UNE VISITE APOSTOLIQUE EN CORSE
AU XVIIIme siècle

(1760-1770)

Une conférence faite à Cervioni le 18 juillet 1972
par PASCAL MARCHETTI.

 

Le sujet que je vais aborder est si vaste, en vérité, qu’il me serait impossible de le traiter de façon exhaustive dans le cadre d’une conférence. Assez mince, en apparence : un visiteur apostolique dans les diocèses de Corse – il fit par ses implications juridiques, diplomatiques et politiques, couler en son temps des flots d’encre ; il donna lieu à des épisodes rocambolesques, mit en émoi les Cours et les Chancelleries, suscita les inquiétudes de bien des gouvernements, et attira sur la Corse, alors dans la plus glorieuse période de sa longue histoire, l’attention du monde entier.

Mais avant de relater l’événement, il ne sera pas inutile de rappeler les liens particuliers existant de longue date entre la Corse et le Saint-Siège. Dans l’Histoire de la Corse récemment parue aux éditions Privas, un chapitre dû à Mlle Huguette Taviani, est intitulé : « La Corse, terre de St-Pierre ». C’est qu’en effet, après la désagrégation de l’Empire romain, « La papauté joua, aux premiers siècles du Moyen Age, ce rôle de protecteur et de défenseur que réclamait une île toujours loin de l’autorité centrale des Empires » qu’ils fussent francs ou byzantins. Protection politique et influence spirituelle vont ici de pair : la Corse fut tôt christianisée, des communautés chrétiennes y existaient déjà au IIIe siècle, à Aleria notamment à Mariana les fouilles ont mis à jour une basilique et un baptistère des IVe et Ve  siècles. Et nous savons, grâce à la correspondance du pape Grégoire le Grand, qu’au VIe siècle quatre évêchés étaient déjà constitué dans l’île. En ce temps là, les évêques étaient élus par le clergé et le peuple, et en 591, Grégoire le Grand écrit à un visiteur, sans doute l’un des premiers portant ce titre, au sujet de l’élection des évêques.

En 774, dans une sorte de « Yalta » du VIIIe siècle, Charlemagne, confirmant un engagement pris Carolingiens et les Papes, et la Corse est intégrée dans le territoire pontifical. Si l’on s’en tient aux seuls actes juridiques, cette situation n’a pas cessé, la Papauté qui avait seulement délégué ses pouvoirs à Pise et à Gênes, puis un moment à l’Aragon, n’a jamais signé aucun acte de cession.

Gênes ne pouvait invoquer que la prescription, et la France un acte d’achat à Gênes, mais en toute rigueur juridique, comme on dit ici : hà cumpratu male, - le vendeur n’ayant pas de titre de propriété.

Donc les papes sont suzerains directs jusqu’en 1077, date à laquelle Grégoire VII confie – mais ne cède pas – la Corse à Pise qui recevra d’Urbain II en 1091 le droit d’investiture des évêques corses. Au siècle suivant, et en présence de la rivalité des deux républiques, Innocent II est amené à un compromis : Pise continuera d’investir les évêques d’Ajaccio, Aleria et Sagone ; Gênes investira désormais ceux de Mariana et de Nebbio, plus l’évêque d’Accia dont l’autorité s’étend sur Rostino et Ampugnani.

Battue par Gênes en 1284, à la bataille navale de la Meloria, Pise qui avait assuré à la Corse une ère de paix et de prospérité, disparaît de la scène. Elle signera en 1341 un traité de paix avec les Génois, mais entre-temps le pape Bonifacio VIII investit Jaime II d’Aragon du « royaume de Corse et Sardaigne » : Il ne nous est resté de cette souveraineté, toute nominale d’ailleurs, que notre drapeau. En fait, les Aragonais ne s’occupent que de la Sardaigne (qui a hérité d'elle aussi d’un drapeau à quatre têtes de Maure) et laissant les Génois tranquilles. Ceux-ci se contentent d’occuper solidement les places de Bonifacio et de Calvi. Dans l’intérieur, les seigneurs et les notables corses guerroient entre eux. Le peuple, on le sait, se souleva en 1358. C’est l’épisode de Sambucuccio, suivi d’une reprise de contrôle par la République, la rédaction de statuts, en 1453 la cession à ferme à la Banque de St-Georges marquant la naissance du colonialisme moderne. Puis ce furent les luttes de Sampiero au XVIe siècle, la paix génoise et le développement économique après le traité de Cateau Cambrésis et jusqu’en 1729, date qui marque le début de la Guerre de Quarante Ans.

Arrêtons ici cette introduction, longue sans doute, mais nécessaire pour mieux appréhender notre sujet, car c’est de la révolte de 1729 que commence à mûrir l’épisode du Visiteur.

Des visiteurs, en vérité, il y en avait eu bien d’autres au cours des siècles, le plus célèbre étant Mgr Mascardi qui avait parcouru les diocèses de Corse entre 1586 et 1589, et qui nous a laissé une importante « relation » de sa visite, avec un précieux inventaire des biens de l’Eglise à cette époque. Bien qu’il s’agît toujours d’un événement exceptionnel, les voyages périodiques des Visiteurs étaient néanmoins considérés comme « ordinaires », parce que dépourvus d’implications politiques. Cette fois, il s’agira d’un visiteur « extraordinaire », non prévu, non désiré même par le souverain temporel, et que le souverain spirituel hésitera pendant trente années à envoyer.

