'inventaire des biens qui le meublaient [60] , il est aisé de l'imaginer tel qu'il était à l'époque. La longue et sombre façade en pierre du bâtiment à deux niveaux est percée par un portail en marbre encadré par deux colonnes et surmonté d'un long balcon en fer forgé. C'est également une lourde porte en fer forgé qui permet l'accès à une  cour, au centre de laquelle se trouve une fontaine en marbre blanc de forme octogonale. L'escalier Renaissance permet d'accéder au premier étage, où se situent les salles d'apparat, aux plafonds à caissons de style mudéjar.

La famille vivait au premier étage en hiver, l'été au rez-de-chaussée, qui communiquait d'un côté avec la maison contiguë où logeaient les serviteurs (seize hommes et dix-huit femmes à l'époque) et de l'autre avec les écuries  qui abritaient deux voitures, les mulets et les chevaux. Des tapisseries de Bruxelles, et  pas moins de cinquante-quatre tableaux ornaient les murs. Dans l'oratoire, sous le grand tableau représentant saint Thomas et le Christ, des chandeliers et des calices en argent. Et parmi ce que l'inventaire appelle des "choses extravagantes" (cossas extrauagantes), au milieu des céramiques des Indes, des lits de voyage, des chaises à porteurs et des braseros en cuivre, les esclaves : une mulâtresse, María Aldona, une autre, Isabel, une négresse, Margarita "qui s'occupe de la cuisine" et un petit mulâtre Mateo de douze ans [61] .

Quelle fut, dans ce palais, l'enfance de Don Miguel ? Nos auteurs ne prennent pas de grands risques à la dire empreinte d'une éducation chrétienne, même si l'enseignement du catéchisme du diocèse d'Ajaccio qu' E. Van Loo emprunte encore une fois à Colonna, en le déformant, paraît pour le moins hasardeux. [62] A cela il convient d'ajouter un peu de lettres, beaucoup d'armes, d'équitation et de chasse, comme c'est la règle chez les jeunes nobles de l'époque.

 

4. La jeunesse débauchée.

C'est à l'âge de quatorze ans, selon nos auteurs, que Don Miguel, en assistant à la pièce de Tirso de Molina Le Burlador de Séville, se propose de devenir le vrai Don Juan. S'il est impossible de prouver que cet événement n'a pas eu lieu, il semble toutefois fort improbable.

La pièce précitée est, on le sait, l'histoire d'un débauché, Don Juan Tenorio ; cette dernière présente avec celle attribuée à Don Miguel une si grande similitude, que l'on peut se demander, en effet, si faute d'en avoir été le modèle - ce qui est chronologiquement impossible [63] - elle n'aurait pas pu inspirer notre personnage. La comédie a bien été représentée à Séville en 1626, et à nouveau en 1627 et 1629, par la troupe de Roque de Figueroa [64] . Il n'est pas impossible qu'elle ait été donnée à nouveau en 1641, lorsque Mañara avait quatorze ans, mais à l'époque la famille était  doublement endeuillée par le décès l'année précédente de l'héritier du majorat, Juan Antonio, Chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, âgé de vingt-sept ans et,  quelques mois avant seulement, celui de Francisco qui, à l'âge de dix-neuf ans venait d'être confirmé successeur de Don Mateo Vázquez de Leca comme chanoine de Séville et archidiacre de Carmona [65] . Dans ces conditions, l'assistance d'un fils de famille noble à un spectacle aussi inconvenant que semblait l'être à l'époque une pièce de théâtre paraît inconcevable.

Mais, même si c'était le cas, les débuts de Don Miguel dans sa carrière licencieuse à l'âge de quatorze ans témoigneraient d'une rare précocité, et sa  période de débauche -  qui se termine pour les auteurs à vingt et un ans, lors de son mariage [66] - aurait été d'une extraordinaire fécondité, compte tenu du nombre d'incartades et de voyages que l'on lui prête.

 On dit, en effet, qu'il fit la guerre des Flandres, après un voyage à travers l'Europe. Or, Don Miguel ne fut pas un grand voyageur ; en fait, il ne fut pas un voyageur du tout, puisque dans les documents rédigés à l'occasion de son mariage il déclare n' avoir jamais "hecho ausencia", c'est-à-dire n'avoir jamais été domicilié ailleurs qu'à Séville [67] , ce que confirment d'autres témoins. Par la suite, il ne s'absenta de cette ville - en dehors des étés qu'il passait régulièrement dans les domaines de sa femme, à Montejaque - qu'à deux reprises et encore pour des voyages officiels à Madrid, en 1657, faisant partie d'une délégation du Conseil Municipal de Séville - où il était Caballero Veinticuatro  et Alcalde Mayor - pour complimenter le Roi à l'occasion de la naissance du prince héritier [68] , et à nouveau à Madrid en 1664 afin de mener avec la Couronne une négociation fiscale au nom du Consulat de Séville dont il était un membre prestigieux [69] , même s'il ne s'y montrait pas particulièrement actif.

Peu ami des voyages, nous venons de le voir, Don Miguel n'était pas davantage d'un naturel guerrier. Il aurait pu s'inspirer de son cousin Don Juan Vicentelo Bocha, fils du grand Corço, qui prit part en 1588 à l'aventure de l'Invincible Armada, à bord de la nef capitaine [70] et  qui commanda en 1596 une compagnie envoyée libérer Cadix des Anglais qui y avaient débarqué [71] . Même lorsqu'une occasion se présente à la porte, comme lors de la campagne du Portugal où  nombre de chevaliers sévillans - y compris son beau-frère Don Juan Gutierrez Tello ainsi que son neveu Don Juan Tello de Guzmán - s'engagent à la tête de leur compagnies en 1658, Mañara, qui avait trente et un ans à l'époque, préfère contribuer financièrement à l'entreprise peut-être, comme le dit charitablement son biographe, pour ne pas mettre en danger le dernier héritier mâle du nom [72] .

Tout ceci remet l'inceste de Montemaggiore à sa juste place. Dès le départ, trois sur quatre des auteurs de la légende noire corse se rendent coupables d'un anachronisme frappant: la demi-soeur de Don Miguel serait la fille naturelle de son père, Don Tomás, engendrée avant son départ de Corse. Or, l'on retrouve ce dernier au Pérou déjà en 1600 [73] . Si donc l'affaire s'est passée vers les dix-huit ans du séducteur, en 1645, la pure jeune fille ne devait pas être éloignée de la cinquantaine. Le problème n'échappe pas, pour une fois, à Van Loo, qui le règle avec son imagination habituelle en inventant deux demi-soeurs, une Rosa-Ninna, l'aînée, et une deuxième, Vannina, engendrée par Don Tomás à l'occasion d'un voyage d'affaires en Corse, un peu avant la naissance du demi-frère. Cependant  aucun autre auteur ne fait état d'un quelconque voyage du père présumé hors de Séville après qu'il s'y est établi. Par ailleurs, nous avons déjà signalé les contradictions entre les auteurs de la légende noire et les tenants de la "tradition familiale" quant au lieu de la tentative, Calvi ou Montemaggiore.

 

5. Les légendes de la légende.

Rappelons, pour compléter le sujet, ces étranges événements qui surviennent dans l'existence du jeune Mañara, à en croire nos auteurs.

Un jour, alors qu'il se promène le long du Guadalquivir, il demande par bravade du feu à un passant de la rive opposée qui fume son cigare. Acquiesçant, celui-ci tend le bras qui traverse le Grand Fleuve des Arabes [74] pour le présenter à notre héros, impassible, bien entendu. Le passant, on l'aura deviné, est le diable.

Une autre fois, interrogeant les personnages endeuillés qui transportent un cadavre vers sa dernière demeure, il s'entend répondre que le cercueil contient le corps de Don Miguel Mañara ; et lors des solennelles funérailles auxquelles, intrigué,  il a voulu assister, la même réponse lui est faite à la même  question.

Un soir, il poursuit une attirante silhouette féminine au visage voilé. Lorsqu' enfin, l'atteignant à la porte d'une église, il en écarte le voile, c'est la terrifiante tête d'un squelette qui lui sourit.

Aucun des biographes sérieux de Mañara ne cite ces allégations. En fait, c'est Colonna de Cesari-Rocca qui en fait justice lui-même, toujours en petits caractères dans une note de bas de page [75] . La légende des Ames du Purgatoire "se trouve  dans les Soledades de la Vida y desengaño del Mundo de Gaspar Lozano [76] , imprimées à Madrid en 1663" c'est-à-dire du vivant de Don Miguel. "La scène de Miguel assistant à ses propres funérailles existe [...] dans la légende de tous les temps et de tous les pays. Elle était répandue en Espagne dès le XVIe siècle. S'appuyant sur un texte de 1572" (avant donc la naissance de notre personnage) " et sur celui de 1663, M. Gendarme de Bevotte, dans sa remarquable étude sur La Légende de Don Juan, dit que cette légende a été gratuitement attribuée à Miguel Mañara" [77] .