Dès 1730, tout au début de la révolte, l’un des premiers actes des chefs corses est de s’adresser au Pape. – c’était alors Clément XII – pour lui rappeler les droits du Saint-Siège, en le priant d’accepter la souveraineté réelle sur l’île que les Corses lui offrent spontanément. Pas de réponse.

Là-dessus, l’arrangement corso-génois de 1733, après intervention des Impériaux et sous la garantie de l’Empire, accorde l’amnistie aux insurgés, et répond par des promesses à deux vieilles revendications corses : l’Université (la revendication était déjà vieille à l’époque) et la désignation d’évêques corses et non plus génois. En ce qui concerne la première, on ouvrit un Collège à Bastia (l’ancêtre du lycée actuel), et pour la seconde, il fallut attendre 1741 et – selon la  « Giustificazione » de Salvini – une intervention de Maillebois à Rome, pour que soient nommés cinq évêques dont l’un, nous dit toujours Salvini fut accusé d’intelligence avec les rebelles, déporté à Gênes et jeté en prison où il mourut ; dont le second n’était corse que par le lieu de sa naissance, son sang et ses origines étant génois ; et dont les trois autres « bergers devenus loups », bien que corses désertèrent leurs diocèses et s’avérèrent de farouches partisans de la République.

Après la mort de Clément XII, son successeur, le cardinale bolonais Lambertini, qui règne sous le nom de Benoit XIV, verra se répéter les instances des Corses pour la désignation d’un Visiteur apostolique. Il y résiste tout autant que son prédécesseur. Et même il condamne en 1756, dans une lettre aux évêques de l’île, la guerre d’indépendance en tant que révolte contre l’autorité légitime ; il déplore que le clergé corse participe à des « assemblées e adunanze intimate da laici » c’est à dire aux Consultes de la Nation ; il réprouve les ecclésiastiques qui déclarent « giusta e lecita » la guerre contre les Génois, et se plaint que les Nationaux mettent la main sur certains biens de l’Eglise. Mieux en 1756 toujours, il autorise les évêques d’Aleria, Mariana, et Nebbio à ne pas résider dans leur diocèse.

Les Corses, eux, supportent de plus en plus mal, que leurs pasteurs ne soient point de leurs nationaux. Déjà en 1736 Natali dans le « Disingano » s’était livré à une violente diatribe contre les évêques génois de Corse qu’il accusait d’avoir toujours été et d’être encore « ingnoranti, interessati e privi d’ogni lustro ». Il y avait certes quelque injustice à cet amalgame et l’Anticurzio qui prit la défense de Gênes dans la « Risposta ad un libello famoso intitolato Disiganno » eut beau jeu de faire remarquer que l’on comptait parmi ces évêques St-Alexandre Sauli, l’apôtre de la Corse, évêque d’Aleria de 1570 à 1591, et bien d’autres prélats dignes de la plus grande estime, dont Mgr Mari qui achevait alors sa cathédrale du Campoloro ; que l’on devait enfin à des évêques la restauration religieuse et la longue période de paix civile que fut pour la Corse le XVIIe siècle.

Bref, en 1759 les évêques sont nommés par Rome (qui désigne à nouveau, après la brève parenthèse des évêques dits corses, des nobles génois). Mais c’est Gênes qui nomme encore les Provinciaux des Ordres, les Vicaires Généraux et les Supérieurs Réguliers. Et c’est précisément à propos de la désignation du Vicaire Général d’Aleria (quand on dit Aleria à propos d’évêché, il faut toujours entendre Cervione) que surgit cette année-là – nous allons le voir – un conflit particulièrement grave qui devait permettre de relancer la requête d’un visiteur apostolique maintes fois avancée à Rome. Benoit XIV était mort à son tour, et l’on espérait que son successeur, Clément XIII, de la famille vénitienne des Rezzanico, serait, en tant que vénitien, moins indulgent envers les Génois. Et, en Corse, Pasquale Paoli était « aux affaires » depuis quatre ans : c’est lui qui devait habilement précipiter la décision du nouveau pape et donner à la mission du Visiteur une dimension imprévue. Or Rome ne pouvait plus impunément faire la sourde oreille : le gouvernement corse expédiait sans se lasser lettres, suppliques, mémoires, exposés, plaintes, appels, recours, déplorant l’absence des évêques, réfugiés à Bastia, et l’abandon spirituel de la population par ses pasteurs. Aussi, le 3 février 1759, les autorités corses, avec le consentement du Chapitre, chassaient-elles du diocèse d’Aleria (dont l’évêque, Matteo De Angelis, homonyme du futur Visiteur Apostolique, se trouvait bien sûr à Bastia) le Vicaire Général, un certain chanoine Ottavi, qui devait être bien peu patriote, puisque Paoli, dans une lettre au Secrétaire d’Etat du Vatican, le définissait comme « soggetto malvisto e sospettosissimo, infedele e di spirito torbido, seminatore di discordia tra i popoli, maneggiatore di partiti e colpevole di continue preocedure ». Ottavi chassé, il était aussi sommé de démissionner. Pour le remplacer, les chanoines élurent, sans naturellement consulter les Génois, le chanoine Felce, que Paoli dans la même lettre signale comme « provveduto di tutti i requisiti e desiderato tanto dalla diocesi che dal Governo ».

Ainsi, tout comme au préfet de la Corse quand, de nos jours, sont proclamés deux conseillers généraux dans un canton ou deux maires dans une commune (cela s’est vu dans le ressort de l’ADECEC) il fallait à la Cour de Rome (c’est… le Conseil d’Etat) choisir entre Ottavi et Felce. Que faire ? Le diocèse d’Aleria étant sous la haute juridiction de l’archevêque de Pise, on invite celui-ci (c’est l.. le Tribunal Administratif !) à déclarer nulle l’élection de Felce. L’ordre fut exécuté et Ottavi put revenir à Cervione, mais on l’en chassa à nouveau, et il dut se réfugier à Livourne. L’archevêque nomma alors un pro-vicaire (c’est… la Commission spéciale !) en la personne de Mgr Ciceretti, doyen de la cathédrale. Felce essaie de se justifier à Rome. Sans succès. Et Gênes marque quelque irritation de l’intervention dans cette affaire de l’archevêque de Pise. Elle proteste à son tour à Rome. L’affaire grossit, et la Commission cardinalice décide – enfin – le 31 juillet 1759 l’envoi d’un visiteur apostolique en Corse.

Mais entre la décision et la réalisation, il pouvait s’écouler un temps très long, et à Rome on sait temporiser. Paoli, impatient, et voyant l’heureux effet de pression qu’eu l’affaire Ottavi-Felce (dont on n’a pas fini de parler) prend de nouvelles mesures au sujet des Franciscains et des autres ordres religieux : puisque les Provinciaux de ces ordres, nommés par Gênes, résident à Bastia, eh ! bien on en élira d’autres. Les Franciscains élisent le P. Serrapione de Tralonca. Et, fin 1759, deux religieux : le P. Francescantone, d’Oletta, et le P. Salvatore, de San Fiurenzu, sont envoyés à Rome. Non pas tant pour obtenir du Général de leur Ordre la confirmation du Provincial Serrapione, que pour plaider en faveur de l’envoi du Visiteur. Les deux moines se rendent dans la Ville Eternelle, sont reçus en Cour et obtiennent des assurances. Au retour, ils s’embarquent à Civitavecchia sur une felouque et parviennent à Livourne.

Entre-temps les Génois sont informés de cette mission, et cherchent à s’assurer de la personne des deux pères. Ceux-ci s’embarquent en cachette à Livourne sur un bateau appartenant à un capitaine Temperani, de Portoferraio, ville où le mauvais temps les conduit précisément à se réfugier. Le Consul de Gênes à Livourne apprend leur départ et expédie une felouque à Bastia pour informer les autorités génoises du voyage de retour des deux pères, dont il avait su (ou deviné) qu’ils cherchaient à gagner Prunete. Bastia envoie quatre bateaux armés monter la garde au large de Prunete. Quand le navire du capitaine Temperani arrive en vue du Campoloro, les Pères aperçoivent cette armada qui les attend. Ils obtiennent du capitaine de rebrousser chemin, et à toute vitesse le bateau les ramène à Piombino. Quelques jours après, ils refont voile pour Prunete. Mais une tempête se lève et le capitaine Temperani (nom prédestiné !) dit qu’il doit se réfugier à Bastia, malgré le danger qu’y courent les bons pères. Il faut dire que pendant l’escale à Piombino Temperani avait reçu une lettre du consul génois à Livourne adressée au gouverneur De Sopranis, par laquelle on l’informait de tout, et le capitaine était prié de gagner d’abord Bastia plutôt que Prunete, vu l’urgence de la lettre. On dit que Temperani était au courant. Ce serait donc exprès, la tempête n’étant qu’un prétexte, qu’il ramenait ses passagers à Bastia. Ils y arrivent donc le soir du 31 décembre 1759. On les conduit immédiatement, en même temps que le capitaine, au Palais du Gouverneur. Celui-ci jouait aux cartes. Il n’ouvre pas la lettre et dit : « Emmenez ces deux frères au couvent de Sant-Angelo » (où pourtant l’effectif était au complet). Notons qu’à ce couvent se trouvait un détachement de 100 hommes en poste avancé, les Nationaux étant à Furiani, non loin de là. Les religieux craignent pour leur vie… Sous un prétexte (que l’on devine) ils s’éloignent de quelques mètres, dans la nuit noire… et disparaissent pendant que le soldat qui les accompagne tire la sonnette du couvent. Ils sortent des murs de Bastia et gagnent les rangs des Nationaux à Furiani. Pendant ce temps, le Gouverneur, à Bastia, avait terminé sa partie et lu la lettre. Aussitôt, il envoie un détachement de grenadiers au couvent. Trop tard. Cette équipée de P. Francescantoni et du P. Salvatore, que relate l’historien Gambiagi, a certainement été utile aux fins que poursuivait Paoli : faire en sorte que la mission décidée fin juillet, et qui sera officiellement conférée le 18 septembre à l’évêque de Segni, Mgr. Cesare Crescenzio de Angelis, puisse enfin s’accomplir.

Or, début août, Rome avait fait part de sa décision au Sénat de Gênes : il s’agissait, disait-on dans la note remise à cette occasion, de rétablir les droits de l’Eglise que l’Etat corse bousculait quelque peu. Et on ne saurait nier en effet que Paoli, chef d’un Etat « né libre et sans concordat » n’ait assez largement empiété sur les droits de l’Eglise dans différents domaines : en matière de justice, de dîmes, de biens ecclésiastiques. Eh bien, dit le Pape, un Visiteur rétablira ces droits, remettra de l’ordre dans les diocèses, veillera au secours spirituel des populations autant qu’à l’administration de l’Eglise et de ses biens.