Il a été dit plus haut qu'un autre Hispano-Corse, Don Mateo Vázquez de Leca, le neveu du Ministre de Philippe II, né cinquante-quatre ans avant Don Miguel, a bénéficié, si l'on peut dire, de la même "tradition sévillane" quant à une jeunesse prétendument licencieuse suivie de sa conversion. Ses deux premiers  biographes , qui publièrent respectivement en 1663 et 1692 - donc à une époque où la légende de Don Miguel n'aurait pas eu le temps de se forger - parlent de la conversion et entre autres de l'épisode du squelette voilé. En fait, comme le dit mieux que nous ne pourrions le faire Hazañas, "nous avons de tout temps été friands de légendes et [...] lorsque nous nous trouvons face à des vertus éminentes, nous les attribuons au désir d'effacer des péchés encore plus extraordinaires" [78] .

 Tout cela se place dans le contexte d'une légende sévillane plus large, celle qui donna lieu à la pièce de Tirso (ou de Claramonte) Le Burlador de Séville, légende qui a été abondamment évoquée par les auteurs et notamment, parmi les Français, par Gendarme de Bevotte et Antoine de Latour.

Pour être complets, nous devrions rappeler le seul fait extraordinaire attesté par un témoignage authentique de l'époque - qu'il soit vraisemblable ou non est une autre histoire -  puisqu'il figure dejà chez Cárdenas, le premier de ses biographes, avant d'être mentionné dans le Procès en Béatification,  celui du page Alonso Pérez de Velasco relatif à la rue du Cercueil : Don Miguel, accompagné de son valet, se dirigeait vers un rendez-vous nocturne et dangereux lorsque, passant devant une église, il entend les chants funèbres qui en sortent. S'approchant, il ne  trouve qu'une église éclairée et déserte. Plus tard, alors qu'il passent tous deux, maître et valet,  par la rue du Cercueil, Don Miguel reçoit un coup à la nuque, sans qu'il puisse en voir l'auteur, qui le laisse étourdi  par terre et il entend une forte voix  : "Apportez le cercueil ; il est déjà mort". Une fois rétablis tous deux rentrent au Palais Mañara, pour apprendre le lendemain que des spadassins les attendaient au lieu où ils pensaient se rendre.

Les biographes ne trouvent aucune explication rationnelle à ce récit, si ce n'est la faiblesse des témoignages en général, et en particulier de celui du page qui, quarante ans après des faits ayant eu lieu alors qu'il était âgé d'environ quatorze ans,  avait eu le temps de se convaincre de sa participation à ce qu'il avait peut-être entendu de son maître. Celui-ci lui aurait raconté sans doute un cauchemar ou  une hallucination, ce qui n'aurait pas été surprenant compte tenu de son  caractère, obsédé par l'idée de la mort, peut-être parce  que son enfance avait été endeuillée par tant de décès familiaux, ce que corroborent d'autres traits de caractère, comme sa crainte maladive [79] de l'orage, propres à un naturel émotif.

Nous voyons donc que les allégations des auteurs étudiés apparaissent dépourvues de tout fondement. Mais nous n'irons pas, à l'inverse,  jusqu'à affirmer que la jeunesse de Don Miguel a été un exemple de vertu, exempte d'aventures amoureuses, qui n'auraient pas été surprenantes chez un homme jeune, noble et riche. Tout ce que l'on peut dire, c'est que l'on n'en retrouve pas la trace. Même dans les rapports de police relatifs à des algarades nocturnes   d'autres jeunes nobles, son nom ne figure pas aux côtés de ceux de son beau-frère Don Juan Gutiérrez Tello ou du cousin de celui-ci le marquis de la Algaba [80] , par exemple. Des témoins le disent adroit au maniement de l'épée autant que du pinceau, habile aux combats de taureaux, bon cavalier et poète amateur. Avec ça, fier, orgueilleux même et parfois coléreux [81] ; menant en somme la vie ordinaire des jeunes fortunés de son époque.

 

6. Le mariage.

Pour les rapporteurs de notre légende, le mariage de Don Miguel n'apparaît que comme le prologue à sa conversion,  une sorte de  limbe de treize ans sans vice ni vertu sur lequel il n'y a pas lieu de s'étendre. Il faudrait tout de même en dire quelques mots.

Don Tomás est sur la fin de sa longue vie. Elle a été fertile en succès commerciaux, en accumulation de richesses, l'une des plus importantes fortunes de Séville investie en juros [82] , en charges honorifiques au Consulat des marchands et au Cabildo ou Mairie de Séville, achetées à prix d'or selon l'usage. Pendant cette période, il avait marié une fille dans la noblesse, obtenu les habits de Saint-Jacques et de Calatrava pour deux de ses fils ; le troisième était promis à une brillante carrière ecclésiastique. Mais il a vu aussi souvent la mort frapper et non seulement les enfants : il a vu disparaître Francisco, l'homme d'Eglise, à l'âge de dix-neuf ans et surtout Juan Antonio, l'aîné et le titulaire du majorat, âgé de vingt-sept ans, bien marié mais sans héritier. Il ne lui reste donc que Miguel, treize ans,  pour perpétuer la grandeur de son nom : il convient donc de le marier dès qu'il en aura l'âge.

Don Tomás trouve la perle en la personne de Doña Jerónima [83] Carrillo de Mendoza y Castrillo Fajardo,  fille de Don Diego Carrillo, de la famille des Comtes de Priego, Chevalier de l'ordre de Saint-Jacques et de Doña Ana, héritière des seigneuries de las Cuevas del Becerro, Benaoján et Montejaque [84] . Les longues négociations terminées, tout est prêt en 1648 pour le mariage de Miguel, vingt et un ans et Jerónima, qui en a vingt. [85] Mais Don Tomás décède en avril à l'âge - très avancé pour l'époque - de soixante quatorze ans más o menos et même son fils, empêtré dans les complications administratives de la succession, ne peut que se faire représenter à son propre mariage, qui a lieu à Grenade en août de la même année. Le jeune couple s'installe au palais des Mañara, inclus dans le majorat, où Doña Gerónima  née Anfriano, qui en garde l'usufruit à vie, demeure encore quatre ans jusqu'à son décès en 1652, à l'âge de soixante-quatre ans environ [86] .

L'existence du couple se partage entre vie publique et vie privée. Dans la première sphère, les obligations protocolaires sont nombreuses, car Don Miguel est Alcalde Mayor et Provincial de la Santa Hermandad [87] . La transmission de cette dernière charge chez les Corses de Séville mérite d'être rappelée : elle était en effet depuis le début du siècle dans la famille du grand Vicentelo, étant la propriété du marquis de Villamizar, l'époux de Doña Bernardina, fille du Corço. En 1603, et moyennant 23.000 ducats, la charge est transmise à Don Antonio Petruche, également d'origine calvaise. Après la déchéance économique de celui-ci, Don Tomás l'acquiert aux enchères publiques au prix de  21.620 ducats pour son fils Juan Antonio mais celui-ci, peu avant son décès, la rétrocède à son père, lequel en fait bénéficier à son tour son gendre Don Juan Tello de Guzmán pendant une courte période. Intégrée dans le majorat des Mañara, c'est ainsi qu'elle revient en fin de course à Don Miguel [88] . C'est dire comment les hautes fonctions - de même que les autres dignités - étaient bradées par la Couronne toujours à court d'argent malgré celui des Indes, à cause de l'interminable guerre des Flandres [89] , et comment elles devenaient héréditaires à moins d'une faillite familiale.

Ces  fonctions de Alcalde Mayor et Chevalier Veinticuatro comportaient également certaines obligations : nous avons vu Don Miguel voyager à Madrid pour des motifs protocolaires. Il fit également partie de certaines Commissions municipales, sans s'y montrer, semble-til,  particulièrement actif. En revanche, contrairement à son père, il ne semble s'être guère occupé de commerce, ni directement, ni en participant activement aux travaux du Consulat des marchands, où Don Tomas aurait tenu un rôle éminent [90] .

Dans sa vie privée, ses biographes le disent bon administrateur. Il a donc dû s'occuper de gérer ses juros, qui constituaient la plus grande partie du majorat. Les affaires des Corses de Séville avaient en effet bien changé depuis les temps du grand Vicentelo. [91] La priorité était alors la Course des Indes. Vicentelo investissait donc le profit qu'il tirait des importations des Indes en terrains agricoles qui lui fournissaient le vin et les denrées qu'il exportait en retour : ce sont principalement les seigneuries de Cantillana, Brenes et Villaverde, en tout mille cent vingt-deux feux - sur lesquels le seigneur avait droit de justice civile et criminelle - et de grandes étendues d'une terre fertile qui lui rapportaient un million de maravédis par an. Des juros, aussi, plus de 30 millions placés à près de 7% en moyenne, soit un revenu de plus de 2 millions de maravédis [92] à ce titre.

En revanche, du temps de Don Tomás, les capitalistes deviennent de plus en plus  des financiers. Soit parce que la rentabilité des juros était bien supérieure à celle de l'agriculture [93] , soit parce que la Couronne payait souvent ses dettes en juros, le fait est que la fortune de Don Tomás était dans sa plus grande partie constituée par un portefeuille très diversifié composé de trente et un juros, pour un total de 86 millions et demi de maravédis, qui rapportaient un intérêt de 5 %, soit plus de 4 millions de maravédis par an.