« Non pas », dit Gênes dans sa réponse du 27 août à la Cour de Rome. « Vous avez écouté les Corses, ce sont des rebelles, leur clergé est infidèle, le document pontifical ne condamne même pas la rébellion, le Visiteur va être obligé de s’entendre avec ces gens-là et ceci est intolérable pour la République ». On parlemente, on discute, mais Gênes ne lève pas ses objections. Finalement, la Congrégation Générale des Cardinaux, réunie le 29 mars 1760, décide de passer outre. Dans l’intervalle, Paoli avait fait comprendre que si le Visiteur nommé ne venait pas en Corse, on aurait été obligé de faire procéder à des élections d’évêques dans chaque diocèse, ce qui, disait-il dans une lettre au Chanoine Ciceretti « sarebbe nuovo, ma proporzionato ai bisogni ».

 

A Rome, on étudie avec soin les modalités du voyage de Mgr De Angelis : on n’ignore pas que les galères génoises montent la garde dans la Tyrrhénienne. Le prélat ne quittera la ville des Papes que le 7 avril 1760. Mais depuis le mois de décembre 1759, le Commandant Carros, de la marine pontificale, étudie l’itinéraire et procède à une répétition générale. Il dispose de deux navires. Objectif : Prunete. Le départ de Civitavecchia a lieu dans le plus grand secret. L’évêque de Segni était-il, ainsi que son assistant, le P. Struzzieri, déguisé en arménien ? Les génois le diront et Rome démentira. Toujours est-il que le Cdt Carros élude la surveillance de quatre felouques de la République, et le 23 avril, jour de la Saint-Alexandre Sauli, Mgr. De Angelis et sa suite prennent pied sur la plage de Prunete, point d’appui maritime de la Corse indépendante. Il y a foule dans la plaine du Campoloro. Si facenu l’evive. En cortège, sous les applaudissements ponctués de salves, le prélat gagne Cervione et s’installe au Palais Episcopal, vacant depuis longtemps. Ghjiseppu Maria Virgitti qui commande les Milices nationales, veillera sur sa sécurité.

Le 29, Ghjiseppu Barbaggi, représentant le Gouvernement, prononcera devant l’envoyé romain le compliment de bienvenue que voici.

« Monsignore,

 

Penetrato dalla più tenera ossequiosa gratitudine S. E. il Signor Generale de Paoli, e Supremo Consiglio di Stato, per la degnazione del Santissimo Padre, di provvedere alle Spirituali indigenze de’ Nostri Popoli colla elezzione in Visitatore Apostolico di un Soggetto fornito di un merito cosi grande… Si congratula con Esso Lei, che le sia confidata la posestà di ristabilire la Libertà  ecclesiastica in questo Regno, ove da gran tempo per le prepotenze de’ nostri nemici languive oppressa… Noi frattanto ci pregeremo di attestare sempre più costante la nostra sommissione e’l nostro ossequio alla chiesa Romana, di cui solo riconosciamo la vera e legitima Sovranità… »

Voici donc que Cervione a maintenant beaucoup plus qu’un évêque : un prélat de sa sainteté, Assistant au Seuil Pontifical et Visiteur Apostolique. Et qu’en conséquence Cervione sera pendant dix ans beaucoup plus qu’un évêché : la capitale religieuse de toute la Corse, et de tous les Corses.

Bafoués, la « Dominante » n’avait pas attendu que le Visiteur touche le sol du Campoloro pour réagir une extrême vigueur. Dès le 14 avril, un édit du Doge, Gouverneurs et Procureurs de la République mettait à prix la personne de Mgr. Cesare Crescenzio De Angelis : six mille écus romains  à qui arrêtera l’évêque de Segni et le remettra aux autorités génoises de l’île qui sont chargées de la transférer dans la Capitale.

«  Essendo pervenuto à nostra notizia, che contro l’espressa Nostra volontà sia clandestinamente arrivato, e che possa arrivare fra breve nel Nostro Regno di Corsica il Vescovo di Segni Cesare Crescenzio De Angelis, abbiamo deliberato un premio di Scudi sei mila romani a chiunque arresterà il detto Vescovo e lo consegnerà in alcuna delle Piazze, Presidi, Postamenti, o Torri guarnite dalla Nostra Truppa, da dove poi sarà Nostra cura di farlo decentemente trasportare a questa Nostra Capitale di Torraforma… »

L’Edit interdisait ensuite, sous les peines les plus graves, à quiconque d’exécuter les ordres ou même de suivre les conseils du délégué de Clément XIII.

Première réaction officielle : celle de la Corse. Un décret du 11 mai 1760, signé Ghjiseppu maria Massesi, Grand Chancelier, et imprimé « in Campoloro », condamne Gênes qui, dit le texte, « ha preteso introdursi nei nostri interessi e dare a divedere al pubblico che ha encora  qualche dominio in un Regno che da gran tempo più non la roconosce per sovrana ». Symboliquement, et en public, un exemplaire de l’édit génois est brûlé sur la place de Corte, le lendemain 12 mai.

Quant au Pape, dès qu’il eut connaissance de l’édit, il assembla un Consistoire, le 7 mai, où l’on convint d’adresser une lettera ortatoria (exhortation) aux gouvernements génois. C’est un document, daté du 14 mai, très modéré dans le ton, qui commence par « Diletti Figli… » et se termine par « alle Nobiltà Vostre diamo affettuosamente l’Apostolica Benedizione ». Le Souverain Pontife y fait part de sa stupeur, de sa « douleur », il explique les raisons de la mission du Visiteur, celles-là mêmes, dit-il, que les Génois ont maintes fois signalées à Rome : « … depravati i costumi, decaduta la disciplina ecclesiastica, violate le sacre cose » (ce qui ne plaira pas, on s’en doute, à Paoli. « Nous n’avons aucunement l’intention d’attenter à vos droits, poursuit le Pape, et voici que vous, « diletti figli, voi da cui meno aspettar si dove, come se un qualche pirata o nunzio di guerra, e non un vescovo della Chiesa e un angelo della pace avessimo mandati in quell’isola… pubblicaste quell’inaspettato editto, ne quale un premio stabiliste a chi ardisse mettere le mani sull’unto del Signore ! »

Dès le lendemain 15 mai, un « breve fulmineo » de Clément XIII déclare l’édit génois « nullo, irrito, invalido, ingiusto, iniquo, ripovato, condannato, vano, da doversi perpetualmente riputare come per non esistente e non fatto ».

Huit jours après, Gênes répliquait en déclarant nul le bref du Pape, et cette guerre d’annulations réciproque aurait pu durer longtemps si Rome avait répondu. Elle s’en garda bien, et attendit dans un silence vexé que les Génois reprennent contact. Ils ne tardèrent pas à le faire, et le 21 juin un mémoire était remis à Rome : on s’excusait, mais on avait été obligé d’agir de la sorte : la mission du Visiteur avait été réclamée par les rebelles, elle portait atteinte aux droits du pouvoir temporel, ect… Gênes, d’ailleurs, expose ses raisons dans des notes diplomatiques à tous les gouvernements européens. Rome en fait autant. Et s’abat alors sur l’Europe une avalanche de correspondance entre Chancelleries, de Cours de Droit international public, de traités de Droit canon, de libelles de casuistique politique. Des milliers de pages sont écrites dans toutes les langues sur les domaines respectifs de l’autorité spirituelle et de l’autorité temporelle. Les recueils de ces textes fourniraient matière aujourd’hui à une volumineuse thèse de Doctorat.

Mais revenons en Corse, et voyons ce qu’y deviennent Mgr de Angelis et sa suite.

Sur ordre du Gouvernement, les trois jours suivant l’arrivée du Visiteur on avait allumé dans chaque piève des feux de joie, et illuminé les fenêtres, et tiré, de plus, une triple slave de mousquetterie. Les « piuvani » avaient exposé le Saint Sacrement pour remercier le Seigneur de la grâce obtenus et implorer son aide divine sur la Nation. Cette lisse est attestée par tous les témoins, et même dans les rapports envoyés à Gênes par le Commissaire de Bastia.

Ceci dit, et parce qu’il se défend précisément de tout rôle politique, le Visiteur refusera la protection des Milices Nationales. Aussi ne se sent-il pas en sécurité. Les sbires, agents et sicaire du pouvoir (génois) ne manquent pas en Corse. L’un d’entre eux, Padinu Peretti, écrit à Gênes : « se la sorte volesse che il Visitatore Apostolico si portasse in queste bande, sia per certo che non risparmierò nè fatica, nè spesa per averlo nelle mani ». Six mille écus, c’est toujours bon à prendre ! La visite pastorale s’annonce mal pour le prélat timoré : il craint aussi qu’on l’empoisonne et, malgré ses dénégations officielles, il accepte en fait l’escorte armée que lui font les Corses. Mieux : entre avril et octobre 1762, se sentant menacé par les Génois qui ont pris la tour de Padulella, il préfère séjourner à Rostino plutôt qu’à Cervione. Son adjoint, Mgr. Struzzieri, n’en mène pas large non plus. Celui-ci, s’étant rendu un jour en mission à Furiani et regagnant Orezza où, au couvent l’attendait le Visiteur, entend tout près de lui siffler les balles. Il avance, et découvre trois des cinq soldats corses commis à sa protection gisant à terre dans leur sang. Le commandant génois de Bastia, ayant appris que l’adjoint du Visiteur se trouvait à Furiani, avait en effet un petit détachement pour le capturer. Mais les soldats génois ayant aperçu les Corses, et craignant d’être découverts, avaient fait feu sur ceux-ci. La vue des ces cadavres, la conscience du danger qu’il avait couru, la pitié pour ces trois malheureux, morts à cause de lui, et la frayeur continuelle sur tout le parcours de Furiani à Orezza, nous dit Mastini, l’historien de la Visite, « gli eccitò un tremore e bollimento di sangue tale, che per due mesi divenne quasi paratilico ».

Mgr de Angelis, qui n’avait que 55 ans, était tombé malade tout au début de son séjour en Corse : la pierre. En août et septembre 1760 il séjourne à Pieve d’Ampugnani où il prend les eaux de Porra. Mais il n’en retire qu’un soulagement relatif puisque le 22 novembre, en visite dans la Pièce de Moriani, il doit se faire transporter sur une chaise. Il continue néanmoins sa mission, mais en 1764, atteint aussi de podagre, il écrit candidement au Secrétaire d’Etat à Rome que si « l’uso del latto di somara » (remède corse) lui a apporté quelque bienfait, il demande cependant à regagner le continent pour y être mieux soigné. Accordé. Le Cardinal Torrigiani suggère trois solutions pour ce retour : navire pontifical, navire anglais loué à Livourne, navire corse. On opte, d’accord avec Paoli, pour la troisième solution, et c’est sur un bateau battant pavillon corse que Mgr De Angelis regagne Civitavecchia le 14 juin 1764. Paoli, écrivant au Cardinal Torrigiani, exprime sa satisfaction pour l’œuvre accomplie par l’envoyé du Saint-Siège, qui ne devait plus revenir et mourut en Italie le 10 septembre 1765.