Quant à la vie privée du couple, ses biographes dépeignent Don Miguel comme un mari attentionné, qui accompagne son épouse pour de longues vacances estivales à Montejaque. Fut-il d'une moralité sans faille pendant ces treize années ? Il est curieux de constater que les auteurs de la légende noire, toujours prêts à se saisir de n'importe quel argument, le laissent entendre par leur silence alors que dans son testament il confesse, parmi ses autres péchés, l'adultère. L'un de ses biographes [94] avance pourtant, pour mieux les combattre, certains faits qui pourraient intéresser un chercheur malveillant :  un acte de décès de 1657 relatif a un enfant, prénommé Miguel, qui était élevé dans un quartier pauvre aux frais de Don Miguel Mañara. Un autre document, de 1655,  parlant d'un nourrisson déposé à la porte du palais Mañara. Des legs pour une María Josepha, "que j'ai élevée" et pour deux religieuses, María de Santa Inés et María de San Vicente, des "orphelines que j'ai élevées". Un témoin au Procès en Béatification déclare avoir connu Juan de Dios, un filleul de Don Miguel qui avait grandi au palais. Tout cela n'est, selon Martín Hernandez [95] , qu'une preuve supplémentaire de  générosité ; il est vrai qu'en cette Espagne les désargentés qui ne s'embarquaient pas pour les Indes ou les Flandres n'avaient d'autre recours que la fonction publique, l'Eglise ou la charité des riches. Il n'en reste pas moins  que ceux-ci pouvaient avoir eux aussi des faiblesses. Don Tomás, par exemple,  avait eu, avant son mariage il est vrai, une longue liaison et peut-être même une fille avec une esclave mulâtresse nommée Martina [96] . Coïncidence et protection peuvent expliquer ces faits  tout comme celui d'avoir appelé Mateico un jeune mulâtre que nous avons déjà rencontré, né au palais que fréquentait assidûment Don Mateo Vázquez de Leca.

 

7. La conversion.

Le jeune couple, nous l'avons dit, fuyait la chaleur de l'été sévillan pour se réfugier pendant de longues périodes à Montejaque, l'une des trois seigneuries de la jeune Doña Jerónima. Benaoján et Montejaque sont deux villages situés à environ 150 km de Séville, non loin de Ronda, sur un haut plateau entouré par la Sierra de las Nieves, lieu de contrastes saisissants entre les quelque 2.000 mètres du Pico de la Torrecilla et les 1.000 mètres en profondeur de la faille G.E.S.M., peuplé d'animaux sauvages - la chèvre ibérique, le lynx, la loutre, entre autres - et recouvert de pinsapos, cet ancêtre en voie de disparition de nos sapins, dont certains ont mille ans. Le nom de la sierra vient d'une industrie locale séculaire. Déjà du temps des Arabes, les habitants de certains villages entassaient la neige dans ce que nous appelons en Corse des nivere, des puits verticaux taillés dans la roche où la neige était tassée et extraite plus tard par des galeries latérales.  De vieilles chroniques rappellent qu'en 1624, trois ans avant la naissance de Don Miguel, une grande quantité de glace avait été commandée par le duc de Medina Sidonia pour une chasse organisée en l'honneur de Philippe IV. [97]

Quant à la vie de ces villages à la fin du XVIe siècle, un manuscrit de l'époque [98] conservé à la Mairie de Benaoján nous permet de l'imaginer. Il est d'ailleurs probable qu'elle n'avait pas beaucoup changé du temps de Don Miguel un demi-siècle plus tard, sauf en ce qui concerne la religion des habitants. La révolte des Morisques, déjà évoquée, qui en dehors des Alpujarras, près de Grenade, s'était aussi déroulée dans les Sierras de Ronda et de Marbella, avait pris fin avec leur défaite et leur expulsion. Les terres ainsi libérées étaient attribuées par tirage au sort à des Chrétiens venant d'autres régions,  généralement désignés par les nobles auxquels le territoire avait été donné en seigneurie par le Roi pour les récompenser d'un fait d'armes lors de la Reconquête. Le manuscrit décrit la procédure de délimitation (apeo) et de tirage au sort des lots (repartimiento de suertes), après avoir décrit brièvement la vie économique de la région.

Avant l'expulsion il y avait à Benaoján cent vingt-cinq maisons peuplées par des Morisques convertis, et une demi-douzaine d'autres appartenait à  des cristianos viejos. Le territoire était arrosé par le fleuve Alcobacín, venant de Ronda, ainsi que par un affluent prenant sa naissance dans une source locale [99] . On y produisait du blé, du raisin, du lin, de la soie, ainsi que du fromage de chèvre et de brebis. Le porc, qui est devenu aux XIXe et XXe siècle la principale richesse de la région, a été introduit bien entendu après le départ des Morisques qui, même convertis ; continuaient de le détester. En revanche, l'une des principales richesses, la production de la soie, semble disparaître avec les Morisques. Le seul moulin appartenait au seigneur de Benaoján et Montejaque, le marquis d' Ardales et comte de Teba. [100]

L'existence du jeune couple devait être des plus paisibles. Ils se rendaient assidûment à l'Eglise de Santiago dont le prêtre, Don Alonso García Garcés, natif de Benaoján, et de leur âge, devient un ami [101] .  Don Miguel sacrifiait à sa passion pour la chasse : la sierra regorgeait de chevreuils, lapins et perdreaux.  Une chute de cheval, que d'autres situent à Jerez, le mit un jour en danger, selon son page, témoin au Procès en Béatification. Rien ne nous dit si ni comment, Doña Jerónima ou lui-même exercèrent leur droit féodal dans leurs seigneuries, qui devaient compter entre deux et trois cents feux. Quoi qu'il en soit, leur existence se déroulait dans l'aisance et la tranquillité, partagée entre le palais de Séville et la vieille maison seigneuriale à Montejaque. Et c'est justement dans cette dernière ville, alors que le retour vers la grande métropole se préparait, après treize ans d'une vie tranquille, que l'épouse décède des suites d' une courte maladie dont nous ignorons la nature, le 17 septembre 1661. 

 Nos auteurs n'ont nul besoin d'ajouter au désespoir de Don Miguel, confirmé entre autres par le témoignage de  son neveu le marquis de Paradas, venu de Séville le conforter, qui le trouve "troublé et confus, sans savoir quoi faire ni quel parti prendre". Colonna, quelque peu emporté par son  élan romantique, le voit s'enfuir dans les montagnes emportant le cercueil de sa bien aimée. Plus prosaïquement, celle-ci est enterrée dans l'église paroissiale de Santiago el Mayor de Montejaque [102] . Don Miguel, peut être conseillé par Don Alonso, le curé de la paroisse, part reprendre ses esprits en faisant retraite au Desierto de las Nieves.

Celui-ci était situé en pleine Sierra, entre les villages actuels de El Burgo et Yunquera. Déjà en 1517 [103] une petite chapelle s'y trouvait, où était vénérée l'image de Notre Dame des Neiges entourée de nombreux ex-voto de fidèles reconnaissants. Attirés par cette dévotion, de nombreux ermites venaient faire pénitence dans des grottes ou des ermitages des alentours;  l'histoire a gardé le souvenir de certains d'entre eux comme Pedro, qui se faisait appeler Pecador, le pécheur, né en 1510, dont la réputation de sainteté avait attiré bien d'autres ermites, un Don Antonio de Luna, de l'ordre de Saint-Jacques, un Juan de Garibay, ancien ambassadeur de Charles-Quint, riche et désemparé, lui aussi, à la mort de sa femme, entre autres. Vers la fin du XVIe siècle, la plupart de ces ermites étaient décédés ou bien étaient partis diriger des hôpitaux de l'ordre fondé par saint Jean de Dieu [104] , et dont Pedro Pecador avait été l'un des principaux acteurs, entre deux séjours à la Sierra. L'évêque de Malaga décida donc de fonder dans les lieux mêmes un Couvent appelé de Notre Dame des Neiges [105] , dit Désert, selon la coutume de l'époque, et qu'il confia à l'ordre des Carmes Déchaussés.

 Mañara, qui devait connaître et les lieux et l'histoire par ses pérégrinations dans la contrée et les récits de Don Alonso, s'y rend pour faire retraite après une confession générale. Revint-il ensuite à Montejaque pour y réfléchir encore pendant cinq ou six mois, comme le dit son neveu au Procès, ou bien  comme le prétend Cárdenas, qui en commence la biographie l'année même de sa mort, reste-t-il au Désert pendant toute cette période ? Quoi qu'il en soit, ce n'est qu'en avril de l' année suivante de 1662 qu'il rentre à Séville. La "conversion" n'est donc pas un éclair divin, comme celui qui jeta le futur saint Paul à terre, mais l'aboutissement d'une longue période de réflexion qui se prolonge encore à Séville jusqu'au mois d'août, donc après une année de veuvage, date à laquelle il décide de demander son admission dans la Confrérie de la Sainte Charité.

 

8. La vie de sainteté

Dès lors, il n'est nul besoin de rectifier les auteurs de la légende noire - sauf pour les tempérer quelque peu en plaçant un administrateur aux côtés du mystique toujours en extase qu'ils dépeignent - puisqu'ils s'inspirent de documents authentiques de l'époque, la biographie de Cárdenas que l'on vient de citer, commencée en 1679, et le Procès en Béatification qui commence en 1680 (l'année qui suit la mort de Don Miguel ) pour se poursuivre jusqu'en 1682. La procédure reprend, après un long silence, en 1749 pour se terminer en  1754, le Procès de Non Cultu est approuvé en 1776, de même que le Procès Apostolique en 1778 et Mañara est enfin déclaré Vénérable par le Pape Pie VI [106] . Malheureusement le dossier,  ainsi que plusieurs autres, est paralysé du temps de Charles III pour des raisons non encore éclaircies à ce jour, et les affaires n'ont pas beaucoup avancé depuis. Voyons donc ce qui vaut la vénération à notre personnage.

Nous avions laissé Don Miguel demandant son admission à la Confrérie de la Sainte Charité. Cette association de laïcs avait été fondée au moins un siècle avant dans le but d'enterrer les morts anonymes. Les épidémies, les fréquentes inondations du Guadalquivir, les décès des pauvres attirés par la richesse de Séville, vagabonds, mendiants, vieux soldats, les condamnés à mort,  qui restaient pendus au gibet, tout cela laissait des cadavres anonymes, que les confrères conduisaient en procession jusqu'à leur dernière demeure. La demande d'admission de Mañara, toutefois, est initialement repoussée ; les confrères ont craint sans doute l'ambition d'un collègue trop riche et trop puissant, ce en quoi ils n'ont pas eu entièrement tort, car un an après avoir été finalement accepté au sein de la Confrérie, le 27 décembre 1663, il en est élu le chef, Hermano Mayor, à l'unanimité. Il sera de même réélu annuellement quinze fois jusqu'à sa mort, et sous sa direction l'oeuvre, tout en maintenant son objectif premier, étendra  ses activités de bienfaisance dans d'autres secteurs.

On dit que c'est en découvrant un mendiant mort de faim et de froid  dans la rue que Miguel décide de créer un lieu où les sans logis pourraient passer la nuit après avoir reçu un bol de soupe et un verre de vin. Un local est loué, des lits sommaires sont dressés, le feu flambe, et le lieu d'accueil provisoire devient par la suite un hospice définitif, ouvert toute l'année.

Petit à petit, Miguel se détache des fonctions publiques pour se consacrer à cette oeuvre. En 1664, il accomplit sa dernière mission officielle en se rendant à Madrid au sein d'une délégation chargée de négocier le règlement d'une affaire en suspens avec le gouvernement de la Couronne En décembre 1666 il démissionne de sa charge de Provincial de la Santa Hermandad et Alcalde Mayor, qu'il transfère à son neveu. La Caridad l'occupe entièrement : il faut louer un autre magasin pour l'hospice et enfin en acquérir un local - peut- être à l'aide d'une donation de l'Hermano Mayor lui-même ? - susceptible de loger les cinq cents miséreux qui s'y réfugient chaque nuit.

Une nouvelle tâche se présente. Les hôpitaux ne manquaient pas à Séville ; l'hôpital du Roi soignait les soldats, celui de San Bernardo accueillait les vieillards, les Cinco Llagas les femmes Mais ces établissements étaient toujours pleins et ils refusaient par principe les malades atteints d'une maladie mortelle, les incurables. L'hospice avait bien, dès l'origine, une chambre chauffée où quatre lits étaient réservés à ceux qui ne pouvaient pas repartir le lendemain. Mais, même après en avoir porté la capacité à douze lits cela était bien insuffisant. Il faut donc trouver un terrain pour bâtir un hôpital, qui est terminé en 1674 avec vingt quatre lits d'abord, cinquante ensuite ; un nouveau local est édifié deux ans plus tard pour cinquante lits supplémentaires, plus neuf autres destinés aux tuberculeux que refoulaient tous les hôpitaux.

Les malades étaient soignés par les confrères à tour de rôle - Miguel donnant l'exemple - mais il fallait aussi des permanents : ce seront les Frères de la Charité, laïcs volontaires ne prononçant pas de voeux, mais demeurant à la Caridad.

S'était-il inspiré d'autres exemples en créant son hôpital ? Ce n'est pas impossible. Contrairement aux dignitaires de l'Eglise, qui plaçaient et de loin la Foi en tête des vertus théologales, les humbles pratiquaient avant tout la Charité pour tenter de réduire dans la mesure du possible l'énorme fracture sociale de l'époque. L'ermite Pedro Pecador, déjà cité, qui avait fait pénitence à la Sierra de las Nieves presque un siècle avant Don Miguel, n'avait-il pas déjà fondé lui aussi deux hôpitaux avant d'entrer dans l'ordre des Frères Hospitaliers [107] . Le prêtre de Montejaque, Don Alonso García, suit à son tour l'exemple de Miguel en devenant en 1682, trois ans après le décès de son ami, Hermano Mayor de l' Hermandad de la Santa Caridad de Malaga qu'il dote de statuts similaires à ceux de la Confrérie de Séville et qui deviendra, elle aussi, un hospice et un hôpital. [108]

Mais la Caridad donnait aussi des secours aux nécessiteux, individuellement à ceux qui se présentaient à sa porte, ou bien en obtenant dans les différentes paroisses la liste des pauvres connus ou des vergonzantes, c'est-à-dire ceux auxquels la fierté empêchait d'étaler leur misère. Elle agissait aussi collectivement, comme en  1673 où 22.600 ducats hérités d'un confrère décédé, Don Luis Buccarelli, furent distribués entre tous les pauvres de Séville. D'autres legs sont distribués de la même façon ou servent en partie à doter des jeunes filles en vue du mariage ou d'une profession religieuse : 21.000 pesos du legs Bajo de Zamora, 1.080 de Mateo de Soto perçus enfin après des années d'efforts de l'Hermano Mayor, 4.000 pesos d'argent et 12.000 ducats d'un donateur appelé Marín. Et bien d'autres dons anonymes comme ceux faits directement à Miguel, d'un total d'environ 12.000 ducats,  par un mystérieux D.Y., en qui ses biographes croient voir l'Hermano Mayor lui-même, car le donateur se manifestait dévot de saint Thomas, dont le père de Miguel portait le nom.

Parallèlement à cette tâche hospitalière et charitable, le Frère Majeur s'attaque à la construction d'une église qui n'en était encore qu'au stade du gros oeuvre, pour en faire l'un des plus beaux exemples de l'art baroque à Séville. Avant de l'inaugurer en 1674 , Mañara aura engagé les plus grands artistes de l'époque : Pedro Roldán et Bernardo Simón sont les auteurs du retable ; Murillo, l'ami de Miguel qui fut le parrain de deux de ses fils, et Valdés Leal, y laissent des tableaux remarquables. Lorsque tous les frais auront été payés, la Chapelle reviendra à quelque 80.000 ducats - à rapprocher des 33.000 qu'avait coûté, après restauration, le somptueux Palais des Mañara !

Hôpital, aumônes, chapelle, les frais de la Confrérie sont évidemment considérables. On a estimé [109] que, entre 1661 et 1679, les confrères ont dépensé un million de ducats en secours et travaux, et ceci à une période de déclin économique de la ville ! Miguel y fait face en incitant par l'exemple les riches Sévillans - et même les pauvres, comme ce miséreux qui faisant un héritage imprévu le dépose entre les mains de l' Hermano Mayor plutôt que d'en profiter -  et probablement en y contribuant lui-même par des donations anonymes issues de  ses revenus, puisque le capital, intégré dans le majorat, était juridiquement inaliénable.

Mais ce qui fait l'originalité de Mañara, c'est que cette existence de bâtisseur et d'administrateur se double de celle d'un mystique et d'un ascète, à la manière de Sainte Thérèse d'Avila. Ses écrits, en particulier le Discours de la Vérité, en font l'un des écrivains les plus remarquables du genre, indifférent aux charmes du monde, méditant sur la mort et la vanité des choses humaines dans un style comparé à celui de Bossuet par A. de Latour. C'est ici que ses détracteurs trouvent l'aveu des crimes de sa prime jeunesse, lorsqu'il s'accuse d'avoir été pendant plus de trente ans au service de Babylone et de ses vices ou lorsque, dans son testament il s'accuse de "mille abominations, orgueils et adultères" ou encore lorsqu'il demande que sur sa dalle funéraire soit gravée la mention "Ci-gisent  les os et les cendres du pire homme qui fut au monde", autant d' "aveux" qui, dans le contexte, semblent plutôt relever de l'humilité d'un mystique formulée dans le langage baroque de son temps. Car il faudrait ajouter à cela l'atmosphère, les miracles réels ou supposés, le mal voyant guéri, le paralysé redevenu ingambe, le grenier miraculeusement rempli du blé destiné aux pauvres. Don Miguel lui-même qui, après avoir bâti une splendide église, demande - contrairement à ses parents qui avaient voulu être enterrés dans celle de Saint-Bonaventure, dont ils étaient les bienfaiteurs - que ses restes soient ensevelis à l'extérieur, devant la porte de la chapelle, de façon à ce qu'ils soient foulés au pied par les passants. Et le terrifiant tableau de Valdés Leal, inspiré dit-on par le Vénérable, où la mort  éteint la flamme d'un cierge, la vie aussi bien des puissants que des miséreux in ictu oculi, en un clin d'oeil, renvoie à l'austère portrait du Vénérable par le même peintre.