De Angelis parti, la Visite Apostolique continuait. Le théologien Struzzieri, déjà sur place, prenait le titre de Vicaire Général du Visiteur : titre provisoire, pour rassurer les Corse, en signifiant que rien n’était changé. Mais pour devenir Visiteur titulaire, il importait que Mgr Struzzieri fût consacré évêque. Cela n’était pas possible en Corse, où se trouvait alors le seul évêque de Sagone, Mgr Massoni, malade, et pro-genois. Struzzieri après accords entre Rome et Turin dut gagner Sassari à la sauvette, où il fut consacré dans le plus grand secret : on craignait en effet que le Gouverneur de Bonifacio ne s’assure au passage de la personne du pro-Visiteur. Celui-ci put néanmoins débarquer, en Corse le 1er janvier 1765 et célébrer, le jour de l’Epihanie, un office pontifical à Cervione, recevant l’hommage des ecclésiastiques et des « personnalités » au terme de la cérémonie.

Remarquons encore que le 3 janvier 1765 avait été solennellement ouverte l’Université de Corte et que Struzzieri « per diversi e gravi motivi », nous dit son biographe Ladislao Ravasi, s’était officiellement comporté comme s’il en ignorait l’existence. Par ailleurs, il est offusqué que certains prêtres corses soient toujours armés : il en prescrit le désarmement ; beaucoup de prêtres aussi sont habillés comme tout le monde « di panno nazionale » : il leur enjoint de porter la soutane.

A la mort de De Angelis, en septembre 65, Struzzieri est investi de la dignité de Visiteur Apostolique ; il entreprend aussitôt la visite des Pièves et des paroisses qu’avait négligées son prédécesseur : le Cap Corse, puis au printemps suivant Calenzana et la Cinarca où il se rend par la voie maritime, partout accueilli avec enthousiasme et vénération.

Il repart en septembre et, fin octobre, il annonce avoir terminé la visite des diocèses d’Ajaccio et de Sagone. Il intervient dans l’affaire des dîmes de Vallerustie. Les habitants de cette piève étaient assujettis à un impôt en châtaignes supérieur à celui des autres régions. S’étant vus refuser la réduction par leur évêque, ils se tiennent éloignés des sacrements. Finalement, après bien des démarches, Struzzieri obtient de Rome une mesure de justice.

L’attention du Visiteur va aussi à la formation du clergé séculier : il fait réparer et agrandir le séminaire de Cervione, qui tombait en ruine (cet établissement avait été fondé par St Alexandre Sauli deux siècles auparavant). Les travaux terminés en 1769, alors que Struzzieri croit pouvoir procéder à la réouverture du Séminaire, l’autorité militaire française réquisitionne l’immeuble et en fait une caserne !

Sous l’occupation française, d’ailleurs, Struzzieri « collabore » : il condamne le curé de Guagnu, Circinellu, l’un des derniers  résistants réfugiés dans la montagne ; lui interdit sa paroisse et décide de le dégrader dès qu’il sera capturé et conduit devant les féroces tribunaux de l’occupant. Voici ce qu’écrit à ce propos Struzzieri au cardinal Pallavicini : « Il prete di Guagno vanta che giova far vedere all’Europa che i Corsi non sono tranquilli, non tutti sottomessi, nè contenti della francia nonostante le sue forze ». Monseigneur est en revanche plein de compréhension envers ceux qui font leur soumission et intervient en leur faveur auprès des forces d’occupation.

Avec le clergé régulier, les moines qui avaient eux aussi embrassés la cause de l’indépendance nationale, les Visiteurs eurent fort à faire : les religieux, on l’a vu, élisaient des provinciaux de leur Ordre, ignorant ceux qu’avaient désignés Gênes. Or les Visiteurs ne reconnaissaient que ces derniers. Les élus n’étaient à leurs yeux que des « Vicaires ». Il fallut pour finir que Rome ordonne aux Visiteurs de fermer les yeux sur le titre de Provincial, car les religieux corses n’auraient pas cédé sur ce point de droit.

On n’en finirait pas de relater les difficultés entraînées par la situation particulière de la Corse à cette époque ; celle d’un Etat indépendant et souverain, mais non reconnu par les Puissances. Les Visiteurs sont obligés de marcher sur la corde raide : ils craignent de s’aliéner les Corses, en ce cas adieu la Visite et le contrôle de l’Eglise ! ils ne veulent pas non plus, c’est évident, rompre avec les  puissances dites « légitimes », Gênes puis la France qu’ils craignent comme le feu.

L’affaire Guelfucci est à cet égard édifiante. Le général des Servites avait envoyé en 1763 le P. Bonfiglio Guelfucci, un Corse, inspecter les couvents de l’Ordre dans l’île. Gênes demande l’annulation de cette mission et le rappel de Guelfucci ; menaçant, si satisfaction ne lui était pas donnée, d’expulser tous les Servites de ses Etats. Le Saint-Siège engagea De Angelis à « travailler » Paoli pour qu’il fasse partir Guelfucci. Paoli, au contraire, engagea ce dernier à rester, et les Servites furent expulsés des Etats de Gênes.