Et ces tableaux de la Caridad nous ramènent aux relations entre Don Miguel et la Corse. Lors de l'invasion napoléonienne, le Maréchal Soult emporte de Séville en 1808 plusieurs toiles de Murillo, certaines de la Caridad ; Mérimée, en concluant Les Ames du Purgatoire, confirme que l'on pouvait les admirer dans la galerie du Duc de Dalmatie. Un an plus tard, c'est une grande partie des Archives de Simancas [110] , notamment celles concernant la correspondance de Charles Quint et Philippe II avec leurs ambassadeurs, qui est enlevée par l'Empereur. Toujours pendant la période napoléonienne, des dossiers sont ramenés à Paris en provenance des Archives du Saint Siège, comportant, entre autres, le Procès en Béatification de Don Miguel Mañara, ce qui permet plus tard à Colonna de Cesari-Rocca, Corse,  de les consulter à Paris même, à la Bibliothèque Nationale.

Les autorités françaises restent sourdes par la suite aux demandes de restitution espagnoles jusqu'en 1856, date à laquelle règne en France un autre Corse, Napoléon III, marié à une Espagnole, qui plus est, descendante - quelle coïncidence ! - de la maison de Teba, anciens seigneurs de Benaoján et Montejaque. Mais malgré l'engagement de l'Empereur, la promesse ne sera jamais tenue, en dépit des réclamations formulées par les Espagnols. Il faudra attendre trois quarts de siècle pour que l'affaire soit enfin conclue, tout au moins partiellement.

Entre-temps, elle a pris de l'ampleur : A l' Inmaculada Concepción de Murillo dont la restitution était convenue depuis longtemps sont venues s'ajouter une inestimable sculpture des Ibères, la Dame d'Elche, achetée à vil prix vers 1918 par un Français, M. Pâris, au paysan qui l'avait déterrée dans son champ, et quelques-unes des couronnes des rois visigoths, également ravies sous Napoléon Ier. Et la restitution pure et simple s'est transformée en un troc, l'Espagne apportant de son côté la Marie-Anne d'Autriche de Velázquez, le Covarrubias du Greco, La Rixe à l'auberge, tapisserie de Goya, et quelques dessins relatifs au mariage de Catherine de Médicis.

La négociation est finalement conclue par un autre Corse, M. Jérome Carcopino [111] , en juin 1940, et l'accord sera signé par l'Ambassadeur de France en Espagne, M. François Pietri [112] , encore un Corse, bien entendu. Comme quoi l'on pourrait dire, en paraphrasant le professeur Monod, prix Nobel de Médecine, que les relations entre la Corse et Séville relèvent, comme la naissance de la vie, du hasard et de la nécessité.

 

9. En résumé.

En soulignant d'abord le manque de rigueur de ceux qui ont propagé la légende noire en Corse, et ensuite la contradiction entre ce qu'ils avancent et la vérité historique, nous avons prétendu démontrer que l'idée d'une première étape donjuanesque dans la vie de Miguel Mañara n'est qu'une vision romancée de la réalité.

Mais si, comme nous l'espérons, cet objectif a été atteint, c'est un nouveau problème qui se présente. Il existe en effet une sorte d'incompatibilité entre les deux parties de l'existence du personnage ; comme s'il s'agissait de deux êtres différents. Dans la première étape, Don Miguel se montre, nous l'avons vu, conformiste, inactif, effacé. Dans la capitale mondiale du négoce avec les Indes, il s'abstient de prendre tout risque commercial, et même de se rendre, ne serait-ce qu'une fois, aux Amériques qui avaient enrichi son père. Alors qu'il aurait pu être le premier au Consulat des marchands, ce qui aurait dû être le cas pour Don Tomás s'il n'avait été un étranger, il n'y laisse pas, semble-t-il,  un grand souvenir. Caballero Veinticuatro du Conseil de Séville, on ne trouve pas de trace de son activité, à part le voyage protocolaire déjà mentionné. Provincial de la Santa Hermandad, on ne le voit pas juger ni laisser d'autres indications de son activité. Chevalier de  Calatrava, il n'assiste même pas au Chapitre Général de l'ordre en 1652. L'aventure des  Flandres, le Portugal révolté, les Indes encore attirantes ou même, dans un autre ordre de choses, l'acquisition d'un titre nobiliaire pour parachever sa grandeur, rien ne semble l'intéresser en dehors de sa vie douillette. La  dualité romantique ange/démon, au moins, permettait de comprendre un caractère taillé dans la démesure, pour le bien ou pour le mal. Mais, puisqu'elle est fausse, comment peut-on imaginer qu'un être aussi neutre, aussi gris que semble l'avoir été Don Miguel jusqu'à la mort de son épouse puisse se transformer par la suite en un personnage au caractère trempé, doté d'un esprit d'entreprise, d'une ténacité, d'une persévérance, d'un courage pour tout dire, dont il n'avait pas fait preuve auparavant ? [113]

Bien sûr, on peut trouver l'explication, et c'est celle de ses biographes, dans l'intervention divine transformant l'homme pour le conduire à la sainteté. Mais, si l'on refuse cette solution, peut-on alors risquer une autre hypothèse ?

Il y avait sans doute dans les chromosomes de Don Miguel quelque chose de l'esprit indomptable, parfois même excessif, des anciens Leca, qui aurait pu se manifester autrement si les circonstances avaient été différentes. Si le titulaire du majorat des Mañara n'était pas mort avant l'adolescence de Miguel, si le deuxième frère ne l'avait pas suivi aussitôt, il est vraisemblable que notre personnage aurait dû choisir la voie classique des segundones, celle des armes, dans les Flandres, ou bien - qui sait ? - corsaire dans la Mer Océane, pour suivre la tradition maritime de la famille. Mais, juste à l'instant fragile de l'entrée dans la puberté, la disparition de ses frères aînés le place d'abord dans la délicate obligation de maintenir la richesse et la réputation des Mañara, et de transmettre ensuite le nom à un héritier. La protection ouatée qui s'ensuit, assurée, comme on l'imagine aisément, par un père autoritaire le dépassant d'un demi-siècle et par une mère également d'origine corse, ne pouvait provoquer que la révolte ou la soumission. C'est cette dernière qui l'emporte. Dès lors, le caractère impulsif, parfois même téméraire, des Leca ne peut se manifester que par des épiphénomènes, des éruptions cutanées travesties - comme dans les rêves -  pour franchir la barrière du conscient : le sentiment tragique de la mort, la peur maladive de l'orage, une hallucination telle que celle de la rue du Cercueil, mais aussi des mouvements somptueux comme celui de Miguel jetant sa cape à terre pour recouvrir la flaque sur laquelle allait passer le prêtre portant le Saint Sacrement. Et, à la mort de Don Tomás, il est trop tard pour tuer le père. L'instinct, bâillonné par les conventions nobiliaires de l'environnement, entravé par les juros, est déjà supplanté par l'habitude. "Yo soy yo y mi circunstancia" disait Ortega y Gasset. Ce n'est que  plus tard lorsqu' après le père et la mère, le troisième des êtres protecteurs, Doña Jerónima, le quitte que Don Miguel se retrouve seul et sans héritier face à la faillite du projet pour lequel il avait été programmé. Après une longue période de réflexion, l'esprit d'aventure de Vincentello d'Istria ou de Gian Paolo de Leca, l'esprit d'entreprise du Corço ou de Don Tomás, émerge enfin  pour lui fixer un objectif à sa taille. Des Leca de Séville il tire le sens de l'organisation pour bâtir une oeuvre ; de la démesure des ancêtres corses, celui de l'absolu, qui le conduit à l'ascèse et au mysticisme.

Et l'on peut pour une fois être d'accord avec les auteurs corses de la légende noire : Mañara, né et élevé dans le luxe, est capable de la "vie dure, sans douceur et sans repos" des seigneurs  de l'Ile telle que la décrivent Colonna ou Lorenzi. Pétri par l'obéissance et les conventions, il est capable d'affronter tout ce qui se dresse contre son projet, comme le bandit corse de Madame Carrington. Enriqueta Vila a décrit les projets que se sont donnés les deux grands Corses de Séville : atteindre la richesse d'abord, la noblesse ensuite. Peut-être Don Miguel Mañara Vicentelo de Leca y Colonna, riche par sa naissance et noble depuis son enfance a-t-il voulu se fixer un objectif supérieur: la sainteté.

 

Postface.

Alors que le présente article se trouvait déjà chez l'éditeur, une récente publication rend utile une note supplémentaire pour mettre à jour l'état de la légende noire corse.

.

Il  s'agit de la réédition du travail de Colonna de Cesari-Rocca, publié sous le titre racoleur de "Un Corse de Légende. Don Juan", préface de José Stromboni, Collection San Benedetto, Edition La Marge, Ajaccio, 2000, 61 p. [114]

 La préface est un nouvel exemple de l'amalgame que nous dénoncions chez Cesari-Rocca : la juxtaposition de données historiques, puisque tirées de "Los Corzo y los Manara" d' Enriqueta Vila Vilar - sans la citer, toutefois - avec des affirmations exagérées ou alors douteuses et invérifiables en l'absence de toute mention de leur source, et le plus souvent d'une inexactitude manifeste.

Le préfacier, que l'on a connu plus rigoureux dans d'autres publications, donne par exemple la date de 1510 pour le départ de Antonio Corzo "de Leca" vers "Marseille" et Séville. Il eût été intéressant de savoir d'où il a  tiré ces renseignements.

Il cite "le grand écrivain espagnol Lope de Tegas" qui loue chez Juan Antonio Corzo "sa sagesse à s'occuper uniquement du commerce avec les Indes, tandis que les autres riches commerçaient avec d'autres pays où régulièrement ils ne manquaient pas de se faire rouler" S'il agissait de Lope de Vega, ce serait là une nouveauté quant au style du Principe de los Ingenios et le titre de l'ouvrage dont est tirée la citation serait le bienvenu. Une autre irruption de la  terminologie actuelle dans le XVIe siècle est le "contrôle des moyens de production et d'échange", principe sur lequel s'établira la fortune des Magnara (sic), indication fausse au demeurant car ils n'ont jamais été que des commerçants et des financiers. Pour rester dans le domaine des lettres, le préfacier  reprend bien entendu l'affirmation (dont nous avons démontré plus haut l'impossibilité) que Don Miguel "inspirera à Tirso de Molina l'oeuvre célèbre" -  dont le titre, pour les besoins de la cause,  deviendra "Don Juan". Et il attribue à Charles Quint (à moins que ce ne soit à Charlemagne) ce qui appartient au royaume de son fils Philippe II : "...Charles Quint, dont les conquêtes en Europe égalaient celles de Charlemagne. Ce dernier affirmait avec orgueil que sur son Empire le soleil ne se couchait jamais".

 

Tout cela ne serait pas bien grave, de même que les exagérations quant à l'influence des deux familles à "la Cour", "leur puissance planétaire" ou bien l'étendue des possessions de Juan Antonio "a Séville, à Madrid et dans toute l'Andalousie" qui "représentaient une surface supérieure à celle de la Suisse" : Il est vrai que les villes de Cantillana, Brenes et Villaverde - qui constituaient l'essentiel des domaines du Corzo (lequel n'a jamais eu à notre connaissance de propriétés en dehors de Séville) - s'étendaient sur la surface non négligeable de 170 km2 [115] . Cela semble tout de même un peu éloigné des 40.000 km2 de la Suisse.

Mais la préface mentionne aussi un certain nombre de faits inexacts qu'il convient de rectifier :

En ce qui concerne la noblesse des deux familles, Juan Antonio Corzo n'a jamais été "membre de l'ordre de Santiago" [116] . Et s'il est vrai que tout au long de son activité commerciale il a importé du Pérou des quantités d'argent considérables [117] , il ne possédait pas dans ce pays "les mines d'argent du Callao", qui d'ailleurs ne se trouvaient pas  dans ce port mais dans le Potosi.

Quant au commerce que faisaient les Magnara (sic) il est inexact d'affirmer que "toutes leurs richesses circulaient sur des navires leur appartenant" et qu'ils possédaient "pour cela trois flottes, une première pour la Méditerranée et l'Atlantique, une deuxième pour les Indes Orientales, la troisième, et pour la première fois, dans le Pacifique". Ici, l'affirmation est autant inexacte qu'incompréhensible : ou bien l'on suggère que l'une de ces "flottes" avait navigué vers les Indes Orientales (l'Asie), ce qui est à l'évidence impossible ou bien l'on confond avec les Indes Occidentales, et alors il s'agit de la "flotte" de l'Atlantique. Par ailleurs, s'il y a bien eu à l'époque des Corses dans le commerce en Méditerranée - notamment les Lenche de Marseille et de la Compagnie du Corail - les Corses de Séville n'en étaient pas. Enfin, en ce qui concerne le Pacifique, s'il s'agit du Pacifique Sud - ce que l'on appelait la Mer du Sud - un siècle avant Don Tomas les navires circulaient déjà vers le Pérou ; s'il s'agit au contraire du Pacifique Nord, seul le "galion de Manille" assurait à l'époque le commerce entre les Philippines et le Mexique. La notion même de "flotte" privée est d'ailleurs inconnue dans la Course des Indes : les navires appartenant à des particuliers ne voyageaient qu'exceptionnellement isolés (por registros sueltos) ; ils  se groupaient  avec d'autres au sein d'une flotte protégée par des vaisseaux de guerre de la Couronne.

Le tout, en cent cinquante lignes. Asi se escribe la historia, comme dit le proverbe espagnol. Nous avons vu précédemment comment la légende noire de Don Miguel est introduite en Corse par un auteur connu (Colonna de Cesari-Rocca), et amplifiée par une romancière se disant historienne (Esther Van Loo). A présent, la boucle est bouclée avec l'apparition d'un roman qui ne se prétend pas historique (celui de M. Merlino, voir note 22) et, chez le même éditeur, la réédition du travail de Colonna, avalisé par la préface d'un auteur  par ailleurs fort respectable mais qui, en l'occurrence, adopte le système Van Loo. Raison de plus pour espérer que notre travail incitera d'autres auteurs corses à une véritable remise en cause de cette légende noire de Don Miguel. Et que nous n'aurons plus à répéter torna à Vignale chi hè un bellu paese.

 

BIBLIOGRAPHIE

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[1] BATTESTINI p.  375 en retrouve dans les archives notariales deux cent quatre-vingt quinze pour le dernier tiers du siècle, sur une population qu'il estime à quinze cents personnes. (Voir bibliographie. Seuls le nom de l'auteur et le numéro de la page correspondante seront mentionnés dans les notes de bas de page) .

[2] Nous reprendrons l'orthographe espagnole pour les noms propres.

[3] Une historienne espagnole, Enriqueta Vila Vilar (voir  Bibliographie) a consacré des années de recherche à individualiser le parcours des Corses dans la Course des Indes, noyés jusqu'alors parmi les Italiens ou, au mieux, les Génois.

[4] Les Caballeros Veinticuatro (ils étaient en fait quatre-vingt à l'époque qui nous intéresse) étaient les échevins ou conseillers municipaux. L'Alcaldía Mayor de la ville, dignité attachée à la charge de Provincial de la Santa Hermandad, (voir note 85) permettait d'assister au Conseil con vara y espada.

[5] Edwars Singer, A Bibliography of the Don Juan Theme (cité par BRUNEL,  p. I)

[6] Pour le résumé d'une partie de la thèse d' Olivier Piveteau, en préparation, voir entrée Mañara dans BRUNEL p. 586.

[7] 1626 pour Colonna et Van Loo, selon une erreur qui remonte au XVIIIe siècle.

[8] ou Caleca , venus de Byzance lors des invasions grecques, imagine E. Van Loo.

[9] Un Espagnol ne peut que suivre BRUNEL p. 135 car il manquera toujours le côté railleur - burla burlando - à L'Abuseur de Séville.

[10] LORENZI p.159

[11] E. VAN LOO p. 62.

[12] E. VAN LOO p 64.

[13] Aujourd'hui dans la commune de Montegrosso, en Corse.

[14] Trente ans pour Colonna.

[15] Après des études à Lady Margaret Hall à Oxford, Dorothy Carrington vit en Rodésie, France et Autriche avant de se fixer en Corse. Elle épouse en secondes noces Sir Francis Cyril Rose. Enseignante au Queens College de New York et conférencière sur des sujets touchant à l'histoire, l'anthropologie et la sociologie, elle est Docteur honoris causa de l' Université de Corte et un personnage incontournable dans le monde de la culture corse.

[16] Né à Calvi (1909), avocat, maire de Montemaggiore (1945-1947), conseiller général de Marseille (1946-1947), député des Bouches-du-Rhone (1953-1962), décédé à Cannes (1980).

[17] L'Instituto Valencia de Don Juan, qui renferme ce que Van Loo appelle "les papiers de Vázquez de Leca", ne contient pas les "oeuvres inédites" de Don Mateo, pas plus que les "dossiers des Leca", mais bien la correspondance de  Philippe II annotée par son Secrétaire. L'Instituto, soit dit en passant,  ne fait pas partie des "archives de la Bibliothèque Nationale" espagnole.

[18] Je tiens ces renseignements, tirés de l'Annuaire de la Noblesse Française et de l'Elenco de Grandezas y títulos nobiliarios españoles,  de M. Pierre Mottard.

[19] En copiant textuellement même les erreurs : la ville de Ronsa, pour Ronda. Ou encore, de façon comique, en reprenant textuellement un proverbe français "Amour de nonne, feu d'étoupe, baiser de catin: tout un" que Colonna attribue aux "amants congédiés" (COLONNA p. 45) ; pour E. Van Loo, c'est "le vieux proverbe andalou" qui "le proclame crûment" (VAN LOO p. 94). Nous ne connaissons pas ce "proverbe andalou".

[20] Par exemple, Van Loo situe les jardins de Murillo au bord du Guadalquivir; elle crée le diminutif espagnol de Doñacita, etc.

[21] E. VAN LOO p. 227-228.