Autre affaire d’importance : celle de l’immunité et de la juridiction ecclésiastique. Paoli avait déclaré les Tribunaux d’Etat compétents pour les procès civils où des écclésiastiques étaient partie ; il avait aussi prescrit que les sentences du Visiteur, civiles ou criminelles, ne seraient exécutoires qu’après approbation par le Conseil d’Etat. Enfin, il avait ordonné que les actes des Tribunaux d’Eglise soient rédigés en papier timbré, comme ceux des Tribunaux civils. Struzzieri manifesta beaucoup de mauvaise humeur, mais Paoli fut inflexible sur ces différentes mesures.

Les rapports entre les deux hommes se gâtèrent.

Par ailleurs, l’affaire des Jésuites espagnols acheva de faire comprendre à Struzzieri, malgré qu’il en eût, que la Corse était un Etat souverain. En 1767, suivant l’exemple de la France, l’Espagne venait d’expulser les jésuites. Ceux-ci furent débarqués en Corse, avec l’accord de Gênes, dans les ports occupés par les Français. Ces derniers protestèrent et évacuèrent les ports où ils ne revinrent que sur un ordre de Versailles. Les religieux espagnols demandèrent à Struzzieri d’intercéder auprès de Paoli afin de s’installer dans l’intérieur, ils auraient été mieux que dans les ports franco-génois où on les laissait sans gîte et sans nourriture. Réponse de Paoli :

« Al nostro Governo non è stato dato parte alcuna della missione in Corsica dei Gesuiti spagnoli, nè questi hanno riconosciuto il Governo. In questo stato di cose, il Governo ha finora motivo di riguardarli come sospetti ; avendo il loro indirizzo in Corsica dai nemici della Nazione, non può lore permettere l’ingresso nell’interno ».

Enfin, après le traité scélérat et secret de vente à réméré d’un peuple, passé entre le « roi très chrétien » et la « Superbe » (ces gens avaient une haute opinion d’eux-mêmes), le Visiteur ne manque pas d’admirer le combat héroïque des Corses. Il écrit : « Il popolo combatte con fermezza ed unione mirabile, accompagnate da aborrimento verso i francesi, ma i capi sono incostanti e venali ». Après Pontenovo, il dira : « La caduta dell’isola non è provenuta dalla forza maggiore dei grancesi quanto dall’incostanza e fazione dei Corsi ». Mais il n’en cherche pas moins à se concilier la bienveillance des Français, et envoie ses compliments au Conte de Vaux qui y répond avec froideur.

Clément XIII était mort le 3 février 1769. Clément XIV confirme Struzzieri dans son titre de Visiteur, mais les autorités françaises n’emploient jamais ce titre quand elles s’adressent à Struzzieri : certains documents sont même envoyés à S.E l’ex-Visiteur : Le prélat est humilié, il se sent inutile : Le Conte de Marbeuf n’a que faire d’un envoyé de Rome. Mieux : il lègifère en matière ecclésiastique, et Struzzieri écrit au Cardinal Pallavicini : « Mi crepa il cuore nel veder un Regno, fin qui stato illibatissimo nelle massime e attaccato alla Sta Sede e alla religione, ora adottare un sistema totalmente opposto ».

Si les Français ne veulent plus de Mgr Struzzieri comme « Visiteur », ils ont, semble-t-il disposés à l’accepter comme évêque d’Aleria. Mais l’intéressé ne veut pas de cette charge. Il aspire à s’en aller. Le 22 juillet 1770, il parle dans la Cathédrale aux gens du Campoloro. Les soldats français en garnison à Cervione assistent à la cérémonie. Il fait des adieux poignants, si l’on en croit la chronique, puis gagne Prunete où dix ans auparavant il avait débarqué. Un détachement français lui rend les honneurs. La Visite Apostolique est terminée. Struzzieri obtiendra un évêché dans les Etats du Pape, où il mourra en 1779.

Tel fut l’événement, inscrit dans la période cruciale de notre histoire contemporaine, qui en comprend bien d’autres, intérieurs ou extérieurs. Pour que le St Siège se mît ouvertement en conflit avec un Etat Catholique, il fallait que l’enjeu fût d’importance. Nous avons vu que Rome, ainsi que son représentant en Corse se sont toujours défendus de nourrir d’autres desseins que le salut des âmes et le bien de l’Eglise. Pourtant, à y regarder de plus près, les Ministres de Clément XIII dans l’île, hommes d’église certes, plus que diplomates (il ne fallait surtout pas qu’ils apparaissent comme des « nonces ») ne purent éviter de se trouver mêlés à la partie très serrée de politique internationale qui se jouait alors au sujet de la Corse.

Les droits anciens du St Siège – « L’alto dominio » - que Gênes appelait « i rancidi diritti », nous avons vu que les Corses les évoquaient volontiers. Il ne faudrait pas croire pour autant qu’ils étaient disposés à renoncer à leur souveraineté en faveur des Papes. Le Visiteur écrit à ce sujet au Cardinal Torregiani : « Le but de la Nation corse est de jouir de la liberté, sous la domination du St Siège ». L’objectif des Corses était donc de s’affranchir de la domination génoise. De se placer sous la protection de Rome, cela leur faisait acquérir une couverture de légitimité, et échapper à la réputation de « rebelles » que Gênes leur avait fait.