[22] Le très beau livre d'art de LOVERINI/GALLETTI, Calvi (p. 73) reprend malheureusement une partie des affirmations de E. Van Loo et, l'usage devenant loi, Marie Josée LOVERINI récidive dans sa charmante nouvelle primée par Albin Michel. A signaler la récente parution d'un roman (MERLINO, Jacques, La séduction de Dieu, Ajaccio, Ed. La Marge - dirigée par M. Colonna d' Istria - , 2000, 221 p.) dans le style de Madame Van Loo. S'agissant d'un ouvrage de fiction, nous n'en parlerons pas ici. Regrettons toutefois, tout en respectant la liberté du romancier, qu'il n'en ait pas fait un meilleur usage s'agissant d'un personnage historique respectable - Don Miguel - , d'une langue millénaire - l'espagnol - et d'un biographe consciencieux - GRANERO - aussitôt cité, aussitôt trahi.

[23] Michel Lorenzi, dit de Bradi (1865 - 1945 ) originaire de Campomoro n'oublia jamais son île malgré quarante ans de vie à Paris. Poète, journaliste, chroniqueur, romancier, il collabora à divers journaux et fonda en 1935 le Courrier de la Corse.

[24] Les Capcorsines se seraient vengées du philosophe, coureur de jupons selon la légende, en le deshabillant et en le fouettant avec des orties qui, depuis, ont gardé le nom du stoïcien.

[25] S'agirait-il de Juan Batallón, qui avait travaillé aux Indes comme "facteur" du grand Vicentelo, dont il avait épousé la nièce, Isabel, grand-père de Géronima Anfriano, épouse de Don Tomás Mañara ?

[26] BATTESTINI, p.121-124, parle de la famille Barnaba, surnomée les Minucci , qui suivent comme beaucoup d'autres Calvais la Course des Indes. Un Petro Paolo Minucci meurt au Panama en 1639 après "une longue et honorable carrière de cinquante ans" et il aurait "commandé le fort de Portobello". Nous n'avons pas pu avoir confirmation par ailleurs de ces renseignements, fournis par les héritiers lors de l'ouverture de la succession, réclamée douze ans après sa mort.

[27] LORENZI, La Corse, p. 124. En fait, Vicentelo est né en 1519, donc vingt sept ans après le "grand voyage". C'est son petit-fils Juan Vicentelo y Toledo qui est fait Comte de Cantillana en 1612. LORENZI rectifie d'ailleurs dans Don Juan  p. 113, tout en maintenant le nom de Cattigliano.

[28] LORENZI, p. 86 et suiv.

[29] "Le milieu et l'espèce" dans Don Juan corse, p 31 et ss.

[30] Jean Baptiste Colonna d' Anfriani est né à Zilia en 1866, et décédé à Montemaggiore en 1943. Il est le père de Charles, cité plus haut note 16.

[31] Même s'il se laisse aller parfois à d'amusants anachronismes, comme lorsqu'il le fait combattre le taureau à pied, en costume du XXe siècle, oubliant qu'au XVIIe c'est la valetaille qui "toréait" à pied tandis que le noble piquait à cheval.

[32] Le comte Raoul Colonna de Cesari-Rocca (1864-1922) a publié de nombreuses études en matière de généalogie et d'histoire, ainsi que plusieurs biographies.

[33] J'utilise, quant à moi, le tiré à part publié par la Société Générale d'Editions, dont le titre a été changé en Don Juan corse, auquel renvoient les numéros de page cités.  Je dois remercier Olivier Piveteau  de m'avoir fourni une copie du premier article ainsi que pour l'intéressante comparaison qu'il fait entre les deux textes.

[34] Colonna Sagra degli Homini illustri di Santità e Dignità del Regno di Corsica compilata e descritta dal S. D. Ang. Fr. Colonna Corso, di Giovellina, manuscrit du XVIIIe siècle, oeuvre souvent citée par les auteurs corses postérieurs, que COLONNA (p. 20 note 1) a consulté à la Bibliothèque d'Ajaccio.

[35] La recherche moderne, notamment Lovett A. W. Philip II and Mateo Vázquez de Leca: The Government of Spain (1572 - 1592) Genève, Librairie Droz, 1977, 214 p.), donne un personnage mieux cerné.

[36] En citant la Giustificazione qui parle de Cristino de Valentino Magnara, "grand amiral des flottes aragonaises", il ajoute: "Je n'ai pu vérifier l'identité de ce personnage".

[37] COLONNA p. 60.

[38] "Le fait, d'après la tradition corse, se serait passé au XVè siècle et aurait provoqué la révolte des Calvais contre les Aragonais qui occupaient  la ville (1421). Le capitaine espagnol qui y commandait, Don Juan de Liñán"...Colonna citant Giovani della Grossa.COLONNA p. 3 (1)

[39] COLONNA p. 64.

[40] Un autre exemple est donné par la note 1, page 42, qui détruit la légende de Don Miguel assistant à ses propres funérailles.

[41] JOSSERAND p.12.

[42] Le Marana de la première édition dans la Revue des Deux Mondes devient plus tard Maraña, ce qui était déjà l'orthographe du manuscrit original. Nous remercions Olivier Piveteau pour ce renseignement.

[43] Lettres adressées d'Espagne au Directeur de la Revue de Paris, 1, 1831, Madrid 25 octobre 1830.

[44] Vázquez de Leca (1573 - 1649) succéda à son illustre oncle dans les charges de chanoine de la Cathédrale de Séville et d'archidiacre de Carmona. Grand ami de la famille Mañara, il fut le parrain de l'un des frères de Don Miguel .

[45] Traduction LEPICOUCHE p. 116-117

[46] GIOVANNI DELLA GROSSA, p. 169.

[47] Le demandeur devait prouver par des témoignages sa noblesse (hidalguía) ainsi que celle de ses parents et grands parents et le fait qu'aucun d'entre eux n'avait exercé un métier manuel ni fait du commerce (au détail, car les cargadores a Indias, grosarios, n'étaient pas tenus pour commerçants à cet effet). Et, bien sûr qu'il n'existait dans la lignée nulle trace de sang juif ou maure, d'hérétique ou de convers.

[48] Rappelons que les quatre grands ordres militaires en Espagne étaient ceux d' Alcántara (fondé à Alcántara en 1156 par Don Suero et Don Gómez Fernández Barrientos), Calatrava (fondé à Calatrava en 1158 par  San Raimundo de Fitero et Fray Diego Velázquez), Saint Jacques (fondé à León, au XIIe siècle, par le chanoine Pedro Fernández) et Montesa (fondé à Barcelone, en 1319, par Jacques II d'Aragón). (Diccionario enciclopédico Espasa, Ordenes).

[49] Une étude plus approfondie de la généalogie des Mañara sera faite dans la thèse d'Olivier Piveteau, à l'aide de documents fournis par Pierre Mottard.

[50] VILA p.51 (note 75) cite un document pour l'obtention de l'autorisation de voyager aux Indes selon lequel Tomás Mañara avait trente ans en 1608. Mais l'on sait qu' à l'époque l'âge était une donnée incertaine, et les documents mentionnaient souvent que le demandeur était de tantos años de edad más o menos.

[51] VILA, p. 82.

[52] Juan Antonio (1613), Jácome (1614), Nicolás (1616), Isabel (1617), Ana María (1618), Jerónima (1619), Francisco (1621), Jacinta (1623), Miguel (1627) et José (1630).

[53] BENNASSAR et VINCENT, p. 9, mais il est vrai que s'ajoutait dans ce cas le problème de la consanguinité.

[54] E. VAN LOO p.46

[55] Vejer, soit dit en passant, est à environ 200 km du théatre des opérations de la guerre des Alpujarras. La ville de Vejer est reprise, une fois de plus, de Mérimée

[56] Les descendants des Musulmans qui restèrent en Espagne après la fin de la Reconquête en 1492 s'étaient soulevés contre la violation des droits qui leur avaient été accordés à l'époque. Un guerre de quatre ans se termina par leur défaite devant Don Juan d'Autriche, fils bâtard de Charles-Quint et futur vainqueur des Turcs à Lépante.

[57] Un autre Hispano-Corse déjà cité, Mateo Vázquez de Leca, se trouve indirectement, mais pour de bonnes raisons,  mêlé aux affaires des Morisques : en 1609, une dernière et définitive expulsion, en particulier de ceux de la ville de Hornachos, en Extremadoure, fait passer par  Séville cette population, en route pour l'exil.  (Etablis par la suite à Salé, au Maroc, ils sont les ascendants des  fameux corsaires salétins). Comme les enfants de moins de sept ans n'étaient pas autorisés à suivre leurs parents, l'Archevêché de Séville les plaça sous la garde des chanoines de la Cathédrale. C'est à ce titre que Don Mateo éleva à ses frais huit Morisques, quatre de chaque sexe. HAZANAS, p. 94.

[58] On ne lui connaît qu'une propriété rurale, le Moulin dit Gil Gómez, près de Séville. VILA, p. 144.

[59] Ce Palais Mañara, rue Levíes, en plein coeur du quartier de Santa Cruz de Séville est visible encore de nos jours.

[60] Dressé à la mort de Don Tomás, par devant Hermenegildo de Pineda, le 24 mai 1648.

[61] Peut-être en hommage à Mateo Vázquez de Leca, l'ami de la famille.

[62] COLONNA  (p. 44) parle, en général, du catéchisme enseigné à Ajaccio de son temps. E. VAN LOO (p. 47) affirme que Doña Gerónima, sévillane depuis deux générations, l'enseigne à son fils Miguel.

[63] La pièce avait été publiée à Séville en 1627, année de naissance de Mañara. RODRIGUEZ LOPEZ-VAZQUEZ p. 14.

[64]   RODRIGUEZ LOPEZ-VAZQUEZ p. 14. Pour ajouter aux incertitudes, la critique moderne conteste la paternité de la pièce à Tirso, et l'attribue à Claramonte, un obscur chef de troupe qui, tout comme Shakespeare ou Molière, faisait jouer par sa troupe ses propres oeuvres. Ibid.,  p. 16.

[65] GRANERO p. 53.

[66] Trente et un ans, pour Colonna.

[67] GRANERO p. 75.

[68] GRANERO p. 82.

[69] VILA p. 204.

[70] Le premier navire d'une flotte était la capitana, et son chef le capitán general, ou general. Le dernier bâtiment était appelé l' almiranta et son capitaine almirante, ce qui n'a pas manqué de provoquer des erreurs.

[71] VILA p. 194.

[72] GRANERO p. 82.

[73] VILA p. 82.

[74] Oued al kébir, Guadalquivir: le grand fleuve.

[75] COLONNA p. 42 (1)

[76] Que COLONNA p. 43 (1) appelle Sazano.

[77] COLONNA p. 42-43 (1)

[78] HAZAÑAS p. X.

[79] Son biographe Granero  voit dans son caractère excessif les preuves de son appartenance au "groupe schizothymique de Kretschmer" GRANERO p, 58.

[80] MARTIN HERNANDEZ p. 50.

[81] MARTIN HERNANDEZ p. 46.

[82] L'équivalent de nos actuelles obligations à intérêt fixe.

[83] L'orthographe était à l'époque fluctuante: Gerónima ou Jerónima. Nous utilisons cette dernière pour éviter au lecteur toute confusion avec la mère de Don Miguel, que nous écrirons Doña Gerónima.

[84] M.Melchor Guzmán, de Montejaque, qui prépare un travail sur ces seigneuries, a bien voulu me permettre de donner ici le résumé de leur origine et leur transmission:  la seigneurie est donnée par les Rois Catholiques en 1492 (un autre document dit 1494) à Don Rodrigo Alonso de Pimentel, comte de Benavente. Elle se transmet à la Maison d'Albe par le mariage de Doña Beatriz Pimentel avec Don García Alvarez de Toledo. Elle passe ensuite aux comtes de Teba et Marquis d' Ardales suite à l'union de Doña Ana Alvarez de Toledo avec Don Luis de Guzmán. Plus tard, la seigneurie est achetée après la déchéance financière d'un Teba - alors même qu'elle était inalienable puisque incluse dans le majorat - par le richissime Don Enrique Lobo Guerrero, archevêque de Lima pour doter sa nièce Doña María Guerrero Girón, première Dame de ces fiefs.  Celle-ci épouse Don Pedro Castrillo Fajardo et leur fille Doña Ana, mère de Doña Jerónima, devient ainsi l'héritier de la seigneurie. Lorsque l'épouse de Don Miguel décède, sans descendance et sans testament, les seigneuries  retournent dans la famille des Castrillo. Le dernier descendant, de nos jours, est Don Alberto de la Lastra Castrillo, vicomte de Benaoján; son neveu est marquis de Las Cuevas del Becerro. Mais les señoríos en tant qu'  institution politique avaient déjà été abolis par un décret des Cortes de Cadix en date du 6 août 1811.

[85] MARTIN HERNANDEZ, p. 60 note 2, clôt le débat sur l'âge de Doña Jerónima en retrouvant le certificat de baptême à Guadix, daté de 1628.

[86] GRANERO p. 79

[87] La Santa Hermandad était une organisation paramilitaire chargée du maintien de l'ordre dans le Royaume. Le Provincial, en était le chef dans la province avec des pouvoirs de justice  exécutoire.

[88] Lequel, à son tour, le transmet à son neveu Don Juan Tello de Medina y Guzmán, futur marquis de Paradas. VILA p. 167.

[89] Même Philippe II, le plus puissant roi de son temps, se plaignait de "ne pas savoir aujourd'hui de quoi je vais vivre demain"!.

[90] Notamment, en administrant l' asiento de la avería, c'est-à-dire de l'impôt qui frappait toutes les exportations vers les Indes pour financer les navires de guerre qui escortaient la flotte.

[91] VILA, p. 160 et ss.

[92] Le maravedi, unité de compte, ne cesse de se dévaluer avec le temps. Pour la période qui nous occupe, il passe de 440 maravedis en 1609 à 475 maravedis en 1652 pour un ducat. HERNANDEZ ANDREU, p. 19.

[93] La rentabilité moyenne des juros pendant le XVII siècle a été de 7%. Les seigneuries de Vicentelo ne rapportaient que 1.5 % du capital investi. Les juros, il est vrai, se dévaluaient avec le temps, contrairement aux biens immeubles.

[94] MARTIN HERNANDEZ  p. 65.

[95] Ibid.  p. 66

[96] VILA p. 60 (23).

[97] El País, 28 janvier 2.000.

[98] Certificación del libro de apeo y repartimiento de suertes de población de la villa de Benaoján, transcription de Aurora Melgar Aguilar. Non publié.

[99] Aujourd'hui, Guadiaro et Cueva del Gato, respectivement.

[100] Don Diego Ramírez de Guzmán, seigneur de Teba, avait été fait comte par Charles V en 1522. Son descendant, Don Luis Guzman y Mendoza, seigneur d' Ardales, ajoute à la Maison en 1557 le marquisat que lui confère Philippe II. (Voir note 73 ci-dessus).

[101] CAMINO p.71 et ss.

[102] Le temps, les travaux et l'ignorance ont fait disparaître la dalle funéraire ; il ne reste donc de nos jours aucune trace des restes de Doña Jerónima

[103] LOPEZ TERUEL p. 91 et ss.

[104] Né au Portugal en 1495 et mort à Grenade en 1550, il est le fondateur de l'ordre des Hospitaliers, approuvé par Pie V en 1571.

[105] GARRIDO p. 135-139

[106] C'est l'ensemble de ce dossier que Colonna de Cesari-Rocca consulte à la Bibliothèque Nationale de France.

[107] Celui de la Sainte Croix à Séville en 1543, et celui de Santa Ana à Malaga en 1572. LOPEZ TERUEL p. 100-

[108] Le mimétisme ira jusqu'à demander à Valdés Leal un portrait de Mañara qui se trouve toujours à Malaga.

[109] BENNASSAR et VINCENT,  p. 180

[110] Que l'on peut encore consulter en microfilm aux Archives Nationales de Paris.

[111] Fils d'un médecin d'origine corse, pour être plus précis. Né en 1881, décédé en 1970, Jérome Carcopino a été  ancien élèce de l'Ecole Normale Supérieure (promotion 1901), professeur à la Sorbonne, académicien des Belles-Lettres, directeur de l'Ecole de Rome et de l'Ecole Normale Supérieure et recteur de l'Académie de Paris, M. Carcopino sera secrétaire d'Etat à l'Education Nationale (1941-1942). "Notices anciens élèves de l'E.N.S". 1971, p.25-26.

[112] PIETRI p.51.

[113] Un exemple, les deux voyages de Don Miguel à Madrid. Dans le premier, qui a lieu en 1658, donc avant la "conversion", il n'est que l'un des échevins envoyés pour féliciter les Rois à l'occasion de la naissance du Prince héritier Felipe Próspero Isidro (MARTIN HERNANDEZ p. 68); il n'a donc  qu' une mission protocolaire, partagée avec d'autres. Le second voyage a lieu en 1664, donc après la "conversion". Le Consulat des marchands, qui a un litige important avec la Couronne au sujet de sommes considérables dues à plusieurs gros commerçants (pour le détail de l'affaire Balbas et Toneladas, voir VILA, BOLETIN) choisit Don Miguel, qui n'avait même pas été Consul, et qui n'était pas la seule partie prenante dans l'affaire,  pour défendre la cause à Madrid. Un mois de voyage et cinq mois de démarches incessantes à la Cour, seul cette fois-ci, donnent un résultat favorable.

[114] La légende trouve ainsi une nouvelle caisse de résonance dans deux articles de presse élogieux, ceux de M. Yviou Bourdiec (U Ribombu du 26/10/00) et M. Christian Leoni (La Corse du 20 au 26/10/00).

[115] Cantillana: 107.70 km2, Brenes: 21.38 km2, Villaverde: 41.17 km2. Au total 170.25 km2. (Source: Diputacion Provincial de Sevilla, http://www.dipusevilla.es.)

[116] Son fils lui-même est décédé en 1599 sans en porter l'habit, alors que l'enquête prélable venait d'être favorablemente conclue. C'est le petit-fils du Corzo, Juan Vicentelo Toledo le premier des descendants à être admis à l'ordre de Santiago; il deviendra également le premier comte de Cantillana.

[117] VILA les estime en moyenne à 50.000 pesos par an entre 1560 et 1586. VILA p. 112 (101)