A maintes reprises, et notamment lors d’une tentative de médiation napolitaine entre Rome et Gênes, la Secrétairerie d’Etat donne à ses représentants en Corse des instructions qui n'ont plus rien à voir avec le seul intérêt du culte. En 1762 un rapport de De Angelis fait état de l’intérêt des puissances dans l’île : « La France a des officiers sur place, l’Espagne et Naples tentent de faire pression sur le Général par l’entremise du père de celui-ci, le Piémont a chargé le Conte Rivarola à Livourne de suivre les affaires de Corse, un colonel Ciavaldini intrigue à Parme ; quant à l’Angleterre, dit De Angelis, fait son possible pour en obtenir la bienveillance ».

En mai 1763 commencent à circuler des bruits de « vente » de la Corse. Rome écrit au Visiteur de redoubler di vigilance. S’il y a un changement de souveraineté, comment se comportera Paoli ? Le Visiteur s’en enquiert auprès de lui, et le prie de le tenir au courant de tout fait nouveau dans le domaine diplomatique, afin que les Etats du Pape puisse dire leur mot. « D’accord, répond Paoli, mais je crains que quand les traités seront signés, vous ne serez plus à temps pour faire valoir vos droits ». C’est en effet un piètre diplomate que ce De Angelis, puisqu’il mande à Rome que les Français ne sont point venus pour soumettre les Corses aux Génois, ni même pour s’emparer de l’île, mais seulement pour exploiter les forêts en vue de reconstituer leur flotte.

En 66, le Cardinal Torregiani croit que les Français jouent contre Gênes, leur alliée, et en faveur des Corses qui, dit-il, sitôt débarrassés des Génois, « se trouneront vers nous » . Il faut donc ménager Paoli. Struzzieri va le trouver. « Agissez, lui dit en substance le Général, faites intervenir votre nonce à Paris, si vous avez des droits, faites-les valoir, réclamer aux Génois ce qui vous appartient ». L’année suivante, nouvelle visite de Struzzieri à Pasquale Paoli. « Soyez assurés, dit Monseigneur, que nous ne vous abandonnerons pas dans l’actuelle conjoncture ». Mais l’accueil de Paoli est froid, presque glacial. Il sait désormais que la France ne lâchera plus sa proie, dès qu’elle aura mis les génois à la porte.

Et, en effet, l’année suivante, après que fut stipulé l’un des , des plus infâmes marché de l’histoire, Paoli pourra écrire, le 29 août : « La républica ci ha venduti come schiavi, la Francia ci vuole come pecore ». La politique romaine, pusillanime, avait enregistré un grave échec. Les objectifs spirituels de la mission n’étaient pas atteints non plus. Sourcilleux sur les droits ecclésiastiques tant qu’il s’agissait du gouvernement corse, le Visiteur dut baisser pavillon, et se taire, face à la hautaine désinvolture des commandants français.

Quand le Visiteur s’embarque à Prunete, c’est le drapeau du St Siège qui est amené pour toujours en Corse. Cent ans après, exactement, ce même drapeau sera amené dans la propre capitale des Papes. Sic transit gloria mundi.

Et Gênes ? orgueilleuse, Superbe, Dominante, Sérénissime… Elle n’avait pas compris que

tous ces abjectifs appartenaient au passé. Ses excessives susceptibilités, ses exceptions de souveraineté dans l’affaire du Visiteur apparaissent, avec le recul du temps, comme injustifiées et quasiment grotesques. Depuis longtemps en décadence, appauvrie, affligée d’une aristocratie obtuse, dépossédée de ses colonies d’Orient : il ne lui en restait qu’une seule, à ses portes. Un peuple voulait y vivre libre. Gênes n’a pas su décoloniser. Elle s’est attachée à des fantasmes de grandeur. « Assai fume, pocu arrostu ». Se voyant incapable de se maintenir en Corse, elle a selon sa tradition mercantile monnayé son effacement. La Révolution française devait, quelques lustres après, supprimer formellement la vieille République. En fait, la Révolution corse lui avait déjà porté des coups mortels.

Pour la Corse enfin, la mission di Visiteur avait été l’occasion de réaffirmer sa souveraineté. Les dirigeants de la Nation ont certes attendu de cette Visite plus qu’ils n’en obtinrent jamais. Le principe de la légitimité qui excluait la Corse du concert des nations joua implacablement. Non moins implacablement Paoli et son gouvernement se comportèrent toujours comme les dirigeants d’un Etat libre. En aucune circonstance, ils ne cédèrent pas la moindre parcelle de leur souveraineté, qui leur venait du peuple.

Pendant dix ans, l’envoyé veilla ici, à Cervione, sur les intérêts et l’administration de l’Eglise. Il y fut toujours traité avec la plus grande déférence. Le clergé corse, lui, s’identifiait à la Nation. Il vivait avec le peuple, et pour le peuple. Spectacle insolite à des yeux de prélats, au temps du triomphalisme et de la sujétion de l’Eglise aux monarchies et aux aristocraties. Comment ne pas penser que ce clergé avait en quelque sorte devancée son siècle, à l’occasion d’un ultime épisode de la vieille lutte du Sacerdoce et de l’Empire, écho maintenant de la querelle des Investitures ?

C’est son honneur que d’avoir clamé cette chrétienne communion du peuple et de ses pasteurs. Ce fut son malheur que de l’avoir fait trop tôt dans une Europe asservie.

Il nous appartient ici, à Cervione, dans le haut lieu de cette belle histoire, de cultiver le souvenir et garder la fierté de notre passé, d’une incomparable noblesse.